LE MINOTAURE TYPHÉE
PREMIER APPAREIL D'OBSERVATION
Jadis les Géotrupes, cousins du Minotaure, me valaient une délicieuse rareté : la longue association à deux, le vrai ménage, travaillant de concert au bien-être des fils. D'un même zèle, Philémon et Baucis, comme je les appelais alors, préparaient le logis et les vivres. Philémon, plus vigoureux, comprimait les conserves sous la poussée de ses brassards, Baucis exploitait le monceau de la surface, choisissait le meilleur et descendait, par brassées, de quoi confectionner l'énorme saucisson. C'était superbe, la mère épluchant, le père comprimant.
Un nuage jetait de l'ombre sur l'exquis tableau. Mes sujets occupaient une volière où toute visite exigeait, de ma part, une fouille, discrète, il est vrai, mais suffisante pour effrayer les travailleurs et les immobiliser. Prodigue de patience, j'obtenais de la sorte une série d'instantanés que la logique des choses, délicat cinématrographe, assemblait après en scène vivante. Je désirais mieux ; j'aurais voulu suivre le couple en action continue, du commencement à la fin de l'ouvrage. Je dus y renoncer, tant il me parut impossible d'assister, sans fouilles perturbatrices, aux mystères du sous-sol.
Aujourd'hui revient l'ambition de l'impossible. Le Minotaure s'annonce comme un émule des Géotrupes ; il paraît même leur être supérieur. Je me propose d'en suivre les actes sous terre, à la profondeur d'un mètre et davantage, tout à mon aise, sans distraire en rien l'insecte de ses occupations. Il me faudrait ici le regard du lynx, capable, dit-on, de sonder l'opaque, et je n'ai que l'ingéniosité pour essayer de voir clair dans le ténébreux. Consultons-la.
La direction du terrier me fait déjà entrevoir que mon projet n'est pas tout à fait insensé. En ses fouilles de nidification, le Minotaure descend suivant la verticale. S'il opérait à l'aventure, en des voies désordonnées, l'excavation exigerait un sol illimité, hors de proportion avec les moyens dont je dispose. Eh bien, son invariable verticale m'avertit que je n'ai pas à me préoccuper de la masse sablonneuse disponible, mais uniquement de la profondeur de la couche. Dans ces conditions, l'entreprise n'est pas déraisonnable.
J'ai, de fortune, un tube de verre depuis longtemps détourné de la chimie et mis au service de l'entomologie. La longueur en est d'un mètre environ, et le calibre de trois centimètres. S'il est tenu vertical, il suffira, ce me semble, au terrier du Minotaure. Je le ferme d'un bout avec un bouchon, je le remplis d'un mélange de sable fin et de terre argileuse fraîche, mélange que je tasse par couches avec une baguette de fusil. Cette colonne sera le terrain livré au travail du fouisseur.
Mais il faut la tenir d'aplomb et la compléter avec divers accessoires nécessaires au bon fonctionnement. A cet effet, trois bambous sont implantés dans la terre d'un grand pot à fleurs. Assemblés au sommet, ils forment un trépied, charpente de soutien pour tout l'édifice. Au centre de la base triangulaire, le tube est dressé. Une petite terrine dont j'ai percé le fond reçoit en haut l'embouchure, qui déborde un peu et permet une couche de terre s'élevant au niveau de la margelle. Ainsi, autour de l'orifice du puits, sera représentée l'aire où l'insecte pourra vaquer à ses affaires, soit pour rejeter les déblais de la galerie, soit pour cueillir les vivres environnants. Enfin, une cloche de verre, enchâssée dans la terrine, met obstacle à l'évasion et conserve le peu d'humidité nécessaire. Des cordons suspenseurs et quelques fils de fer assujettissent le tout de façon inébranlable.
N'oublions pas un détail de haute importance. Le diamètre du tube est environ le double de celui du terrier naturel. S'il creuse suivant l'axe et dans une direction exactement verticale, l'insecte a donc au-delà du large voulu. Il obtiendra un canal revêtu de partout d'une paroi de sable de quelques millimètres d'épaisseur. Il est à présumer cependant que le fouisseur, étranger aux précisions géométriques et ignorant les conditions qui lui sont faites, ne tiendra compte de l'axe, s'en détournera soit d'un côté, soit de l'autre. En outre, le moindre surcroît de résistance dans le milieu traversé le fera dévier un peu, tantôt par ici et tantôt par là. De la sorte, en divers points, la paroi de verre sera totalement dénudée : il s'y formera des fenêtres, des jours sur lesquels je compte pour me rendre l'observation possible, mais qui seront odieux aux travailleurs, amis de l'obscur.
Pour me réserver ces fenêtres et les épargner à l'insecte, j'enveloppe le tube de quelques étuis de carton, qui peuvent glisser à frottement doux et rentrer l'un dans l'autre. Avec ce dispositif, aux moments requis et sans distraire l'insecte de son ouvrage, je ferai tour à tour, d'un simple coup de pouce, un peu de clarté pour moi et de l'obscurité pour lui. La disposition des étuis mobiles, s'élevant ou s'abaissant, permettra l'examen du tube d'un bout à l'autre à mesure que les accidents du forage ouvriront des fenêtres nouvelles.
Une dernière précaution est à prendre. Si je dépose le couple tout simplement dans la terrine surmontée de la cloche, il est probable que l'orbe si réduit du terrain exploitable n'attirera pas l'attention des reclus. Il convient de leur enseigner le bon endroit, au centre d'une aire inattaquable. A cet effet, je laisse le haut du tube vide sur une longueur de quelques travers de doigt ; et comme l'escalade d'une paroi de verre serait impossible, je garnis cette partie d'un ascenseur, c'est-à-dire que je la tapisse d'une fine toile métallique. Cela fait, les deux insectes, mâle et femelle, exhumés ensemble de leur terrier naturel, sont introduits dans ce vestibule, ils y trouveront leur milieu familier, la terre sablonneuse. Avec quelques vivres semés dans le voisinage, ce sera suffisant, je l'espère, pour leur faire agréer l'étrange logement.
Qu'obtiendrai-je avec mon rustique appareil, longtemps médité au coin du feu pendant les veillées de l'hiver ? Certes, il ne paye pas de mine ; il serait mal reçu dans les laboratoires qui tant raffinent l'outillage. C'est oeuvre de paysan, grossière combinaison de choses triviales. D'accord, mais n'oublions pas que l'indigent et le simple ne le cèdent en rien au somptueux dans la poursuite de la vérité. Mon édifice à trois bambous m'a valu des moments délicieux ; il m'a fourni d'intéressants aperçus que je vais essayer d'exposer.
En mars, au moment des grandes fouilles de nidification, j'exhume un couple à la campagne. Je l'établis dans mon appareil. Au cas où des vivres seraient nécessaires comme réconfort pendant le laborieux forage du puits, quelques crottins de mouton sont déposés sous la cloche à proximité de l'embouchure du tube. Le stratagème du vestibule vide, apte à mettre immédiatement les prisonniers en rapport avec la colonne exploitable, réussit à souhait. Peu après leur installation, les captifs, remis de leur émoi, assidûment travaillent.
Extraits de chez eux en pleine ferveur d'excavation, ils continuent chez moi l'ouvrage dont je viens de les détourner. Il est vrai que j'ai mis au changement de chantier toute la hâte que me permettait le retour des lieux d'origine, non bien éloignés. Leur zèle n'a pas eu le temps de se refroidir. Ils creusaient tantôt, ils se remettent à creuser. Les choses pressent, et le couple ne veut de chômage, même après un bouleversement qui semblerait les démoraliser.
Comme je le prévoyais, la fouille est excentrique, ce qui amène dans la paroi sablonneuse quelques vides où le verre est à nu. Ces lucarnes sont pas des plus satisfaisantes à l'égard de mes projets ; si quelques-unes se prêtent à une nette vision, la plupart sont obnubilées d'un voile terreux. En outre, elles ne sont pas fixes. Journellement il s'en ouvre de nouvelles, tandis que d'autres se ferment. Ces variations continuelles sont dues aux déblais qui, péniblement hissés au dehors, frottent contre la paroi, badigeonnent ou dénudent tels et tels autres points. Je profite de ces éclaircies fortuites pour examiner un peu, sous une incidence favorable de la lumière, les curieuses choses qui, se passent à l'intérieur du tube.
Je revois à loisir, aussi souvent que je le désire et d'une façon durable, ce que l'exténuante visite des terriers naturels m'avait appris par rares et brèves apparitions. La mère est toujours en avant, à la place d'honneur, dans la cuvette d'attaque. Seule, de son chaperon elle laboure ; seule, de la herse de ses bras dentés, elle gratte et fouit, non relayée par son compagnon. Le père est toujours en arrière, fort occupé lui aussi, mais d'une autre besogne. Sa fonction est de véhiculer au dehors les terres abattues et de faire place nette à mesure que la pionnière approfondit.
Son travail de manoeuvre n'est pas petite affaire. Nous pouvons en juger par la taupinée qu'il élève, dans l'exercice de son métier aux champs. C'est un volumineux monceau de bouchons de terre, de cylindres mesurant la plupart un pouce de longueur. Cela se voit au seul examen des pièces ; le déblayeur opère par blocs cyclopéens. Il ne transporte pas miette par miette les produits de l'excavation ; il les expulse par agglomérés énormes.
Que dirions-nous d'un mineur obligé de hisser à la surface, à quelques cents mètres d'élévation, une accablante benne de houille par la voie verticale d'un puits étroit où l'ascension se pratiquerait sur le seul appui des genoux et des coudes ? Le père Minotaure a pour besogne courante l'équivalent de ce tour de force. Très dextrement, il y réussit. Comment fait-il ? L'appareil à trois bambous va nous le dire.
De temps à autre, les points dénudés du tube me permettent de l'entrevoir en ses fonctions. Il se tient aux talons de la fouisseuse, ramenant par brassées devers lui les terres remuées. Il les pétrit, ce qui permet leur fraîcheur ; il les amalgame en un tampon qu'il refoule dans le canal. Puis cela chemine, le faix en avant, lui en arrière et poussant de sa fourche à trois pointes. Le spectacle du charroi serait superbe si les lucarnes accidentelles de la galerie se prêtaient mieux à notre curiosité. Malheureusement, elles sont rares, étroites et de médiocre netteté.
Tâchons de trouver mieux. Dans mon cabinet, en un recoin d'éclairage discret, je suspends suivant la verticale un tube de verre de moindre calibre que le premier. Je le laisse tel quel, non pourvu d'une gaine opaque. Au fond est une colonne de terre haute d'un pan. Tout le reste est vide et d'observation aisée, si l'insecte consent à travailler dans des conditions si mauvaises pour lui. Pourvu que l'épreuve ne se prolonge pas trop, il y consent très bien, tant se fait impérieux le besoin d'un terrier aux approches de la ponte.
Un couple occupé des fouilles dans sa naturelle galerie est extrait du sol et logé dans le canal de verre. Le lendemain, en plein jour, il continue ses affaires interrompues. Assis à côté, dans la pénombre du recoin où l'appareil est appendu, j'assiste à l'opération, émerveillé de ce qui se passe. La mère fouille. Le père, à quelque distance, attend que le monceau de gravats commence à gêner la travailleuse. Il s'approche alors. Par petites brassées, il attire devers lui et se fait glisser sous le ventre les terres remuées qui, plastiques, s'agglomèrent en pelote sous le foulage des pattes d'arrière.
L'insecte maintenant se retourne au-dessous de la charge. Le trident enfoncé dans le paquet, ainsi qu'une fourche dans une botte de foin que l'on met en grenier, les pattes antérieures, à larges bras dentelés, retenant le fardeau, l'empêchant de s'émietter, il pousse de toute son énergie. Et hardi ! Cela s'ébranle, cela monte, très lentement il est vrai, mais enfin cela monte. De quelle façon, puisque le verre, surface trop lisse, s'oppose absolument à l'ascension ?
L'insurmontable difficulté a été prévue. J'ai fait choix d'une terre argileuse apte à laisser trace sur son passage. En tête de l'attelage, la charge elle-même empierre le chemin et le rend praticable ; en frottant de partout contre la paroi, elle y abandonne des parcelles terreuses qui sont autant de points d'appui. A mesure qu'il le refoule plus haut, l'insecte trouve donc, en arrière de son faix, des aspérités où prendre pied pour l'escalade.
Cela lui suffit à la rigueur, non sans des glissades et des efforts d'équilibre inconnus dans la naturelle galerie. Parvenu à quelque distance de l'orifice, il laisse là sa motte, qui, moulée dans le canal, reste en place, immobile. Il revient au fond, non en se laissant précipiter d'une chute brutale, mais peu à peu, de façon prudente, à l'aide des échelons qui lui ont servi pour monter. Une seconde pelote est hissée, qui s'adjoint à la première et fait corps avec elle. Une troisième suit. Enfin, d'un dernier ahan, il expulse le tout en un bouchon.
Ce fractionnement est judicieuse méthode. A cause du frottement énorme dans l'étroit et rugueux canal naturel, jamais l'insecte ne parviendrait à hisser d'une seule pièce les gros cylindres de sa taupinée ; il les monte par charges non accablantes, plus tard juxtaposées, soudées.
Je soupçonne que ce travail d'assemblage s'opère dans le vestibule à faible pente qui, d'habitude, précède le puits vertical. Là, sans doute, les mottes successives se compriment en un cylindre unique fort lourd, mais encore d'un charroi facile sur une voie presque horizontale. Alors le Minotaure, d'une dernière poussée de son trident, expulse le bloc, qui va rejoindre les autres sur les flancs de la taupinée. Ce sont autant de pierres de taille, d'agglomérés, qui défendent l'accès du domicile. Avec ces déblais convenablement moulés, s'obtient, de la sorte, un système de fortification cyclopéenne.
L'escalade est trop difficultueuse dans le tube de verre pour que l'insecte ne soit pas bientôt découragé. Les fragiles échelons laissés par la charge s'effritent, se détachent, balayés par les tarses qui vainement cherchent des appuis ; en de larges étendues le canal redevient lisse. Le grimpeur finit par renoncer à la lutte contre l'impossible ; il abandonne son paquet et se laisse choir. Désormais les travaux cessent ; le couple a reconnu les perfidies de l'étrange demeure. L'un et l'autre veulent s'en aller. Leur inquiétude se trahit par de continuels essais d'évasion. Je les mets en liberté. Ils m'ont appris tout ce qu'ils pouvaient m'apprendre en des conditions si avantageuses pour moi et si mauvaises pour eux.
Revenons au grand appareil, où le travail marche de façon correcte. Le forage, commencé en mars, se termine vers le milieu d'avril. A partir de cette époque, mes visites quotidiennes ne voient plus à la cime de la taupinée un tampon de terre fraîche, signe d'une récente expulsion de déblais. Il faudrait donc de deux à trois semaines au moins pour creuser la demeure.
Mes observations à la campagne me portent même à croire qu'un mois et plus n'est pas de trop. Mes deux séquestrés, dérangés de leur premier ouvrage et pressés par la saison tardive, ont abrégé la besogne, qu'ils étaient d'ailleurs dans l'impossibilité de continuer lorsque, au fond du tube, s'est présenté le bouchon de liège, obstacle infranchissable. Les autres, opérant en liberté, disposent dans le sable d'une profondeur sans limite. Ils ont pour eux le loisir en s'y prenant de bonne heure. Février n'est pas fini que s'élèvent déjà des taupinées copieuses, auxquelles correspondent plus tard des trous de sonde profonds d'un mètre et demi et davantage. De tels puits exigent labeur se prolongeant le mois entier, si ce n'est plus.
Or, pour se restaurer, que mangent les deux puisatiers en cette longue période ? Rien, absolument rien, nous disent les hôtes de mon appareil. Ni l'un ni l'autre ne se montre au dehors à la recherche de victuailles, dans l'aire de la terrine. La mère ne quitte pas un instant le fond ; le père seul monte et redescend. Quand il monte, c'est toujours avec une charge de déblais. Je suis averti de son arrivée par la taupinée qui tremble et s'éboule en partie sous la poussée du déblayeur et de son fardeau ; mais l'insecte lui-même ne se montre pas, car l'embouchure du cône éruptif reste close par le tampon expulsé. Tout se passe en secret, à l'abri des indiscrétions de la lumière. De même, à la campagne, tout terrier en construction est fermé jusqu'à parfait achèvement.
Cela ne prouve pas, il est vrai, l'absence absolue de vivres, car, de nuit, le père pourrait sortir, cueillir aux environs quelques pilules, les introduire, rentrer, puis refermer le logis. Le ménage aurait ainsi du pain sur la planche pour quelques jours. Il faut renoncer à cette explication ; ainsi nous l'ordonnent, de la façon la plus formelle, les événements de mon engin éducateur.
En prévision d'un besoin de nourriture, j'avais garni la terrine de quelques crottins. Les travaux de fouille terminés, je retrouve ces pilules intactes et en même nombre. Le père, en lui supposant des rondes nocturnes dans le voisinage, ne pouvait manquer de les voir. Il ne leur avait donné aucune attention.
Les paysans mes voisins, rudes gratteurs de terre, font quatre repas par jour. Dès l'aube, au saut du lit, morceau de pain et figues sèches, pour tuer le ver, disent-ils. Au champ, vers les neuf heures, la femme apporte la soupe et le complément, anchois, olives, qui font boire sec. Sur les deux heures, à l'ombre d'une haie, se retire de la besace le goûter, amandes et fromage. Suit un somme au fort de la chaleur. Quand vient la nuit, rentrée à la maison, où la ménagère a préparé salade de laitue et friture de pommes de terre assaisonnées d'oignon. Au total, beaucoup de mangeaille pour un travail modéré.
Ah ! que le Minotaure nous est supérieur ! Un mois durant et plus, sans nourriture aucune, il accomplit besogne forcenée, toujours vigoureux, toujours dispos. Si je disais à mes voisins, les remueurs de glèbe, qu'en un certain monde le travailleur trime dur et le mois entier sans prendre réfection, ils me répondraient par un large rire d'incrédulité. Si je l'affirme aux remueurs de l'idée, peut-être les scandaliserai-je.
N'importe, répétons ce que m'a dit le Minotaure. L'énergie chimique issue des aliments n'est pas l'unique origine de l'activité animale. Comme stimulant de la vie, il y a quelque chose de supérieur aux bouchées digérées. Quoi donc ? Que sais-je ! Apparemment les effluves, connus ou inconnus, émanés du soleil et permutés par l'organisation en équivalent mécanique. Ainsi nous parlaient autrefois le Scorpion et l'Araignée ; ainsi nous parle aujourd'hui le Minotaure, plus persuasif en son rude métier. Il ne mange pas, et véhémentement il travaille.
Le monde de l'insecte est fécond en surprises. Le Bousier à trident, jeûneur accompli et néanmoins travailleur insigne, éveille superbe question. En des planètes lointaines, régies par un autre soleil, vert, bleu, jaune, ou rouge, la vie ne pourrait-elle s'exempter des ignominies du ventre, lamentables sources d'atrocités, et s'entretenir active avec les seules radiations de ce coin de l'univers ? Le saurons-nous jamais ? J'espère bien que si, la Terre n'étant qu'une étape vers un monde meilleur où la vraie félicité pourrait bien être de sonder de plus en plus avant l'insondable problème des choses.
De ces hauteurs nébuleuses, rentrons, de plain-pied, dans les affaires du Minotaure. Le terrier est prêt ; l'heure est venue d'y établir la famille. J'en suis averti par la sortie du père, que, pour la première fois, je vois se risquer au grand jour. Il explore, très affairé, l'aire de la terrine. Que cherche-t-il ? Apparemment des vivres pour la nitée prochaine. C'est le moment d'intervenir.
Afin de rendre l'observation aisée, je fais place nette. Je déblaye le local de sa taupinée sous laquelle sont ensevelies les victuailles jugées nécessaires au début, mais restées complètement inutiles. Ces vieilles pilules, souillées de terre, sont rejetées et remplacées par d'autres, au nombre d'une douzaine, réparties autour de l'embouchure du puits. Je dis douze exactement, groupées trois par trois, ce qui me rendra plus facile et plus rapide le quotidien dénombrement à travers la buée dont se couvre la cloche. Des arrosages modérés, effectués de temps à autre sur le bourrelet de terre qui cerne la cloche et la maintient enchâssée, provoquent, en effet, au sein de l'appareil une atmosphère humide pareille à celle des profondeurs affectionnées du Minotaure. C'est un élément de succès non à négliger. Enfin, un compte courant est ouvert où s'inscrivent jour par jour les pièces emmagasinées. Il y en a douze servies au début. Si elles s'épuisent, on les remplacera aussi souvent qu'il sera nécessaire.
Le résultat de ces préparatifs ne se fait pas attendre. Le soir même, me tenant au guet à distance, je surprends le père qui sort de chez lui. Il va aux pilules, en choisit une à sa convenance, et à petits coups de boutoir la fait rouler ainsi qu'un tonnelet. Je m'approche doucement pour suivre la manoeuvre. Aussitôt l'insecte, craintif à l'excès, abandonne sa pièce et plonge dans le puits. Il m'a vu, le méfiant ; il s'est aperçu de quelque chose d'énorme et de suspect se mouvant à proximité. C'est plus qu'il n'en faut pour l'inquiéter et lui faire suspendre sa récolte. Il ne reparaîtra que lorsque sera revenue tranquillité parfaite.
Me voilà averti : patience et discrétion extrêmes sont imposées à qui veut assister à la collecte des vivres. Je me le tiens pour dit : je serai discret et patient. Les jours suivants, à des heures diverses, je recommence ma tentative, silencieux, en tapinois, si bien que le succès me dédommage de mes guets assidus.
Je vois et je revois le Minotaure en tournée de récolte. C'est toujours le mâle, et le mâle seul, qui sort et vient aux vivres ; la mère, au grand jamais, ne se montre, absorbée qu'elle est en d'autres occupations au fond du terrier. Les apports se font avec parcimonie. Là-bas dessous, paraît-il, les apprêts culinaires sont de minutieuse lenteur ; il faut donner à la ménagère le temps d'élaborer les pièces descendues avant d'en amener d'autres qui encombreraient l'officine et gêneraient la manipulation. En dix jours, à partir du 13 avril, date de la première sortie du mâle, je relève l'emmagasinement de vingt-trois pilules, soit en moyenne deux dans les vingt-quatre heures. Au total, dix journées de récolte et deux douzaines de pièces pour la confection de la saucisse qui sera la ration d'un ver.
Essayons d'entrevoir dans l'intimité les actes du ménage. A ce sujet, j'ai deux ressources qui, consultées tour à tour avec persévérance, peuvent donner, par fragments, le spectacle tant désiré. En premier lieu, le grand appareil à trépied. Dans son étroite colonne de terre s'ouvrent, nous le savons, des lucarnes accidentelles, situées à des hauteurs diverses. J'en profite pour donner un coup d'oeil aux événements de l'intérieur. En second lieu, un tube vertical et nu, le même qui m'a servi pour l'examen de l'escalade, reçoit un couple extrait de terre quelques heures avant, en plein travail de préparatifs alimentaires.
Mon artifice, je m'y attends, n'aura pas succès durable. Bientôt démoralisés par l'étrangeté du nouveau domicile, les deux insectes se refuseront à l'ouvrage, inquiets et désireux de s'en aller. N'importe, avant que soit éteinte la fougue de nidification, ils peuvent me fournir de précieuses données. En rassemblant les faits recueillis par l'une et par l'autre méthode, j'obtiens l'exposé que voici.
Le père sort, choisit une pilule dont la longueur est supérieure au diamètre du puits. Il l'achemine vers l'embouchure, soit à reculons en l'entraînant avec les pattes antérieures, soit de façon directe en la faisant rouler à légers coups de chaperon. Arrivé au bord de l'orifice, va-t-il, d'une dernière poussée, précipiter la pièce dans le gouffre ? Nullement, il a des projets non compatibles avec une brutale chute.
Il entre, enlaçant des pattes la pilule, qu'il a soin d'introduire par un bout. Parvenu à une certaine distance du fond, il lui suffit d'obliquer légèrement la pièce pour que celle-ci, en raison de l'excès d'ampleur de son grand axe, trouve appui par ses deux extrémités contre la paroi du canal. Ainsi s'obtient une sorte de plancher temporaire apte à recevoir la charge de deux ou trois pilules. Le tout est l'atelier où va travailler le père, sans dérangement pour la mère, occupée elle-même en dessous. C'est le moulin d'où va descendre la semoule destinée à la confection des gâteaux.
Le meunier est bien outillé. Voyez son trident. Sur le corselet, base solide, se dressent trois épieux acérés, les deux latéraux longs, et le médian court, tous les trois dirigés en avant. A quoi bon cette machine ? On n'y verrait d'abord qu'une parure masculine, comme la corporation des bousiers en porte tant d'autres, de forme très variée. Or, c'est ici mieux qu'un ornement ; de son atour le Minotaure fait outil.
Les trois pointes inégales décrivent un arc concave, dans lequel peut s'engager la rotondité d'un crottin. Sur son incomplet et branlant plancher, où la station exige l'emploi des quatre pattes d'arrière, arc boutées contre la paroi du canal, comment fera l'insecte pour maintenir fixe la glissante olive et la fragmenter ? Voyons-le à l'oeuvre.
Se baissant un peu, il implante sa fourche dans la pièce, dès lors immobilisée, prise qu'elle est dans la lunule de l'outil. Les pattes antérieures sont libres ; de leurs brassards à dentelures, elles peuvent scier le morceau, le dilacérer, le réduire en parcelles, qui tombent à mesure par les vides du plancher et arrivent là-bas, à la mère.
Ce qui descend de chez le meunier n'est pas une farine passée au blutoir, mais bien une grossière semoule, mélange de débris poudreux et de morceaux à peine broyés. Si incomplète qu'elle soit, cette trituration préalable sera d'un grand secours pour la mère, en méticuleux travail de panification : elle abrégera l'ouvrage, elle permettra d'emblée la séparation du médiocre et de l'excellent. Lorsque, à l'étage d'en haut, tout est trituré, même le plancher, le meunier cornu remonte à l'air libre, fait récolte nouvelle et recommence, tout à loisir, sa besogne d'émiettement.
La boulangère, de son côté, n'est pas inactive en son officine. Elle cueille débris pleuvant autour d'elle, les subdivise davantage, les affine, en fait triage : ceci, plus tendre, pour la mie centrale, cela, plus coriace, pour la croûte de la miche. Virant d'ici, virant de là, elle tapote la matière avec le battoir de ses bras aplatis : elle la dispose par couches, comprimées après à l'aide d'un piétinement sur place, pareil à celui du vigneron foulant sa vendange. Rendue ferme et compacte, la masse deviendra de meilleurs conservation. En dix jours environ de soins combinés, le ménage obtient enfin le long pain cylindrique. Le père a fourni la mouture, et la mère a pétri.
Le 24 avril, tout étant bien en ordre, le mâle sort du tube de l'appareil. Il erre sous la cloche, insoucieux de ma présence, lui si craintif d'abord et plongeant dans le puits dès qu'il m'apercevait. Le manger lui est indifférent. Quelques pilules restent à la surface. A tout instant il les rencontre ; il passe outre, dédaigneux. Il n'a qu'un désir, s'en aller au plus vite. Cela se voit à ses inquiètes marches et contremarches, à ses continuels essais d'escalade contre la muraille de verre. Il culbute, se remet sur pied, indéfiniment recommence, oublieux du terrier où jamais plus il ne te rentrera.
Je laisse le désespéré s'exténuer vingt-quatre heures en vaines tentatives d'évasion. Venons à son aide maintenant, donnons-lui la liberté. Mais non : ce serait le perdre de vue et ignorer le but de son agitation. J'ai une volière très vaste, non occupée. J'y loge le Minotaure. Il y trouvera ampleur d'espace pour l'essor, victuailles choisies et rayon de soleil. Le lendemain, malgré tout ce bien-être, je le trouve affalé sur l'échine, les pattes raidies. Il est mort. Le vaillant, ses devoirs de père de famille remplis, se sentait défaillir, et telle était la cause de son agitation. Il voulait aller mourir à l'écart, bien loin, pour ne pas souiller la demeure d'un cadavre et troubler la veuve dans la suite des affaires. J'admire cette stoïque résignation de la bête.
Si c'était là fait isolé, fortuit, conséquence peut-être d'une installation défectueuse, il n'y aurait pas lieu d'insister sur le trépassé de mon appareil. Mais voici qui aggrave la chose. Dans la campagne, aux approches du mois de mai, il m'arrive fréquemment de rencontrer des Minotaures desséchés au soleil, et ces défunts sont des mâles, toujours des mâles, à de bien rares exceptions près.
Une autre donnée, très significative, m'est fournie par une volière où j'ai essayé d'élever l'insecte à bien des reprises. La couche de terre, d'une paire d'empans d'épaisseur, n'étant pas assez profonde, les internés ont absolument refusé d'y nidifier. Les autres travaux, d'usage courant, s'y accomplissaient d'ailleurs suivant les règles. Or voici qu'à partir de la fin d'avril, les mâles remontent à la surface, maintenant l'un, maintenant l'autre. Une paire de jours, ils errent sur le treillis, désireux de s'en aller. Enfin ils tombent, se couchent sur le dos et doucement se laissent mourir. Ils sont tués par l'âge.
Dans la première semaine de juin, je fouille de fond en comble le sol de la volière. Des quinze mâles que j'avais au début, à peine m'en reste-t-il un. Tous ont péri ; toutes les femelles persistent. La dure loi est donc formelle. Après avoir collaboré de sa hotte au long forage du puits, après avoir amassé convenable provision et trituré la semoule, le laborieux encorné va trépasser au loin, hors du logis.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 2.