LE MINOTAURE TYPHÉE
LA MORALE
C'est le moment de récapituler les mérites du Minotaure. Lorsque finissent les grands froids, il se met en quête d'une compagne, s'enterre avec elle, et désormais lui reste fidèle malgré ses fréquentes sorties et les rencontres qui peuvent en résulter. D'un zèle que rien ne lasse, il vient en aide à la fouisseuse, destinée à ne jamais sortir de chez elle jusqu'à l'émancipation de la famille. Un mois durant et davantage, il charge les déblais des fouilles sur sa hotte fourchue ; il les hisse au dehors, toujours patient, jamais découragé par la rude escalade. Il laisse à la mère le travail modéré du râteau excavateur, il garde pour lui le plus pénible, l'exténuant charroi dans une galerie étroite, très haute et verticale.
Puis le terrassier se fait récolteur de victuailles ; il va aux provisions, il amasse de quoi vivront les fils. Pour faciliter l'ouvrage de sa compagne qui épluche, stratifie et comprime les conserves, il change encore de métier et se fait triturateur. A quelque distance du fond, il concasse, il émiette les trouvailles durcies par le soleil ; il en fait semoule et farine qui pleuvent à mesure dans la boulangerie maternelle. Finalement, épuisé d'efforts, il quitte le logis et va mourir à l'écart, en plein air. Vaillamment il a rempli son devoir de père de famille ; il s'est dépensé sans compter pour la prospérité des siens.
De son côté, la mère ne se laisse détourner de son ménage. Sa vie durant, elle ne sort de chez elle : domi mansit, comme disaient les anciens au sujet des matrones modèles ; domi mansit, pétrissant ses pains cylindriques, les peuplant d'un oeuf, les surveillant jusqu'à l'exode. Lorsque viennent les liesses de l'automne, elle remonte enfin à la surface, accompagnée des jeunes, qui se dispersent à leur guise pour festoyer aux lieux fréquentés des moutons. Alors, n'ayant plus rien à faire, la dévouée périt.
Oui, au milieu de l'indifférence générale des pères pour les fils, le Minotaure est, à l'égard des siens, d'un zèle bien remarquable. Oublieux de lui-même, non séduit par les ivresses du printemps, alors qu'il ferait si bon voir un peu le pays, banqueter avec les confrères, lutiner les voisines, il s'opiniâtre au travail sous terre, il s'exténue pour laisser un avoir à sa famille. Lorsqu'il raidit pour la dernière fois ses pattes, celui-là peut se dire : « J'ai fait mon devoir, j'ai travaillé. »
Or, d'où sont venues à ce laborieux telle abnégation et telle ferveur pour le bien-être des siens ? On nous dit qu'il les a acquises par un lent progrès du médiocre au meilleur, du meilleur à l'excellent. Des circonstances fortuites, aujourd'hui contraires, demain favorables, ont été ses maîtres. Il a appris comme le fait l'homme, par l'expérience ; lui aussi évolue, progresse, s'améliore.
Dans sa petite cervelle de bousier ; les leçons du passé laissent empreintes durables, qui, mûries par le temps, germent en actes mieux combinés. Le besoin est la suprême inspiration des instincts. Aiguillonné par la nécessité, l'animal est de lui-même son ouvrier ; par ses propres énergies, il s'est fait tel qu'il nous est connu, avec son outillage et son métier. Ses moeurs, ses aptitudes, ses industries sont les intégrales d'infiniment petits acquis sur la route sans limites de la durée.
Ainsi dit la théorie, grandiose au point de séduire tout esprit indépendant, si la creuse résonance des mots ne remplaçait la pleine sonorité du réel. Interrogeons à cet égard le Minotaure. Certes il ne nous révélera pas l'origine des instincts ; il laissera le problème aussi ténébreux que jamais ; du moins il pourra projeter quelque lueur en un petit recoin, et tout lumignon, si vacillant soit-il, doit être le bienvenu dans la noire caverne ou nous conduit la bête.
Le Minotaure exploite exclusivement les crottins de mouton ; il les lui faut, en vue de sa famille, desséchés, racornis par une longue exposition au soleil. Ce choix est bien étrange, lorsque les autres collecteurs stercoraires exigent des produits frais. Ni le Scarabée, ni le Copris, ni l'Onthophage, ni aucun des autres, ne font cas de pareille provende. A tous, grands et petits, modeleurs de poires ou fabricants de saucisses, il faut absolument matière plastique, riche de sa pleine sapidité.
Au porteur de trident, il faut l'olive pastorale, la dragée du mouton tarie de tous ses sucs. Tous les goûts sont de ce monde ; il convient de ne pas en discuter. Cependant on aimerait à savoir pourquoi, lorsque tant de victuailles tendres et juteuses, venues du mouton ou d'ailleurs, abondent autour de lui, le bousier à trident choisit ce que les autres dédaignent. S'il n'y a pas en lui prédilection innée pour tel mets, comment a-t-il abandonné l'excellent, où il avait part comme les autres, pour adopter le médiocre, non utilisé ailleurs ?
N'insistons pas. Toujours est-il que, d'une façon ou de l'autre, au Minotaure est échu le lot des pilules sèches. Cette donnée admise, le reste se déroule avec une pressante logique. La nécessité, instigatrice du progrès, semble avoir acheminé pas à pas le Minotaure mâle à ses fonctions de collaborateur. Le père d'autrefois, un oisif comme il est de règle parmi les insectes, est devenu fervent travailleur parce que, d'essai en essai, la race s'en est bien trouvée.
Que fait-il de sa récolte ? Sobrement il s'en nourrit lorsque la fraîcheur du terrier a quelque peu ramolli les ingrates pièces ; copieusement il les carde en un feutre où il s'ensevelit l'hiver pour se défendre du froid. Mais ce sont là les moindres emplois de son butin ; l'essentiel est l'avenir de la famille.
Or jamais le ver, si débile d'estomac en ses débuts, ne mordrait sur pareils croûtons, laissés tels quels. Pour qu'ils soient acceptés et trouvés excellents, une préparation est indispensable, qui les affine en mollesse et sapidité. En quelle officine se cuisinera la chose ? Evidemment sous terre, seule station où règne une moiteur constante, sans excès d'humidité contraire à l'hygiène. La qualité des vivres amène donc le terrier.
Et ce terrier doit être profond, très profond, afin que les torridités estivales ne puissent jamais atteindre les provisions et les mettre hors d'usage en les desséchant. Le ver est lent à se développer ; il n'atteindra la forme adulte, qu'en septembre. Dans sa crypte, il lui faut braver impunément la période la plus chaude et la plus aride de l'année, sans péril d'un pain trop rassis. Un mètre et demi de profondeur n'est pas de trop pour se soustraire, lui et son manger, à l'averse de feu des mois caniculaires.
La mère est de force à creuser seule pareil puits, si bas qu'il se prolonge. En sa fouille tenace, nul ne lui viendra en aide ; mais il faut en même temps amener au dehors les déblais, afin que la galerie soit toujours libre. Ainsi le commandent d'abord le va-et-vient de l'approvisionnement, et plus tard la facile émersion des fils.
Excavation et charroi, ce serait trop pour un seul ; la saison ne suffirait pas à telle besogne. Alors, longtemps couvée par les événements annuels, une éclaircie se fait dans l'intellect du bousier. Le père se dit : « Venons en aide, les choses iront mieux et plus vite. J'ai trois cornes qui me serviront de hotte. Mettons-nous au service de la fouisseuse, hissons là-haut les terres remuées. »
La collaboration à deux est trouvée, le ménage se fonde. D'autres soins, d'urgence non moins grande, affermissent le pacte. Les victuailles du Minotaure, compactes pièces, doivent d'abord être dilacérées, concassées et réduites en parcelles qui se prêteront mieux à l'élaboration du gâteau final. Après le passage au moulin, la matière doit être soigneusement stratifiée en cylindre, où la fermentation achèvera de développer les qualités requises. Le tout est lent et minutieux travail.
Pour abréger et profiter du mieux de la belle saison, on se met donc à deux. Le père cueille au dehors la provende brute. A l'étage supérieur, il fait semoule de sa récolte. A l'étage inférieur, la mère reçoit la mouture, l'épluche, la dispose en colonne, couche par couche doucement tapotée. Elle pétrit la pâte dont son compagnon fournit la farine. A elle le pétrin, à l'autre le moulin. Ainsi, par la division du travail, s'accélère le résultat et se tire le meilleur parti possible de la brièveté des jours.
Jusque-là tout est bien. Auraient-ils appris leur métier à l'école des siècles par des essais de leur invention, de loin en loin heureux, les deux collaborateurs ne se comporteraient pas autrement. Mais voici que les affaires se gâtent ; il y a un revers de médaille affirmant le contraire de ce que dit la face.
Le gâteau qui vient de se préparer est la ration d'un ver, absolument d'un seul. La prospérité de la race en exige davantage. Or, qu'arrive-t-il ? Il arrive qu'une fois la première ration préparée, le père quitte le logis ; le mitron abandonne la boulangère et va trépasser au loin. Les fouilles faites dans la campagne au commencement d'avril me donnent toujours les deux sexes, le père dans le haut du logis, occupé des pilules à moudre, la mère tout au fond, travaillant les vivres empilés. Un peu plus tard, la mère est toujours seule ; le père a disparu.
La ponte n'étant pas terminée, la survivante doit, sans aide, continuer l'ouvrage. Le profond terrier, si dispendieux en temps et en fatigue, est prêt, il est vrai ; est prête aussi la niche du premier-né de la famille ; mais il reste à pourvoir les suivants, qu'il serait avantageux d'élever aussi nombreux que possible. L'établissement de chacun exige que la femelle, sédentaire jusque-là, sorte fréquemment. La casanière se fait quêteuse ; elle va cueillir des pilules dans le voisinage, les amène au puits, les emmagasine, les pétrit, les empile en cylindre.
Et c'est en ce moment d'activité maternelle que le père abandonne le domicile ! Il donne pour excuse la décrépitude. Ce n'est pas le bon vouloir qui lui manque, c'est la vie. Il se retire à regret, usé par l'âge.
On pourrait lui répondre : puisque l'évolution, de progrès en progrès, t'a fait inventer le ménage d'abord, sublime trouvaille, puis la profonde crypte, favorable en été au bon état des conserves ; la trituration, qui assouplit, dompte l'aride ; la mise en saucisse, où la matière fermente et se bonifie ; cette même évolution ne pouvait-elle t'enseigner à prolonger la vie de quelques semaines ? A l'aide d'une sélection des mieux conduites, l'affaire ne paraît pas impraticable. Dans l'un de mes appareils, le mâle a persisté jusqu'au mois de juin, après avoir mis à la disposition de sa compagne un trésor de pilules.
Il serait pareillement en droit de dire : « Le mouton n'est pas toujours bien généreux. La récolte est maigre aux alentours du terrier, et quand j'ai roulé dans le puits les quelques victuailles disponibles, je dépéris vite, usé par l'inaction. Si dans l'appareil savant mon collègue a vécu jusqu'en juin, c'est qu'il avait autour de lui des richesses inépuisables. Emmagasiner à souhait lui rendait la vie douce, le travail assuré lui valait de longs jours. N'étant pas aussi bien pourvu que lui, je me laisse périr d'ennui lorsque est finie ma pauvre récolte dans le voisinage. »
Soit, mais tu as des ailes, tu as l'essor. Que ne vas-tu à quelque distance ! Tu y trouverais de quoi satisfaire ta passion d'amasser. Tu n'en fais rien. Pourquoi ? Parce que le temps ne t'a pas enseigné l'art fructueux des expéditions à quelques pas de ta demeure. Comment se fait-il que, pour venir en aide à ta compagne jusqu'à la fin des travaux, tu ne saches pas encore te maintenir vaillant quelques jours de plus, et récolter un peu loin à la ronde ?
Si l'évolution qui, dit-on, t'a instruit dans ton métier difficile, t'a laissé cependant ignorer ces détails de haute importance et d'exécution aisée après un peu d'apprentissage, c'est qu'elle ne t'a rien appris du tout, ni ménage, ni terrier profond, ni boulangerie. Ton évolution est permanence. Tu t'agites dans un cercle de rayon inextensible ; tu es et tu resteras ce que tu étais lorsque fut descendue en cave la première pilule.
Cela n'explique rien. D'accord, mais savoir ignorer donne du moins équilibre stable et repos à notre inquiète curiosité. Nous touchons à la falaise de l'inconnaissable. Sur cette falaise devrait se graver ce que le Dante met sur la porte de son Enfer : Lasciate oghi speranza. Oui, nous tous qui, escaladant l'atome, nous figurons monter à l'assaut de l'univers, laissons ici l'espérance. Le sanctuaire des origines ne s'ouvrira pas.
En vain, dans l'énigme de la vie, nous plongeons la sonde, nous n'atteignons jamais l'exacte vérité. Le crochet des théories ne rapporte que des illusions, acclamées aujourd'hui comme le dernier mot du savoir, rejetées demain comme fausses et remplacées par d'autres, tôt ou tard reconnues erronées à leur tour. Où donc est-elle, cette vérité ? Semblable à l'asymptote des géomètres, fuit-elle à l'infini, poursuivie par notre curiosité, qui s'en rapproche toujours sans jamais l'atteindre ?
La comparaison conviendrait si notre science était une courbe à marche régulière ; mais elle progresse et recule, elle monte et descend, elle s'infléchit en sinuosités, elle se rapproche de son asymptote, puis brusquement s'en éloigne. Il peut lui arriver de la croiser, mais sans y prendre garde. La pleine possession du vrai nous échappe.
Toujours est-il que le couple Minotaure, autant que l'observation nous permet de l'entrevoir, est d'un zèle bien remarquable à l'égard de la famille. Il faudrait remonter bien haut dans la série animale pour trouver des exemples pareils. A peine l'oiseau et le vêtu de poils nous en fourniraient d'équivalents.
Si telles choses se passaient, non dans le monde des bousiers, mais dans le nôtre, nous dirions que c'est de la morale, et de la belle morale. L'expression serait ici déplacée. La bête n'a pas de morale. L'homme seul la connaît, la formulant, l'améliorant à mesure que le renseignent les éclaircies de la conscience, ce délicat miroir où se concentre ce qu'il y a de mieux en nous.
La marche de ce progrès, le plus élevé de tous, est d'extrême lenteur. Lorsqu'il eut tué son frère, le premier meurtrier, Caïn, dit-on, réfléchit quelque peu. Etait-ce remords de sa part ! Apparemment non, mais plutôt appréhension d'un poing plus fort que le sien. La crainte du mauvais coup rendu fut le commencement de la sagesse.
Et cette crainte était fondée, car les successeurs de Caïn furent singulièrement habiles dans l'art des engins homicides. Après le poing, le bâton, la massue, le caillou lancé parla fronde. Le progrès amena la flèche et la hache en silex ; plus tard, le coutelas de bronze, la pique de fer, le glaive d'acier. La chimie se mêla de l'affaire. A elle la palme de l'extermination. De nos jours, les loups de la Mandchourie pourraient nous dire quels abattis de chair humaine les explosifs perfectionnés leur ont valus.
Que nous réserve l'avenir ? On n'ose y songer. Amoncelant à la racine des montagnes picrate sur dynamite, panclastite sur fulminate et autres explosifs mille fois plus puissants, que la science, toujours en marche, ne manquera pas d'inventer, en viendra-t-on à faire sauter la planète ? Affolés par la secousse, les éclats anguleux de la motte terrestre, s'en iront-ils en tourbillons, semblables à celui des Astéroïdes, ruines apparemment d'un monde disparu ? Ce serait la fin de belles et nobles choses, mais ce serait aussi la fin de bien des laideurs et, de bien des misères.
De nos jours, en pleine floraison matérialiste, voici que la physique travaille précisément à démolir la matière. Elle en pulvérise l'atome, le subtilise jusqu'à le faire disparaître, mué en énergie. Le bloc tangible et visible n'est qu'apparence ; en réalité tout est force. Si le savoir de l'avenir parvenait à remonter en grand aux origines primordiales de la matière, quelques assises de roche, soudainement dissociées en énergie, disloqueraient la terre en chaos de puissance. Alors se réaliserait la grande image littéraire de Gilbert :
Et d'ailes et de faux dépouillé désormais.
Sur les mondes détruits le temps dort, immobile.
Mais ne comptons pas trop sur ce remède héroïque. Cultivons notre Jardin, comme nous le conseille Candide ; arrosons notre carré de choux et acceptons les choses telles qu'elles sont.
La nature, sauvage nourrice, ignore la pitié. Après les avoir dorlotés, elle saisit ses petits par la patte, les fait virer en un mouvement de fronde et les écrabouille contre le roc. C'est sa manière de modérer les encombrements de sa fécondité.
La mort, encore passe, mais à quoi bon la souffrance ? Lorsqu'un chien enragé met en péril la sécurité publique, parlons-nous de le supplicier atrocement ? Nous l'abattons d'un coup de fusil ; nous ne torturons pas, nous nous défendons. Naguère cependant, la justice, en grand apparat de robes rouges, faisait écarteler, rompre sur la roue, griller sur des fagots, brûler dans une chemise soufrée : elle prétendait faire expier la faute par l'horreur de la torture. La morale a bien progressé depuis ; de nos jours, la conscience mieux clarifiée nous impose de traiter le scélérat avec la même mansuétude que le chien enragé. On le supprime sans de stupides raffinements de cruauté.
Un jour viendra même, semble-t-il, où le meurtre juridique disparaîtra de nos codes ; au lieu de tuer, on s'efforcera de guérir l'infirmité criminelle. Le virus du crime sera combattu comme ceux de la fièvre jaune et de la peste. Mais à quand ce respect absolu de la vie humaine ? Lui faudra-t-il, pour éclore, des cent et des mille ans ? Peut-être bien, tant la conscience est lente à déposer sa bourbe.
Depuis qu'il y a des hommes sur la terre, la morale est encore loin d'avoir dit son dernier mot même au sujet de la famille, le groupe sacré par excellence. L'antique paterfamilias est despote chez lui. Il régit son entourage à la façon du troupeau de son domaine ; il a droit de vie et de mort sur ses enfants, il en dispose à sa guise, les troque pour d'autres, les vend comme esclaves, les élève pour lui et non pour eux. La primitive législation est à cet égard d'une brutalité révoltante.
Cela s'est depuis considérablement amélioré, sans abolir en plein l'antique sauvagerie. En manque-t-il chez nous pour lesquels la morale se réduit à la peur des gendarmes ? N'en trouverions-nous pas de nombreux qui élèvent leurs enfants, comme on le fait des lapins, pour en tirer profit ? Il a fallu formuler en loi sévère les voeux de la conscience afin de sauvegarder l'enfant, jusqu'à treize ans, de l'enfer des fabriques où, pour quelques sous, s'étouffait l'avenir du pauvre petit.
Si la bête n'a pas de morale, d'acquisition laborieuse et toujours en travail d'amélioration dans le cerveau des penseurs, elle a ses commandements, imposés dès l'origine, immuables, impérieux et gravés dans son être non moins bien que le besoin de respirer et de se nourrir. En tête de ces commandements sont les soins maternels. Puisque la vie a pour but primordial la continuation de la vie, faut-il encore que les fragiles débuts de l'existence soient rendus possibles. C'est la charge des mères d'y veiller.
Aucune n'y manque. Les plus bornées déposent au moins leurs germes en des lieux propices, où les nouveau-nés trouveront d'eux-mêmes de quoi vivre. Les mieux douées allaitent, abecquent, approvisionnent, construisent des nids, des loges, des pouponnières, chefs-d'oeuvre souvent d'exquise délicatesse. Mais en général, dans la série des insectes surtout, les pères se désintéressent de la descendance. Ainsi faisons-nous quelque peu de notre côté, non encore bien dépouillés de la vieille rudesse.
Le décalogue nous ordonne d'honorer père et mère. Rien de mieux, s'il n'était muet sur les devoirs du père envers les fils. Il parle comme parlait autrefois le despote du clan familial, le paterfamilias, rapportant tout à lui et médiocrement soucieux des autres. Assez tard on a compris que le présent se doit à l'avenir, et que le premier devoir du père est de préparer les fils aux âpres luttes de la vie.
D'autres, parmi les plus humbles, nous ont devancés. D'une inspiration inconsciente, ils ont d'emblée magnifiquement résolu le problème paternel, encore nébuleux chez nous. Le père Minotaure notamment, s'il avait voix délibérative en ces graves affaires, amenderait notre décalogue. En de frustes versiculets imités de ceux du catéchisme, il y inscrirait :
Tes enfants tu élèveras
Du mieux possible et vaillamment.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 4.