LES INSECTES VÉGÉTARIENS
Seul des vivants, l'homme civilisé sait manger ; entendons par là qu'il met de l'apparat aux affaires de gueule. Il a cuisine savante, art raffiné des sauces. Avec un luxe de vaisselle, il solennise ses repas. Il pontifie à table, il y pratique des rites, des cérémonies. En ses banquets, il veut de la musique et des fleurs afin de mastiquer somptueusement sa part de bête morte. L'animal n'a pas ces travers. Tout simplement il se repaît, ce qui pourrait bien être après tout le vrai moyen, de ne pas se détériorer. Il prend sa réfection, et cela lui suffit. Il mange pour vivre, et divers parmi nous vivent avant tout pour manger.
L'estomac de l'homme est un gouffre où s'engloutit toute chose mangeable. Celui de l'insecte végétarien est une officine méticuleuse où ne sont admises que des bouchées scrupuleusement déterminées. Chaque convive du banquet végétal a sa plante, son fruit, sa capsule, sa graine qu'il exploite passionnément, dédaigneux des autres vivres, seraient-ils de valeur pareille.
L'insecte carnassier, au contraire, affranchi des étroites spécialités, se repaît de toute chair. Le Carabe doré trouve à son goût la Chenille, la Mante, le Hanneton, le Lombric, la Limace et tout autre gibier. Les Cerceris amassent, pour leurs vers, des bourriches de Curculionides et de Buprestes, sans distinction d'espèces. De son côté, la Bruche ne connaît que son pois et sa fève ; le Rhynchite doré, que la prunelle ; le Larin maculé, que le globule azuré de son petit chardon ; le Balanin des noisetiers, que son aveline ; le Charançon dont on vient de lire l'histoire, que la capsule de l'Iris des marais. Ainsi des autres. Le végétarien est un spécialiste à courtes vues ; le carnassier, un émancipé qui généralise.
Jadis, avec un succès qui faisait mes délices d'observateur, j'ai changé le régime de diverses larves carnassières. A qui vivait de Curculionides, j'ai servi des Criquets ; à qui vivait de Criquets, j'ai servi des Diptères. Mes nourrissons acceptaient sans hésiter la victuaille, inconnue de leur race et ne s'en portaient pas plus mal ; mais je ne me chargerais pas d'élever une chenille avec le premier feuillage venu ; plutôt que d'y toucher, elle se laisserait périr de faim.
Mieux affinée que celle du végétal, la matière animale permet à l'estomac de passer d'un mets à l'autre sans graduelle accoutumance, tandis que celle de la plante, relativement fruste, exige apprentissage de la part du consommateur. Transmuer de la chair de mouton en chair de loup est oeuvre aisée, quelques retouches secondaires y suffisent ; mais faire de la chair de mouton avec des herbages est travail de haute chimie digestive, pour lequel ne sont pas de trop les quatre estomacs du ruminant. S'il est carnivore, l'insecte est donc capable de varier son régime, tous les gibiers étant équivalents.
La nourriture végétale amène d'autres conditions. Avec ses farineux, ses huiles, ses essences, ses épices, souvent ses toxiques, chaque plante essayée serait innovation périlleuse que ne se permettra pas l'insecte, rebuté dès les premières bouchées. A ces dangereuses nouveautés, combien est préférable l'immuable mets consacré par les antiques usages. Voilà pourquoi, sans doute, l'insecte végétarien est fidèle à sa plante.
Comment s'est faite cette répartition des biens de la terre entre les consommateurs ? N'espérons guère le savoir ; le problème est trop au-dessus de nos moyens de recherche. Tout au plus, l'expérimentation aidant, nous est-il permis de sonder un peu ce coin de l'inconnu, de rechercher à quel point est fixé le manger de l'insecte, et de noter les variations de régime, s'il y en a. Ainsi se recueilleront des données que l'avenir utilisera pour acheminer la question plus loin.
Sur la fin de l'automne, j'avais mis en volière deux couples de Géotrupe stercoraire, avec abondant monceau de vivres vénus du mulet. Aucun projet de ma part concernant mes captifs ; je les avais logés par vieille habitude de ne pas laisser perdre une occasion. Le hasard me les avait mis sous la main, le hasard fera le reste.
Avec les somptueuses provisions dont je les avais gratifiés, les Géotrupes avaient largement de quoi vaquer à leurs affaires de famille. Sans autre intervention de ma part, tout l'hiver ils furent oubliés. Aux approches du renouveau, en une heure de loisir, ma curiosité me vint de les visiter. Par les faces latérales du logis, faces consistant en treillis métallique, il avait plu comme à la rue ; et, les eaux ne trouvant pas à s'écouler à travers le plancher du fond, la terre de la volière était devenue boue.
Les saucissons alimentaires, ouvrage des parents, étaient malgré tout nombreux, mais en quel piteux état ! Délavés par les pluies, lessivés jusqu'à l'intérieur par de continuelles infiltrations, ils tombaient en loques si je les dérangeais de leur place. Chacun néanmoins, dans la chambre délabrée du bout inférieur, contenait un oeuf pondu vers la fin de l'automne ; et cet oeuf, épargné par les boues glacées de l'hiver, était, si rebondi, si luisant de santé, qu'une prochaine éclosion paraissait évidente.
Que donner aux vermisseaux qui vont sortir de là ? Je n'ose compter sur les ruines des saucissons réglementaires. Autant vaudrait donner aux nouveau-nés un bout de vieille corde. Que faire ? Usons d'un artifice insensé, servons un mets de notre invention, absolument inconnu chez les Géotrupes.
Avec des feuilles pourrissant à terre, feuilles de noisetier et de cerisier, de marronnier, d'orme, de cognassier et autres, se prépare la pâtée de mes vers. Je les mets ramollir dans l'eau, puis les découpe en fines lanières imitant le tabac à fumer. L'oeuf est déposé au fond d'une éprouvette, et par-dessus je tasse une colonne de mon hachis foliaire. Comme termes de comparaison, d'autres oeufs sont logés de façon pareille, mais avec l'ingrate provende des conserves normales lessivées par les pluies.
L'éclosion se fait dans les premiers jours de mars. J'ai sous les yeux, au sortir de l'oeuf, la larve qui tant me surprit lorsque, pour la première fois, il y a bien des années, je la reconnus estropiée. Ayant à revenir sur cette étrange aberration, je me bornerai à dire quelques mots de la tête, remarquablement volumineuse, gonflée qu'elle est des muscles moteurs des cisailles mandibulaires, cisailles façonnées en tailloirs, avec crénelures à l'extrémité et robuste éperon à la base. Il suffit de voir cette armure dentaire pour reconnaître dans le nouveau-né un consommateur, que ne rebuteront pas les fibres ligneuses. Avec pareil engin d'émiettement, un fétu de paille doit être brioche.
J'assiste aux premières bouchées. Je m'attendais à des hésitations, à des recherches inquiètes au milieu de vivres insolites, dont jamais Géotrupe apparemment n'a fait usage. Il n'en est rien. Le consommateur de saucisses en bouse accepte d'emblée les saucisses en feuilles mortes, et avec un tel entrain que, dès la première séance, je suis convaincu du succès de ma bizarre entreprise.
Comme début, le vermisseau trouve à sa portée le bâtonnet d'une nervure. Il le happe, le tourne, le retourne à l'aide des palpes et des pattes antérieures ; doucement il le grignote par un bout. Tout y passe. Suivent d'autres morceaux, gros ou menus indifféremment. Aucun choix ; ce que les mandibules rencontrent est grugé. Et cela indéfiniment, toujours avec un appétit inaltérable, si bien que l'insecte parvient sans encombre à l'état parfait. Lorsque le dos a pris le noir d'ébène et le ventre le violet améthyste, je donne la liberté à mon Géotrupe. Je suis émerveillé de ce qu'il vient de m'apprendre.
Une épreuve inverse s'imposait. Un bousier prospère avec des feuilles pourries ; obtiendrai-je le même succès en nourrissant de bouse un consommateur de détritus foliaires ? Dans le monceau de feuilles mortes que j'entasse dans un coin du jardin pour obtenir du terreau, sont cueillies douze larves de Cétoine dorée, parvenues à demi-grosseur. Je les établis dans un bocal, sans aucune nourriture que du crottin de mulet, convenablement, rassis par une aération de quelques jours sur la grand-route. La victuaille stercorale est très bien acceptée par le futur hôte des roses. Je ne parviens pas à reconnaître des signes d'hésitation et de répugnance. A demi sec, le filandreux rogaton du mulet est consommé non moins bien que le feuillage bruni par la pourriture. Un second bocal contient des larves normalement alimentées. Entre les deux groupes, nulle différence sous le rapport de l'appétit et de l'apparence de santé. De part et d'autre enfin la transformation régulièrement s'accomplit.
Ce double succès amène une réflexion. Certes, le ver de la Cétoine n'aurait qu'à perdre s'il s'avisait d'abandonner son tas de feuilles mortes pour venir exploiter sur la grand-route le monceau du mulet ; il quitterait l'abondance inépuisable, la douce moiteur, la sécurité profonde, et trouverait en échange provende mesquine, périlleuse, foulée sous les pieds des passants. Il ne commettra pas cette folie, si alléchant que soit l'attrait d'un mets nouveau.
Pour le ver du Géotrupe c'est une autre affaire. Sans être rare en pleine campagne, le crottin des bêtes de somme est fort loin de se rencontrer partout. Il se trouve principalement sur les routes qui, encroûtées de macadam, opposent au forage des terriers un obstacle invincible. Les feuilles mortes, à demi pourries, cela s'amoncelle au contraire partout, en quantités inépuisables. De plus, elles abondent en terrain meuble, d'excavation aisée. Si elles sont trop sèches, rien n'empêche de les descendre à telle profondeur où la fraîcheur du sol leur donnera la souplesse requise. On n'est pas Géotrupe, troueur de terre, pour rien. Un silo descendant à un empan de plus que ne le font les terriers habituels serait excellente officine de macération.
Puisque les larves de Géotrupe prospèrent avec une colonne de feuilles pourries, comme en témoignent mes expérimentations, il semble donc que le préparateur de saucisses en bouse aurait grand avantage à modifier légèrement son métier, à remplacer la matière stercorale par du feuillage fermenté. La race s'en trouverait mieux, deviendrait plus nombreuse, parce que les vivres abonderaient en des points de parfaite sécurité.
Si le Géotrupe n'en fait rien, s'il n'a même jamais essayé de le faire en dehors de mes éducations artificielles, c'est que le régime alimentaire n'est pas simplement déterminé par les appétits des consommateurs. Des lois économiques réglementent le manger, et chaque espèce a son lot, afin que rien ne reste sans emploi dans le trésor de la matière organisable.
Donnons-en quelques exemples. Le Sphinx Atropos (Acherontia Atropos Lin.), le curieux papillon qui porte sur le dos un vague dessin de tête de mort, a pour lot de sa chenille le feuillage de la Pomme de terre. C'est un étranger, venu apparemment de l'Amérique avec sa plante nourricière. J'ai essayé d'élever sa chenille avec diverses plantes appartenant, comme la Pomme de terre, à la famille des Solanées. La Jusquiame, la Stramoine, le Tabac ont été obstinément refusés, malgré la fringale témoignée lorsque était servie la normale pâture.
Les violents alcaloïdes dont ces végétaux sont saturés expliqueraient peut-être ce refus. Ne sortons pas alors du vrai genre Solanum ; aux toxiques trop accentués substituons la solanine, de moindre violence. Sont refusés les feuillages de la Tomate (Solanum lycopersicum), de l'Aubergine (Solanum melongena), de la Morelle à fruits noirs (Solanum nigrum), de la Morelle à fruits safranés (Solanum villosum). Sont acceptées, au contraire, avec le même, appétit que la Pomme de terre, la Morelle laciniée (Solanum laciniatum), originaire de la Nouvelle-Zélande, et la triviale Douce-Amère de nos pays (Solanum dulcamara).
Ces résultats contradictoires me laissent perplexe. Puisqu'il faut à la chenille de l'Atropos nourriture épicée de solanine, pourquoi, dans le même genre Solanum, certaines espèces sont-elles gloutonnement broutées et les autres refusées ? Serait-ce pour cause d'un dosage inégal de solanine, ici plus faible et là plus abondant ? Serait-ce pour d'autres motifs ? Je m'y perds.
La superbe chenille du Sphinx des Euphorbes, la Belle, comme la nomme Réaumur, est étrangère à ces inexplicables préférences. Toute espèce lui est bonne, pleurant, de ces blessures, le suc des Tithymales, le laitage blanc à saveur de feu. Dans mon voisinage, on la trouve fréquente sur la grande Euphorbe du pays, l'Eupharbia characias ; mais elle se comptait pareillement sur les espèces de moindre taille, par exemple, sur l'Euphorbia serrata et sur l'Euphorbia Gerardiana.
Sous mes cloches d'éducation, elle prospère avec la première Euphorbe venue. En dehors de ces mets caustiques, dont nulle autre qu'elle ne voudrait, tout le teste lui est odieux. De l'insipide Laitue de nos jardins, de la Menthe poivrée, des crucifères riches d'essence sulfurée, de la Renoncule caustique et autres végétaux plus ou moins pimentés, elle se détourne, dédaigneuse. Elle veut exclusivement l'Euphorbe, dont le laitage corroderait tout autre gosier que le sien. Pour se repaître délicieusement de pareilles âcretés, il faut être prédisposé, la chose est évidente.
Les consommateurs adonnés aux fortes épices ne sont pas d'ailleurs rares. Le ver, par exemple, du Brachycerus algirus est passionné de l'aioli comme le paysan provençal ; il fait ses graisses dans un bulbille de l'ail, sans autre nourriture.
Il y a mieux. Il m'est arrivé de trouver les larves de je ne sais quel insecte dans la noix vomique, le terrible poison dont s'assaisonnent les saucisses municipales destinées à la destruction des chiens errants et des loups. Ces consommateurs de strychnine ne s'étaient certes pas habitués par degrés à ce mets redoutable ; ils périraient dès la première bouchée s'ils n'avaient à leur service un estomac fait exprès.
Ce goût exclusif pour tel ou tel autre végétal, tantôt bénin et tantôt vénéneux, a de nombreuses exceptions. Il y a des insectes végétariens omnivores. Le calamiteux Criquet voyageur broute toute verdure, nos vulgaires acridiens dépointent tout brin de gazon indistinctement. Captif dans une cage pour la joie des enfants, le Grillon champêtre fait régal d'une feuille de laitue ou d'endive, mets nouveaux qui lui font oublier les coriaces gramens de ses pelouses.
En avril, sur les vertes berges des chemins, se rencontre par escouades une disgracieuse créature obèse, d'un noir bronzé, qui, tracassée, fait la tortue, se contracte en globule. Elle chemine lourdement sur six débiles pattes, tandis que le bout de l'intestin, devenu pied supplémentaire, fait office de levier et pousse en avant. C'est la larve d'une grosse Chrysomèle noire (Timarcha tenebricosa Fab.), trivial insecte qui, pour sa défense, dégorge un crachat orangé.
J'ai pris plaisir, ce dernier printemps, à suivre au pâturage un troupeau de ces larves. La plante préférée était une rubiacée, le Galium verum, à l'état de jeunes pousses. Chemin faisant étaient broutées non moins bien des plantes diverses : des chicorées surtout, Pterotheca nemausensis, Chondrilla juncea, Podospermum laciniatum ; des légumineuses, Medicago falcata, Trifolium repens. Les âcres condiments ne rebutaient point le troupeau. Une Euphorbe de Gérard est rencontrée traînant à terre son inflorescence. Quelques larves s'y arrêtent et en broutent les tendres sommités, avec le même appétit que le trèfle. En somme, la larve cul-de-jatte et pansue varie beaucoup son ordinaire.
Les exemples de semblables omnivores en matières herbacées surabondent ; il est inutile de s'y arrêter davantage. Passons aux exploiteurs de matières ligneuses. La larve de l'Ergates faber vit exclusivement dans les souches pourries du pin ; la hideuse chenille du papillon mal à propos dénommé Cossus exploite les vieux saules, en compagnie de l'Egosome. Ce sont des spécialistes.
Le petit Capricorne, Cerambyx cerdo, confie ses vers à l'Aubépine, au Prunellier, à l'Abricotier, au Laurier-Cerise, tous arbres et arbustes de la famille des Rosacées. Il varie un peu son domaine, tout en restant fidèle à la végétation ligneuse caractérisée par un vague relent d'acide prussique.
La Zeuzère, l'élégante et grosse phalène blanche à taches bleues, généralise davantage. Elle est le fléau de la plupart des arbres et arbustes de mon enclos. Je trouve sa chenille dans le lilas surtout, puis dans l'orme, le platane, le cognassier, la boule-de-neige, le poirier, le marronnier. Elle s'y creuse, montant toujours, des galeries rectilignes qui, d'une tige de la grosseur d'un fort col de bouteille, font un fragile étui bientôt cassé par les assauts de la bise.
Revenons aux spécialistes. La Saperde Carcharias exploite le peuplier noir et n'accepte autre chose, pas même le peuplier blanc ; la Saperde ponctuée a pour domaine l'orme ; la Saperde scalaire est fidèle au cerisier mort. Le grand Capricorne loge ses vers dans le chêne, tantôt le rouvre et tantôt l'yeuse. Ce dernier, d'éducation facile avec des quartiers de poire comme nourriture et des rondins de bois pour l'établissement de la famille, s'est prêté à une expérience de quelque intérêt.
Je cueille les oeufs que l'oviducte pointu et tâtonnant de la pondeuse a insinués dans les anfractuosités de l'écorce. Ma récolte me permet des essais variés. Dès l'éclosion, les nouveau-nés accepteront-ils le premier bois venu ? Tel est le problème.
Je fais choix de tronçons fraîchement coupés et mesurant un diamètre de deux à trois travers de doigt. Il y a là le Chêne vert, l'Orme, le Tilleul, le Robinier, le Cerisier, le Saule, le Sureau, le Lilas, le Figuier, le Laurier, le Pin. Pour éviter des chutes qui troubleraient les vermisseaux naissants s'il leur fallait errer en recherche du point à forer, j'imite de mon mieux les conditions naturelles. La pondeuse Capricorne loge ses oeufs, un par un, deçà, delà, dans les fissures de l'écorce ; elle les y fixe au moyen d'un léger vernis. Semblable encollage ne m'est pas permis; mon enduit compromettrait peut-être la vitalité du germe ; mais je peux recourir à l'appui stable d'une ride. De la pointe du canif je pratique cette ride, c'est-à-dire une menue fossette où l'oeuf plonge à demi. Cette précaution me réussit à souhait.
En peu de jours, les oeufs éclosent sans chute, chacun à l'endroit déterminé par la pointe de mon canif. J'assiste, émerveillé, aux premiers frétillements de croupe, aux premiers coups de rabot, de la débile bestiole qui, traînant encore à l'arrière la blanche coque de son oeuf, attaque cette ingrate matière, l'écorce et le bois. Du jour au lendemain, chaque vermisseau disparaît sous le couvert d'une fine vermoulure, résultat du travail accompli. La taupinée est très petite encore, en rapport avec la faiblesse de l'excavateur. Laissons faire. Pendant une paire de semaines, nous la verrons grossir jusqu'à représenter à peu près le volume d'une prise de tabac. Puis tout s'arrête. La vermoulure n'augmente plus, sauf sur le chêne.
Cette activité du début, la même partout, à travers des milieux si différents d'arôme et de saveur, donnerait à penser d'abord que le jeune Cérambyx est doué d'un estomac de haute complaisance et peut s'alimenter du Figuier pleurant âpre laitage, du Laurier aromatisé d'essence, du Pin imprégné de résine, aussi bien que du Chêne assaisonné de tanin. La réflexion nous détourne de cette erreur. Maintenant l'animalcule ne mange pas ; il travaille à se faire un gîte profond où il puisse consommer tranquille.
Examinée à la loupe, la vermoulure l'affirme : cette poussière n'a pas suivi le canal digestif ; elle n'a pris aucune part à l'alimentation. C'est une farine d'émiettement sous le tranchoir des mandibules, et rien d'autre.
L'appétit venu et la profondeur requise atteinte, le vermisseau se met enfin à manger. S'il trouve sous la dent le mets traditionnel, l'aubier du chêne, à saveur astringente, il se gorge et digère ; s'il ne trouve rien de pareil, il s'abstient. Tel est à coup sûr le motif qui fait croître le tas de vermoulure sur le tronçon de chêne et le laisse indéfiniment stationnaire sur les autres.
Au fond de leurs petites galeries, que font les vermisseaux soumis à un jeûne rigoureux faute de vivres à leur convenance ? En mars, six mois après l'éclosion, je m'en suis informé. J'ai fendu les rondins. Les petits vers s'y trouvent, non accrus, mais toujours guillerets, dodelinant si je les tracasse. Cette persistance de la vie en des chétifs sans nourriture est faite pour surprendre. Elle remet en mémoire les vers de l'Attelabe qui, éprouvés par la sécheresse estivale dans leurs tonnelets faits d'un lambeau de feuilles de chêne, cessent de manger et somnolent, voisins de la mort, des quatre et des cinq mois, jusqu'à ce que les pluies d'automne aient ramolli leur provende.
Si je faisais pleuvoir moi-même, chose en mon pouvoir dans la mesure des nécessités d'un ver, si j'assouplissais les rigides tonnelets et les rendais comestibles par une courte immersion dans l'eau, les reclus reprenaient vie, s'alimentaient et continuaient, sans autre encombre, leur évolution de larves. De même, après six mois de jeûne au sein de tronçons ligneux inacceptables, les vers du Capricorne auraient repris vigueur et activité si je les avais déménagés et mis en présence d'un rondin de chêne tout frais. Je ne l'ai pas fait, tant le succès me paraissait certain.
J'avais en vue d'autres projets. Je tenais à savoir combien de temps se prolongerait la halte de la vie. Un an après l'éclosion, je visite de nouveau mes pièces. Cette fois, j'ai dépassé la mesure. Toutes les larves sont mortes, réduites à un granule brun ; seules celles du chêne sont vivantes et déjà grandelettes. L'expérience est concluante : le grand Capricorne a pour domaine le Chêne ; tout autre arbre est fatal à son ver.
Résumons ces détails, qu'il serait aisé d'augmenter indéfiniment. Parmi les insectes végétariens, il y en a d'omnivores ; entendons par là qu'ils sont aptes à s'alimenter de plantes très variées, mais non de toutes indifféremment, cela va de soi. Ces consommateurs de victuailles non définies sont les moins nombreux. Les autres se spécialisent, qui plus et qui moins. A tel convive du grand banquet des bêtes convient une famille végétale, un groupe, un genre assaisonné de certains alcaloïdes ; à tel autre il faut une plante déterminée, tantôt fade et tantôt de haute saveur ; un troisième exige une semence hors de laquelle plus rien, n'a de valeur ; les suivants réclament qui sa capsule, son bourgeon, sa fleur, qui son écorce, sa racine, son rameau. Ainsi de tous, tant qu'ils sont. Chacun a ses goûts exclusifs, étroitement limités, au point de refuser le proche équivalent de la chose acceptée.
Crainte de nous égarer dans l'inextricable cohue du banquet entomologique, considérons à part nos deux Capricornes, le Cerambyx heros et le Cerambyx cerdo. Rien de plus ressemblant que les deux longuement encornés ; le petit est l'exacte effigie du grand. Considérons aussi les trois Saperdes mentionnées plus haut. Elles ont même configuration, ainsi que les pièces sorties de moules semblables, à tel point qu'on les confondrait si des différences de taille et surtout de coloration n'affirmaient des espèces distinctes.
La théorie nous dit : nos deux Capricornes et leurs congénères dérivent d'un tronc commun, ramifié en divers sens par le travail des siècles. De même nos trois Saperdes et les autres sont des variations d'un type primitif. Les ancêtres des Capricornes, des Saperdes, et des Longicornes en général descendent à leur tour d'un lointain précurseur, qui lui-même descendait de etc., etc. Encore un plongeon dans les ténèbres du passé, et nous touchons aux origines de la série zoologique. Qui débute ? Le Protozoon. Avec quoi ? Avec une goutte glaireuse. Toute la suite des vivants provient, de proche en proche, de ce premier grumeau coagulé.
En imagination, c'est superbe. Mais les faits observables, seuls dignes d'être admis dans les sévères archives de la science, les faits corroborés par l'expérimentation ne vont pas aussi vite que le Protozoon. Ils nous disent : le manger étant le facteur primordial de la vie, les aptitudes stomacales devraient se transmettre par héritage atavique encore mieux que la longueur des antennes, la coloration des élytres et autres détails d'ordre très secondaire. Pour amener l'état de choses actuel, si varié de régime, les précurseurs se sont nourris d'un peu de tout. Ils devraient avoir légué à leur descendance l'alimentation omnivore, cause éminente de prospérité.
La communauté d'origine forcément entraînerait la communauté du manger. Au lieu de cela, que voyons-nous ? Chaque espèce a ses goûts étroitement limités, sans rapport avec les goûts des espèces voisines. Avec une parenté par filiation, il est absolument impossible de comprendre pourquoi, de nos deux Capricornes, l'un a pour lot le Chêne, et l'autre l'Aubépine, le Laurier-Cerise ; pourquoi de nos trois Saperdes, la première exige le Peuplier noir, la seconde l'Orme, la troisième le Cerisier mort. Cette indépendance des estomacs affirme hautement l'indépendance des origines. Ainsi dit le simple bon sens, non toujours bien accueilli des théories aventureuses.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème, Chapitre 11.