LA LYCOSE DE NARBONNE
L'Epeire étonnante d'industrie pour donner à sa ponte un logis d'incomparable perfection, devient après insoucieuse de sa famille. Pour quels motifs ? Le temps lui fait défaut. Elle doit périr aux premiers froids, tandis que les oeufs sont destinés à passer l'hiver dans leur douillette cabine. Par la force même des choses, l'abandon du nid est inévitable. Mais si l'éclosion était précoce et se faisait du vivant de l'Epeire, celle-ci, je me le figure, rivaliserait de dévouement avec l'oiseau.
Ainsi me l'affirme le Thomisùs onustus Walck., gracieuse araignée qui ne tisse pas de filet, pratique la chasse à l'affût et marche de côté à la manière des crabes. J'ai parlé ailleurs de ses démêlés avec l'Abeille domestique qu'elle jugule en la mordant à la nuque.
Habile dans la prompte mise à mort de sa proie, la petite araignée crabe n'est pas moins versée dans l'art des nids. Je la trouve établie sur un troène de l'enclos. Là, au sein d'une grappe fleurie, elle ourdit, la luxueuse, une pochette de satin blanc, ayant la forme d'un menu dé à coudre. C'est le récipient des oeufs. Un opercule rond et plan, en tissu feutré, clôture l'embouchure.
Au-dessus de ce plafond s'élève une coupole de fils tendus et de fleurettes fanées, tombées de la grappe. C'est le belvédère, la guérite de la surveillante. Une ouverture, toujours libre, donne accès à ce poste. Là se tient en permanence l'araignée, bien amaigrie, presque sans ventre depuis la ponte. A la moindre alerte, elle sort, lève la patte sur l'étranger de passage et l'invite d'un geste à se tenir au large. L'importun mis en fuite, vite elle rentre chez elle.
Et que fait-elle, là-dedans sous sa voûte de fleurettes desséchées et de soie ? Nuit et jour, de son pauvre corps étalé à plat, elle fait bouclier sur le trésor des oeufs. Le manger est oublié. Plus de stations à l'affût, plus d'abeille saignée à blanc. Immobile et recueillie, l'araignée est en pose d'incubation ; entendons par là qu'elle est couchée sur ses oeufs. En sa rigoureuse signification, le terme d'incubation ne dit pas autre chose.
La poule couvant n'est pas mieux assidue ; mais elle est de plus un calorifère qui, de sa douce température, éveille les germes à la vie. Pour l'araignée, la chaleur du soleil suffit, et cela seul m'empêche de dire qu'elle couve.
Deux à trois semaines, de plus en plus ridée par l'abstinence, la petite araignée ne se distrait de sa pose. Arrive l'éclosion. D'une ramille à l'autre, les jeunes tendent quelques fils en courbes d'escarpolette. Les mignons funambules s'y exercent quelques jours au soleil ; puis ils se dispersent, chacun occupé de ses petites affaires.
Regardons alors la guérite du nid : la mère s'y trouve toujours, mais cette fois inerte. La dévouée a eu la joie de voir naître sa famille ; elle est venue en aide aux faibles pour franchir l'opercule, et, ses devoirs accomplis, tout doucement elle est morte. La poule n'arrive pas à ce degré d'abnégation.
D'autres aranéides font encore mieux. Telle est la Lycose de Narbonne où Tarentule à ventre noir (Lycosa narbonensis Walck.), dont les prouesses ont été racontées dans un précédent volume. Rappelons son terrier, son puits de l'ampleur d'un col de bouteille, creusé dans les terrains caillouteux aimés du thym et des lavandes. L'embouchure a pour margelle un bastion de graviers et de débris ligneux cimentés de soie. Rien autre autour de la demeure, ni toile, ni lacets d'aucune sorte.
De sa tourelle, haute d'un pouce, la Lycose guette le Criquet passant; elle bondit, poursuit la proie et l'immobilise soudain d'une morsure à la nuque. La consommation de la pièce se fait sur place ou bien dans le repaire, consommation que ne rebutent pas les téguments coriaces de l'acridien. La robuste chasseresse n'est pas une buveuse de sang comme l'Epeire: il lui faut aliment solide, qui craque entre les mâchoires. C'est le chien dévorant son os.
Tenez-vous à l'amener au jour du fond de son puits ? Introduisez une fine paille dans le terrier et agitez.
Inquiète de ce qui se passe là-haut, la recluse accourt, monte et s'arrête, menaçante, à quelque distance de l'orifice. On voit briller dans l'ombre ses huit yeux, semblables à des diamants ; on voit bâiller ses puissants crocs venimeux, prêts à mordre. Qui n'a pas l'habitude de cette horreur, remontant de dessous terre, ne peut se défendre d'un frisson. Brrr ! laissons la bête tranquille.
Le hasard, mesquine ressource, fait parfois très bien les choses. Au commencement du mois d'août, les enfants m'appellent au fond de l'enclos, tout heureux d'une trouvaille qu'ils viennent de faire sous le couvert des romarins. C'est une superbe Lycose, à ventre énorme, signe d'une ponte prochaine.
Au milieu du cercle de curieux, l'aranéide bedonnante gravement dévore quelque chose. Et quoi ? Les restes d'une Lycose un peu moindre de taille, les restes de son mâle. C'est la fin du drame qui termine les épousailles.
L'amante mange son amant. Je laisse les rites matrimoniaux s'accomplir dans leur pleine horreur, et quand le dernier morceau du malheureux est grugé, j'incarcère la terrible matrone sous une cloche surmontant une terrine pleine de sable.
Dix jours plus tard, de bon matin, je la surprends en préparatifs de gésine. Sur le sable, dans l'étendue à peu près de la paume de la main, un réseau de soie est d'abord filé, tout grossier, informe, mais solidement fixé. C'est le plancher sur lequel va opérer l'araignée.
Voici que sur cette base, qui garantira du sable, la Lycose travaille une nappe ronde, de l'ampleur d'une pièce de deux francs et faite d'une superbe soie blanche. D'un mouvement doux, isochrone, comme réglé par les rouages d'une fine horlogerie, le bout du ventre s'élève, s'abaisse, en touchant chaque fois un peu plus loin le plan d'appui, jusqu'à ce que soit atteinte l'extrême portée de la mécanique.
Alors, sans déplacement de l'araignée, l'oscillation reprend en sens inverse. A la faveur de ce va-et-vient, entrecoupé de nombreux contacts, s'obtient un segment de la nappe en un tissu très correct. Cela fait, l'araignée se déplace un peu suivant une ligne circulaire, et le métier fonctionne de la même façon sur un autre segment.
La rondelle de soie, sorte de patène à peine concave, maintenant ne reçoit plus rien des filières dans sa partie centrale ; seule la zone marginale augmente d'épaisseur. La pièce devient ainsi une écuelle à cuvette hémisphérique entourée d'un large bord plat.
C'est le moment de la ponte. D'une seule et rapide émission, les oeufs, glutineux et d'un jaune pâle, sont déposés dans la cuvette, où leur ensemble se moule en un globe qui fait largement saillie hors de la cavité. Les filières de nouveau fonctionnent. A petits coups, le bout du ventre s'élevant et s'abaissant comme pour le tissage de la nappe ronde, elles voilent l'hémisphère à découvert. Le résultat est une pilule enchâssée au centre d'un tapis circulaire.
Les pattes, inoccupées jusqu'ici, actuellement travaillent. Elles harponnent et rompent un à un les fils qui maintiennent la nappe ronde tendue sur le grossier réseau d'appui. En même temps les crochets saisissent cette nappe, la soulèvent petit à petit, l'arrachent de sa base et la rabattent sur le globe des oeufs .
L'opération est laborieuse. Tout l'édifice s'ébranle, le plancher se détache, souillé de sable. De rapides manoeuvres des pattes refoulent à distance ces lambeaux impurs. Bref, par violentes secousses des crochets qui tiraillent, par coups de balai des pattes qui expurgent, la Lycose extirpe le sac aux oeufs et l'obtient parfaitement net, libre de toute adhérence.
C'est une pilule de soierie blanche, douce au toucher et tenace. Le volume en est celui d'une moyenne cerise. Suivant l'équateur, le regard attentif reconnaît un pli que la pointe d'une aiguille peut soulever sans rupture. Cet ourlet, en général peu distinct du reste de la surface, n'est autre que le bord de la nappe circulaire rabattu sur l'hémisphère inférieur. L'autre hémisphère, par où se fera la sortie des jeunes, est moins fortifié : il a pour unique enveloppe le tissu filé sur les oeufs immédiatement après la ponte.
A l'intérieur, rien d'autre que les oeufs. Nul matelas, nul douillet édredon comparable à celui des Epeires. La Lycose, en effet, n'a pas à prémunir la ponte contre les rudesses de l'hiver, car l'éclosion doit se faire bien avant l'arrivée des froids. Pareillement le Thomise, à famille précoce, se garde bien de se mettre en frais inutiles : il donne à ses oeufs, comme protection, une simple bourse de satin.
Toute une matinée, de cinq heures à neuf, s'est continué le travail de filature et puis d'arrachement. Moulue de fatigue, la mère enlace des pattes sa chère pilule et se tient immobile.
Pour aujourd'hui je n'en verrai pas davantage. Le lendemain, je retrouve l'araignée portant le sac aux oeufs appendu à son arrière.
Désormais, jusqu'à l'éclosion, elle ne quitte plus le précieux fardeau, qui, fixé aux filières par un bref ligament, traîne et ballotte à terre. Avec ce faix qui lui bat les talons, elle vaque à ses affaires ; elle marche ou se repose ; elle cherche sa proie, l'attaque, la dévore. Si quelque accident détache la besace, c'est tôt fait que de la remettre en place. Les filières la touchent en un point quelconque, et cela suffit : à l'instant l'adhérence est rétablie.
La Lycose est casanière. Elle ne sort de chez elle que pour happer quelque gibier passant dans ses domaines de chasse, à proximité du terrier. En fin août, toutefois, il n'est pas rare de la rencontrer qui vagabonde et promène sa besace à l'aventure. Ses hésitations donnent à penser qu'elle est en recherche de son domicile momentanément abandonné et difficile à retrouver.
Pourquoi ces excursions ? Les motifs en sont la pariade et puis la confection de la pilule. Au fond du terrier, le large manque ; il y a juste place pour l'araignée en longue méditation. Or les préparatifs du sac aux oeufs exigent un vaste plancher, un réseau d'appui de l'ampleur de la main environ, comme vient de nous l'apprendre ma prisonnière sous cloche. Dans son puits, la Lycose ne dispose pas d'une telle étendue ; de là, pour elle, la nécessité de venir au dehors et de travailler sa besace en plein air, sans doute aux heures tranquilles de la nuit.
La rencontre du mâle semble pareillement exiger la sortie. Menacé d'être mangé, osera-t-il s'engouffrer dans l'antre de sa belle, au fond d'un repaire où la fuite serait impossible ? C'est douteux. La prudence veut que les affaires se passent hors du logis. Là du moins quelque chance reste d'une retraite précipitée qui mettra le téméraire hors des atteintes de l'atroce épousée.
L'entrevue en plein air amoindrit le péril sans l'exclure tout à fait. Le témoignage nous en est donné par la Lycose surprise dévorant son amoureux à la surface du sol, en un point de l'enclos qui, remué par la culture, ne pouvait convenir à l'établissement de l'araignée. Le terrier devait se trouver à quelque distance, et la rencontre du couple s'était faite sur les lieux mêmes du tragique dénouement. Non assez prompt à déguerpir, malgré l'étendue libre, le mâle était mangé.
Après cette ripaille de cannibale, la Lycose regagne-t-elle son domicile ? Peut-être non, de quelque temps. D'ailleurs il lui faudrait sortir une seconde fois pour le travail de la pilule sur une esplanade d'étendue suffisante.
L'ouvrage terminé, certaines s'émancipent, veulent voir un peu le pays avant la réclusion finale. Ce sont elles que l'on rencontre parfois errant sans but et traînant leur sacoche. Tôt ou tard, cependant, les vagabondes rentrent au logis, et le mois d'août n'est pas fini que de chaque terrier le frôlement d'une paille fait remonter une mère avec la besace appendue. Il m'est loisible de m'en procurer autant que j'en désire et de me permettre avec elles certaines expériences d'un haut intérêt.
C'est un spectacle à voir que celui de la Lycose traînant après elle son trésor, ne le quittant jamais, ni de jour ni de nuit, pendant le repos aussi bien que pendant la veille, et le défendant avec une audace qui en impose. Si je cherche à lui prendre le sac, elle le presse en désespérée sur sa poitrine, s'agrippe à mes pinces, les mord de ses crocs venimeux. J'entends le grincement des poignards sur le fer. Non, elle ne se laisserait pas ravir impunément la besace si mes doigts n'étaient munis d'un outil.
Tiraillant et secouant du bout des pinces, j'enlève sa pilule à la Lycose qui proteste, furieuse. Je lui jette en échange celle d'une autre Lycose. Aussitôt happée des crochets et enlacée des pattes, elle est appendue à la filière. Bien d'autrui ou de soi-même, c'est tout un pour l'aranéide, qui s'en va fièrement avec la besace étrangère. C'était à prévoir, d'après l'identité des pilules échangées.
Une épreuve d'un autre genre, avec un deuxième sujet, rend la méprise plus frappante. Au sac légitime que je viens d'enlever, je substitue l'ouvrage de l'Epeire soyeuse. Si la coloration et la souplesse du tissu sont les mêmes de part et d'autre, la forme est bien différente. L'objet soustrait est un globe ; l'objet offert est un conoïde surbaissé, étoilé de saillies anguleuses sur le bord de sa base. L'araignée ne tient compte de cette disparité. Brusquement elle se colle aux filières la singulière sacoche, et la voilà satisfaite, comme en possession de sa vraie pilule. Mes scélératesses d'expérimentateur n'ont d'autre conséquence qu'un charroi passager. Quand vient l'heure de l'éclosion, précoce pour la Lycose, tardive pour l'Epeire, l'aranéide dupée abandonne le sac étranger et n'y accorde plus attention.
Sondons plus avant la stupidité de la besacière. A la Lycose que je viens de priver de sa ponte, je jette une bille de liège, grossièrement polie à la lime et de volume équivalent à celui de la pilule dérobée. L'objet subéreux, si différent de la bourse de soie, est accepté sans scrupule aucun. De ses huit yeux où brille l'éclair des gemmes, la bête cependant devrait reconnaître sa méprise. La stupide n'y prend garde. Amoureusement elle enlace la bille de liège, la caresse des palpes, la fixe aux filières et désormais la traîne comme elle traînerait son véritable sac.
Donnons à une autre le choix entre le faux et le réel. La pilule légitime et la bille de liège sont déposées à la fois dans l'arène du bocal. L'araignée saura-t-elle reconnaître ce qui lui appartient ? La sotte en est incapable. Elle se précipite, fougueuse, et saisit au hasard, tantôt son bien, tantôt mon perfide produit. Ce qui, du premier élan est touché devient bonne prise, aussitôt appendue.
Si j'augmente le nombre des billes de liège, si j'en mets quatre ou cinq parmi lesquelles se trouve la vraie pilule, il est rare que la Lycose reprenne son bien. D'information, de choix, il n'y en a pas. Ce qui est happé au hasard est gardé, bon ou mauvais. L'artificielle pilule de liège étant la plus fréquente, c'est elle aussi dont l'araignée s'empare le plus souvent.
Cet enténèbrement de la Lycose me déconcerte. La bête serait-elle dupée par le mol contact du liège ? Je remplace les billes subéreuses par des pelotes de coton ou de papier, qu'assujettissent en leur forme ronde quelques liens de fil. Les unes et les autres sont très bien acceptées en remplacement du vrai sac enlevé.
Serait-ce tromperie par le fait de la coloration, blonde dans le liège et comparable à la teinte du globe soyeux sali d'un peu de terre ; blanche dans le papier et le coton et alors identique à celle de la pilule nette ? En échange de son ouvrage, je donne à la Lycose une pelote en fil de soie, choisie d'une belle teinte rouge, la plus voyante des couleurs. L'extraordinaire pilule est acceptée et jalousement gardée, non moins bien que les autres.
Laissons tranquille la porteuse de besace ; nous en savons assez sur son pauvre intellect. Attendons l'éclosion, qui se fait dans la première quinzaine de septembre. A mesure qu'ils émergent de la pilule, les jeunes, au nombre d'une paire de centaines environ, grimpent sur le dos de l'araignée et s'y tiennent immobiles, serrés l'un contre l'autre, en une sorte d'écorce de ventres rondelets et de pattes emmêlées. Sous ce mantelet vivant, la mère est méconnaissable. L'éclosion terminée, la besace, guenille vide, est détachée des filières et abandonnée.
Ils sont bien sages, les petits ; aucun ne bouge, ne cherche à se faire place plus grande aux dépens des voisins. Que font-ils là, si tranquilles ? Ils se laissent doucement voiturer. Tels les petits de la Sarigue. Qu'elle médite longuement au fond de son repaire ou qu'elle vienne à l'orifice prendre un peu le soleil lorsque le temps est doux, la Lycose, jusqu'au retour de la belle saison, ne quitte plus sa houppelande de marmaille.
S'il m'arrive, au fort de l'hiver, en janvier et février, de fouiller dans les champs sa demeure, après les assauts des pluies, des neiges et des gelées qui, le plus souvent, ont démantelé le bastion de l'entrée, je trouve l'araignée chez elle, toujours vigoureuse et toujours chargée de sa famille. Six à sept mois pour le moins dure, non interrompue, cette éducation en véhicule. La célèbre porteuse américaine, la Sarigue, émancipant ses fils après quelques semaines de charroi, fait pauvre figure à côté de la Lycose.
Que mangent-ils, les petits, sur l'échine maternelle ? Rien, que je sache. Je ne les vois pas grossir. Tels ils étaient en sortant du sac, tels je les retrouve à l'époque tardive de leur émancipation.
Pendant la mauvaise saison, la mère elle-même est d'une extrême sobriété. De loin en loin, elle accepte, dans mes bocaux, un criquet retardataire que j'ai capturé, à son intention, dans les abris les mieux ensoleillés. Pour se maintenir en vigueur, telle que l'exhument mes fouilles hivernales, elle doit, donc parfois rompre son jeûne et venir dehors à la recherche d'une proie, sans quitter, bien entendu, son mantelet vivant.
L'expédition a ses dangers. Frôlés par un brin d'herbe, des petits peuvent choir à terre. Que deviennent les culbutés ? La mère en a-t-elle souci ? Leur vient-elle en aide pour regagner l'échine ? En aucune manière. Les tendresses d'un coeur d'araignée réparties entre quelques cents doivent donner quote-part bien faible. D'un jeune tombé de sa place, de six, de la totalité, la Lycose ne s'inquiète guère. Impassible, elle attend que les éprouvés se tirent eux-mêmes d'affaire, ce qu'ils font du reste, et très prestement.
Avec un pinceau, je balaye la famille entière de l'une de mes pensionnaires. Nul signe d'émoi, nulle recherche de la part de la dépouillée. Après avoir un peu trottiné sur le sable, les délogés rencontrent, qui d'ici, qui de là, l'une quelconque des pattes de la mère, largement étalées à la ronde. Avec ces mâts d'ascension, ils regrimpent là-haut, et vite le groupe dorsal se reforme. Pas un ne manque à l'assemblée. Ils savent à merveille leur métier d'acrobates, les fils de la Lycose ; la mère n'a pas à se préoccuper de leur chute.
Autour d'une araignée chargée de sa famille, je fais choir, en la balayant du pinceau, la famille d'une autre. Prestement les délogés grimpent aux pattes et montent sur le dos de la nouvelle mère, qui, bénévole, les laisse faire comme s'ils lui appartenaient.
La place manque sur le ventre, station réglementaire, déjà occupée par les vrais fils. Les envahisseurs se campent alors sur l'avant, cernent le thorax et changent la porteuse en une horrible pelote où ne se reconnaît plus tournure d'araignée. De la part de l'accablée, cependant, aucune protestation contre cet excès de famille. Placide, elle accepte et promène le tout.
De leur côté, les jeunes ne savent distinguer le permis du défendu. Eminents acrobates, ils montent sur la première araignée venue, d'espèce différente, pourvu qu'elle soit de belle taille. Je les mets en présence d'une grosse Epeire, portant croix blanche sur fond orangé pâle (Epeira pallida Oliv.). Aussitôt délogés du dos de la Lycose leur mère, les petits, sans hésiter, escaladent l'étrangère.
Intolérante de pareilles familiarités, l'aranéide secoue la patte envahie et rejette au loin les importuns. L'assaut reprend opiniâtre, si bien qu'une douzaine parvient à se hisser là-haut. Non faite au chatouillement de telle charge, l'Epeire se renverse sur le dos et se vautre à la manière du baudet en un moment de prurit. Il y a des éclopés et même des écrasés. Cela ne décourage pas les autres, qui reprennent l'escalade dès que l'Epeire s'est remise sur pieds. Puis autres culbutes et autres frictions sur l'échine, jusqu'à ce que, mise à mal, la marmaille étourdie laisse en paix l'araignée.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 23.