L'ODYNÈRE NIDULATEUR

Si d’autres preuves étaient nécessaires, mettant en évidence que l’organe n’entraîne pas la fonction, que l’outil ne détermine pas l’ouvrage, le groupe Odynère nous en fournirait de bien remarquables. Avec une étroite similitude d’organisation, tant dans l’ensemble que dans les détails, similitude qui fait de ces insectes un genre des plus naturels sous le rapport de la structure, il y a là des industries très variées, sans rapport entre elles, quoique outillées de même façon. En dehors de la parité des formes, un seul trait relie ce groupe à moeurs disparates : tous les Odynères sont vénateurs ; ils approvisionnent leur famille de vermisseaux immobilisés par l’aiguillon, petites chenilles et faibles larves de coléoptères.

Mais pour atteindre ce but commun, le magasin à vivres garni de l’oeuf et bourré de gibier, que de méthodes de construction ! Si le genre nous était mieux connu dans sa biologie, peut-être y trouverions-nous des architectes d’école différente, presque autant que d’espèces. Mes études, subordonnées à l’occasion, n’ont encore porté que sur trois Odynères ; et les trois, avec le même outil, pinces mandibulaires courbes, dentelées au bout, s’adonnent aux industries les plus dissemblables. L’un, l’Odynerus reniformis, dont j’ai décrit ailleurs l’ouvrage, creuse profonde galerie dans un sol dur, et dresse, avec les déblais, à l’orifice de son puits, une cheminée courbe en guillochis, dont les matériaux sont repris plus tard pour clore la demeure. Autrefois, quand je fis sa connaissance, devant un talus argileux grillé par le soleil, je trompais les longues heures d’attente en conversant tour à tour avec la huppe, qui m’apprenait la prononciation latine, et avec mon chien, qui, retiré sous le couvert du feuillage, le ventre au frais dans le sable humide, m’apprenait la patience. L’insecte était rare, peu prodigue de retours au nid où je surveillais son savoir-faire. Aujourd’hui, tous les printemps, j’en ai sous les yeux une colonie populeuse dans une allée de mon enclos. Le moment des travaux venu, j’entoure la bourgade de pieux indicateurs, crainte que des pas distraits ne viennent renverser les élégantes cheminées de grains de terre.

Le second, l’Odynerus alpestres Saussure, est résinier de son état. Dépourvu du talent, mais non de l’outil de son collègue le mineur, il ne se creuse pas de domicile ; il préfère s’établir dans un logis d’emprunt fourni par une coquille vide. L’hélice némorale, l’hélice chagrinée à développement très incomplet, le bulime radié, sont les seules demeures que je lui connaisse, les seules aussi qui puissent lui convenir sous les amas de pierre où, en compagnie de l’Anthidium bellicosum, il travaille en juillet et août.

Affranchi par l’hélice de la rude besogne du forage, il se spécialise dans la mosaïque et fait oeuvre d’art supérieure en élégance au guillochis provisoire du mineur. Ses matériaux sont, d’une part, la résine, cueillie probablement sur l’oxycèdre ; d’autre part, de petits graviers. Sa méthode s’écarte beaucoup de celle des deux résiniers logés dans l’escargot. Ceux-ci noient complètement dans le mastic, à la face externe de l’opercule, leurs grossiers moellons anguleux, inégaux de volume, de nature variable et parfois à demi terreux, de façon que l’ouvrage, où les morceaux sont juxtaposés au hasard, dissimule son incorrection sous un enduit de résine. A la face interne, le mastic ne comble pas les intervalles, et les pièces agglutinées apparaissent avec toutes leurs irrégulières saillies et leur gauche arrangement. Rappelons encore que l’emploi des graviers est réservé pour l’opercule, le couvercle final ; les cloisons délimitant les loges sont entièrement en résine, sans aucune parcelle minérale.

L’Odynère alpestre travaille d’après d’autres plans : il économise la poix en utilisant mieux la pierre. Sur un lit de mastic encore visqueux sont enchâssés à la face externe, exactement l’un contre l’autre, des grains siliceux, ronds, à peu près tous du même volume, celui d’une tête d’épingle, et choisis un à un par l’artiste au milieu des débris de nature diverse dont le sol est semé. Quand il est réussi, cas fréquent, l’ouvrage fait songer à quelque broderie en perles de quartz sommairement façonnées. Les Anthidies de l’escargot, ouvriers rustiques, acceptent tout ce qui leur tombe sous les mandibules, éclats anguleux de calcaire, graviers de silice, parcelles de coquillages, dures miettes de terre ; plus délicat, l’Odynère n’incruste d’habitude que des perles de silex. Ce goût de la gemme serait-il motivé par le brillant, la translucidité, le poli du grain ? L’insecte se complairait-il dans son écrin de pierres fines ? La réponse sera la même qu’au sujet de la rosace ornemental, la petite hélice parfois enchâssée au centre du couvercle par les deux résiniers de l’escargot : pourquoi pas ?

Quoi qu’il en soit, l’amateur joaillier est satisfait de ses jolis cailloux au point d’en mettre partout. Les cloisons qui subdivisent l’hélice en chambres sont la répétition de l’opercule : mosaïque soignée de silex translucides sur la face d’avant. Ainsi s’obtiennent, dans l’escargot, trois ou quatre loges ; dans le bulime, deux au plus. C’est étroit, mais correct de forme et solidement défendu.

La défense, du reste, ne se borne pas à ces multiples rideaux pavés : si l’on agite l’escargot devant l’oreille, on entend bruire un choc de pierrailles. L’Odynère connaît, en effet, aussi bien que les Anthidies, la fortification par barricades. J’ouvre une brèche sur le flanc de l’escargot, et je fais couler l’amas de graviers mobiles, obstruant le vestibule entre la dernière cloison et l’opercule. Un détail est à remarquer : les matériaux que je recueille ne sont pas homogènes. Les petits cailloux polis dominent, mais ils sont mélangés avec des fragments de calcaire grossier, des débris de coquille, des parcelles de terre. L’Odynère, si méticuleux dans le choix des silex de ses mosaïques, utilise pour son remblai les premiers débris venus. Ainsi se comportent les deux résiniers en barricadant leurs escargots. J’ajoute, pour les scrupules de l’histoire, que l’amas incohérent n’existe pas toujours, autre trait de ressemblance avec la pratique des Anthidies. A mon vif regret, je ne peux conduire plus loin la biographie de l’Odynère alpestre. L’insecte me paraît très rare. De loin en loin, je rencontre son nid en hiver, seule époque propice aux pénibles recherches dans les tas de pierres. Le domicile et l’habitant, éclos dans mes flacons, me sont familiers ; l’oeuf, la larve, les vivres, me sont inconnus. En compensation, je possède sur la troisième espèce, l’Odynerus nidulator Saussure, tous les détails désirables. Celui-ci, comme le précédent, ignore l’art de fonder sa demeure et demande logis tout préparé. A l’exemple des Osmies, des Mégachiles, des Anthidies à coton, il lui faut galerie cylindrique, soit naturelle, soit creusée par des mineurs. Son talent est de cloisonner un canal et de le subdiviser en chambres : talent de plâtrier.

Voilà donc qu’avec trois espèces, les seules dont l’occasion m’ait appris les moeurs, trois métiers fort différents se dessinent : le mineur, le résinier, le plâtrier. Dans les trois corporations, je vois exactement même outillage, et je défie bien la loupe la plus minutieuse de nous dire quelle modification organique impose à l’un le pavé de cailloux sur un fond de résine, à l’autre le puits de mine avec cheminée en guillochis, au troisième le cylindre étranger cloisonné avec de la boue. Non, mille fois non, l’organe ne fait pas la fonction, l’outil ne fait pas l’ouvrier. Avec des instruments semblables, le groupe Odynère exécute les travaux les plus dissemblables, parce que chaque espèce a son savoir-faire prédéterminé, son art commandant l’outil et non commandé par lui. En quel jour n’apparaîtrait pas cette conclusion s’il m’était donné de passer en revue le genre Odynère dans sa totalité ! Que d’industries il nous reste à connaître sans que l’outillage soit modifié ! Je signale à qui de droit les recherches dans cette voie, ne serait-ce que pour mettre un peu de clarté dans ce groupe, nombreux et difficile, dont l’avenir nous donnera, j’aime à le penser, une lucide classification par corps de métier.

Laissons ces généralités, pour l’histoire développée de l’Odynère nidulateur. Peu d’hyménoptères me sont mieux connus dans leur vie intime ; et cette abondance d’informations, je la dois à des circonstances qui doublent, à mon égard, la valeur des faits par la douceur des souvenirs rappelés. Bien des fois, j’avais extrait des vieilles galeries des Anthophores la série de loge de l’Odynère nidulateur ; je savais que l’insecte est l’hôte de demeures non creusées par ses mandibules et que son travail se réduit à des cloisons ; je connaissais sa larve jaune et son mince cocon ambré. J’ignorais tout le reste, quand je reçus de ma fille Claire un paquet de bouts de roseaux qui me fit exulter de joie.

Élevée dans la maison des bêtes, la chère enfant a gardé vif souvenir de nos conversations du soir, où l’insecte revenait si souvent ; et son coup d’oeil perspicace sait vite démêler dans les trouvailles fortuites ce qui peut venir en aide à mes études sur l’instinct. Son habitation de campagne, aux environs d’Orange, possède un poulailler rustique construit en partie avec des roseaux étagés suivant l’horizontale. Vers le milieu de juin de l’année dernière ( 1889 ), elle prit garde, en visitant ses poules, à certaines guêpes, affairées et nombreuses, pénétrant dans les roseaux tronqués, en ressortant, y revenant bientôt chargées de terre ou d’une bestiole puante. L’éveil donné, le reste ne fut pas long : il y avait là pour moi superbe sujet d’étude. Le soir même, je recevais un paquet de roseaux et une lettre avec détails circonstanciés.

La guêpe, ainsi l’appelait Claire, ainsi l’appelait autrefois Réaumur en parlant d’une espèce du même genre, mais de moeurs très différentes, la guêpe, me disait la lettre, amasse dans ses nids un gibier courtaud, taché de noir, sentant fort les amandes amères. J’appris à ma fille que ce gibier était la larve de la Chrysomèle du peuplier, coléoptère à élytres rouges, rappelant, avec des proportions plus grandes, la Coccinelle, la vulgaire bête à bon Dieu. Insecte et larve devaient se trouver ensemble sur les peupliers du voisinage, broutant pêle-mêle les feuilles. J’ajoutais qu’une magnifique occasion se présentait, dont il fallait profiter sans tarder. Des instructions furent données en conséquence, pour surveiller ceci, cela, le reste ; pour approvisionner mon atelier aux bêtes de bouts de roseaux à mesure qu’ils seraient peuplés et de rameaux de peupliers chargés de larves de Chrysomèle. Ainsi s’établit une collaboration entre Orange et Sérignan, les faits observés des deux parts se complétant, se corroborant les uns par les autres.

Arrivons vite au paquet de roseaux, dont le premier examen me comble de satisfaction. Il y a là de quoi réveiller mon enthousiasme des jeunes années : cellules devenues bourriches de gibier, oeufs sur le point d’éclore à côté des victuailles, vers naissants entamant la première pièce, larves grandelettes, fileuses ourdissant leurs cocons, tout s’y trouve à souhait. Jamais, sauf pour les Scolies de mon tas de terreau, la bonne fortune ne m’a mieux servi. Procédons par ordre à l’inventaire de ces riches documents.

Déjà divers apiaires à domicile d’emprunt nous ont montré l’insecte discernant une demeure d’une autre et choisissant la meilleure pour s’y installer. Voici maintenant, à l’exemple des Osmies, des Mégachiles, des Anthidies cotonniers, un prédateur qui laisse la case des ancêtres pour le cylindre du roseau, dont la serpette de l’homme a préparé l’accès. Au naturel, de qualité médiocre, succède l’artificiel, plus commode. Le primitif logis de l’Odynère est le couloir désert de l’Anthophore, ou tout autre clapier creusé en terre par n’importe quel mineur. Le canal en bois, exempt d’humidité, baigné de soleil, est reconnu préférable, et l’insecte s’empresse de l’adopter quand l’occasion s’en présente. Il faut que la galerie du roseau soit reconnue demeure excellente, supérieure à toute autre, car jamais devant façade d’Anthophores je n’ai rencontré colonie d’Odynères aussi populeuse que celle du poulailler d’Orange.

Les roseaux envahis sont couchés suivant l’horizontale, condition que réclament aussi les apiaires, ne serait-ce que pour mettre à l’abri de la pluie la porte du logis, tamponnée avec des matériaux perméables, boue, coton, rondelles de feuilles. Le diamètre de leur canal atteint en moyenne une dizaine de millimètres. La longueur occupée par les cellules est fort variable. Parfois l’Odynère ne prend possession que du fragment d’entre-noeud qu’a laissé le coup de serpette, fragment plus long ou plus court suivant les hasards de la section. Un petit nombre de loges suffit alors pour remplir l’espace disponible. Mais d’habitude, si le tronçon, trop court, ne vaut pas la peine d’être exploité, l’insecte perfore le diaphragme du fond, et de la sorte ajoute un entre-noeud complet au vestibule dont l’entrée était libre. Avec pareil logement, dont la longueur dépasse deux décimètres, le nombre des chambres va jusqu’à la quinzaine.

Vu cet agrandissement de la demeure par ablation d’un plancher, l’Odynère se révèle avec double talent : celui de plâtrier et celui de charpentier. Le travail du bois lui est, du reste, très utile dans une autre circonstance, comme nous allons le voir. L’Osmie tricorne, autre cloisonneuse passionnée des roseaux, n’emploie pas de moyen d’obtenir, à peu de frais, logis spacieux. Je lui vois toujours laisser intact le premier diaphragme, contre lequel s’adosse la rangée de cellules, si court que soit le tronçon. Ouvrir un pertuis à travers une faible barrière n’entre pas dans sa méthode. Elle le pourrait, car, à l’éclosion, ronger le plafond de la loge, puis l’opercule général du nid, est travail plus difficultueux ; elle a dans ses mandibules outil assez puissant, mais elle ignore qu’au delà de l’obstacle se trouve somptueuse galerie. Comment l’Odynère a-t-il appris, s’il ne le sait pas d’origine, ce qu’ignore l’Osmie, sa supérieure dans la pratique du roseau ?

Sauf l’ingéniosité du diaphragme ouvert pour cause d’agrandissement, l’Odynère est, comme plâtrier cloisonneur, l’égal de l’Osmie. Les produits des deux industries se ressemblent à tel point qu’on les confondrait sur l’examen seul de la bâtisse. Ce sont de part et d’autre, à des intervalles peu réguliers, les mêmes cloisons, les mêmes rondelles de terre fine, de limon cueilli tout frais sur les rives d’une rigole d’arrosage ou d’un cours d’eau. D’après l’aspect des matériaux, l’Odynère me paraît avoir pris sa glaise sur les bords du torrent voisin, l’Aygues.

L’identité de construction se maintient jusque dans des détails qui tout d’abord m’avaient paru tour de main spécial à l’Osmie. Rappelons son secret de cloisonnement. Si le roseau se trouve de médiocre diamètre, la cellule est d’abord approvisionnée, puis délimitée en avant par une cloison dressée tout d’une venue, sans temps d’arrêt dans la façon. Si le roseau possède, sans l’exagérer, une certaine ampleur, avant d’approvisionner l’Osmie procède à la cloison antérieure, en y ménageant un orifice latéral, une lucarne de service, par où se fait avec plus d’aisance la décharge du miel et le dépôt de l’oeuf. Eh bien, ce secret de la lucarne que m’a révélé la transparence du verre, l’Odynère le connaît aussi bien que l’Osmie. Lui pareillement, dans les gros roseaux, trouve avantageux de clore en avant la bourriche avant l’apport du gibier ; il ferme la cellule avec une porte à chatière, par où s’opèrent l’approvisionnement et la ponte. Quand tout est en règle là-dedans, un tampon de mortier bouche la lucarne.

Je n’ai pas vu, bien entendu, l’Odynère en travail de cloison à guichet, comme j’ai vu l’Osmie opérant dans mes tubes de verre ; mais l’ouvrage lui-même dit très bien la méthode suivie. Au centre des cloisons dans les roseaux médiocres, rien de particulier ; au centre des cloisons dans les gros roseaux, pertuis rond bouché après coup avec un tampon, toujours différent du reste par une saillie vers l’intérieur et quelquefois par sa coloration. La chose est évidente : les petites cloisons sont oeuvre d’une seule venue ; les grandes sont oeuvre interrompue, puis reprise.

Comme on le voit, il serait assez difficile de distinguer le nid de l’Odynère de celui de l’Osmie, si les renseignements se bornaient aux loges. Un trait cependant, et non des moins curieux, permet à un oeil attentif, sans ouvrir le roseau, de reconnaître le propriétaire. L’Osmie ferme sa demeure avec un épais tampon de terre pareille de nature à celle des cloisons. L’Odynère, cela va sans dire, ne néglige pas ce moyen de défense : il tamponne solidement, lui aussi ; mais au procédé naïf de l’Osmie il adjoint les ressources d’un art plus avancé. Sur son bouchon de terre, chose altérable par le gel et l’humidité, il étale, à l’extérieur, une bonne couche d’un composé de glaise et de fibres ligneuses hachées. C’est le cachet de cire rouge que nous mettons sur le bouchon de nos bouteilles.

Dans ces fibres, pareilles aux débris d’une grossière filasse longtemps rouie à l’air, je verrais volontiers des emprunts faits aux roseaux altérés par la pluie et blanchis par le soleil. De sa varlope, l’Odynère les détache en copeaux, qu’il émiette ensuite en les mâchant. Ainsi travaillent, sur le bois mort attendri, les Guêpes et les Polistes récoltant la matière première de leurs papiers gris. Mais l’hôte du roseau, qui ne destine pas ses râpures à des ouvrages de papeterie, est fort loin d’avancer la subdivision au même degré de finesse. Il se contente de fragmenter et d’effilocher un peu. Mélangées à du limon gras, le même que celui des cloisons et du tampon final, ces parcelles fibreuses donnent un excellent torchis, apte à résister à l’effritement bien mieux que ne le ferait la glaise seule. L’efficacité de l’ingénieux enduit est manifeste. Après quelques mois d’exposition aux intempéries, la porte de l’Osmie, où n’entre que la terre, est fortement délabrée ; celle de l’Odynère, revêtue au dehors d’une couche de la composition à filasse, se retrouve intacte. Inscrivons au compte de l’Odynère le brevet d’invention de la couverture en torchis, et passons outre.

Après le nid, les victuailles. Une seule sorte de gibier est servie à la famille de l’Odynère : c’est la larve de la Chrysomèle du peuplier (Lina populi), larve qui, sur la fin du printemps, en compagnie de l’insecte parfait, ravage le feuillage des peupliers. A ne consulter que nos appréciations, le gibier de l’Odynère est loin d’allécher par la forme, et encore moins par l’odeur. C’est un ver courtaud, grassouillet, à peau nue, d’un blanc carné avec nombreuses séries de ponctuations d’un noir brillant. L’abdomen, en particulier, porte treize rangées de ces points noirs, savoir : quatre en dessus, trois sur chaque flanc et trois en dessous. Les quatre séries dorsales ont des structures différentes. Les deux médianes sont de simples taches noires ; les deux latérales sont de petits tubercules en cônes tronqués, percés au sommet d’un pore. Un de ces cônes se dresse à droite et à gauche de chaque segment de l’abdomen, sauf sur les deux derniers ; il s’en dresse pareillement un à droite et à gauche du métathorax et du mésothorax. Ces deux-ci sont plus gros que les autres. En tout, neuf paires de tubercules perforés.

Si l’on tracasse l’animal, on voit sourdre du fond de ces divers petits cratères, se déverser et s’épancher sur la larve, un liquide opalin, à forte odeur d’amandes amères, ou plutôt de nitrobenzine, vulgairement essence de mirbane, odeur qui répugne par son intensité. L’éjaculation de cette drogue est un moyen de défense. Il suffit de chatouiller la bête d’une paille ou de lui saisir une patte avec des pinces pour qu’aussitôt fonctionnent les dix-huit burettes à essence. Qui manie le ver a les doigts apuantis et rejette de dégoût l’infect parfumeur. Si la Chrysomèle a voulu rebuter l’homme en s’installant sur le dos neuf couples d’alambics à nitrobenzine, elle a, je le reconnais, très bien réussi.

Mais l’homme est son moindre ennemi ; bien autrement redoutable est l’Odynère, qui vous saisit la parfumée par la peau du cou en dépit de ses jets d’essence, et vous la trousse en quelques coups d’aiguillon. C’est de ce bandit qu’il fallait d’abord se défendre, et le pauvre ver n’a pas eu l’inspiration heureuse à cet égard. Vu le goût exclusif du chasseur pour ce genre de gibier, il est à croire que la droguerie de la Chrysomèle est, de l’avis de l’Odynère, fumet délicieux. L’humeur défensive s’est tournée en appât mortel. Ainsi des autres moyens de protection : à chaque face avantageuse ne manque pas de correspondre un revers désavantageux. J’ai lu, je ne sais plus où, l’histoire de certains papillons amers et d’autres non amers de l’Amérique méridionale. Les premiers étaient respectés des oiseaux pour cause d’amertume ; les seconds étaient gobés avec passion. Qu’ont fait les persécutés ? Ne pouvant acquérir la déplaisante saveur des amers, ils en ont du moins imité la forme et le costume. Et les oiseaux ont été dupes de la supercherie.

Cela se donnait comme preuve éclatante de la transformation en vue du combat pour la vie. Je redis la chose par à-peu-près, sur de vagues souvenirs, n’ayant jamais attaché plus d’importance qu’elles n’en méritent aux jolies inventions de ce genre. Est-il bien sûr que les papillons amers échappaient à la destruction à cause de leur goût ? Ne pouvait-il se trouver parmi les oiseaux quelques amateurs passionnés de bitter, pour lesquels la saveur défensive était, au contraire, un appât de plus ? Mon arpent de cailloux entre quatre murailles ne me dit rien des choses du Brésil ; j’y apprends cependant qu’un ver, de saveur détestable, de fumet rebutant, a, tout comme les autres, ses mangeurs attitrés, et des plus acharnés. Si la lutte pour la vie lui a fait acquérir ses burettes, la lutte pour la vie est une sotte : elle devait laisser la bête sans fioles d’essence. Ainsi s’éviterait l’ennemi le plus à craindre, l’Odynère, attiré par le fumet.

Les papillons non amers nous en apprennent une autre. Pour se garer des oiseaux, ils ont imité le costume des amers. Qu’on nous dise alors, de grâce, pourquoi, parmi tant de larves nues, régal des oisillons, pas une ne s’est avisée de revêtir la casaque à boutons noirs de la Chrysomèle. Ne pouvant se nantir de puantes cornues, elles devraient au moins en posséder le simulacre pour rebuter leurs persécuteurs. Les innocentes ! Elles n’ont pas songé à la sauvegarde par le mimétisme ! N’allons pas les blâmer, ce n’est pas leur faute. Elles sont ce qu’elles sont, et nul bec d’oiseau ne les fera changer de costume.

Le liquide défensif de la Chrysomèle a tournure d’essence : il fait sur le papier tache translucide qui disparaît par l’évaporation. Il possède coloration opaline, saveur odieuse, odeur exagérée, comparable à celle de la nitrobenzine de nos laboratoires. Si le loisir et l’outillage ne me faisaient défaut, j’entreprendrais volontiers quelques recherches sur ce singulier produit de la chimie animale, digne, je crois, d’être exploré par nos réactifs tout autant que les exsudations laiteuses de la salamandre et du crapaud. Je signale en passant le problème aux chimistes. Outre les dix-huit fioles d’huile essentielle, le ver possède un autre appareil de protection, à la fois défensif et locomoteur. Au gré de l’animal, l’extrémité de l’intestin fait hernie en un volumineux bouton ambré d’où suinte un liquide incolore ou faiblement jaune. Il m’est difficile de démêler l’odeur de ce liquide, la bandelette de papier sur lequel je le recueille étant toujours infectée par le seul contact de la bête. Je crois cependant y reconnaître, affaibli, l’arôme de la nitrobenzine. Y aurait-il des rapports entre le produit des burettes dorsales et celui du bouton intestinal ? Peut-être bien. Je soupçonne aussi des vertus spéciales, car l’Odynère, fin connaisseur en pareil sujet, nous dira tout à l’heure combien il apprécie ce liquide.

En attendant le témoignage du chasseur, constatons que le ver emploie son bouton anal pour progresser. Trop court de pattes, c’est un cul-de-jatte qui fait levier de son hernie. Comme document dont l’intérêt se dévoilera en temps opportun, constatons aussi qu’au moment de la métamorphose la larve se fixe par l’anus à la feuille de peuplier. La peau larvaire est refoulée en arrière tout en restant adhérente et la nymphe apparaît à demi engainée dans cette dépouille. La nymphe se fend à son tour ; l’insecte parfait se dégage et les deux défroques, partiellement emboîtées l’une dans l’autre, restent en place sur la feuille, fixées par le bout anal. Douze jours environ suffisent à la nymphose. Il serait hors de propos de m’arrêter davantage sur la larve de la Chrysomèle ; le peu qu’il convient d’en dire ne doit pas sortir de mon cadre, l’histoire de l’Odynère.

Le gibier nous est connu pâturant au soleil sa feuille de peuplier ; voyons-le mis en bourriche. Je soumets au dénombrement des pièces un bout de roseau peuplé de dix-sept loges à vivres complets ou peu s’en faut, les unes possédant encore l’oeuf, les autres contenant une jeune larve aux prises avec le premier morceau. Dans les cellules les mieux approvisionnées sont entassés dix vers ; dans les moins garnies, il ne s’en trouve que trois. Je reconnais de plus que, d’une façon générale, l’abondance des vivres diminue dans les étages supérieurs et augmente dans les étages inférieurs, sans toutefois règle de progression bien précise. La ration variable des sexes est ici probablement en cause : aux mâles, moindres de taille et plus précoces, les chambres d’en haut, aux sobres menus ; aux femelles, plus fortes et plus tardives, les chambres d’en bas, avec copieux service. Un autre motif concourt, je le pense, à ces variations dans le nombre : c’est la grosseur du gibier, plus ou moins jeune, plus ou moins dodu. Petites ou grosses, toutes les pièces sont dans une complète immobilité. Armé d’une loupe, j’épie en vain les oscillations des palpes, les frémissements des tarses, les pulsations de l’abdomen, symptômes de vie si fréquents dans les victimes des hyménoptères prédateurs. Rien, jamais rien. Les larves poignardées par l’Odynère seraient-elles réellement mortes ? les provisions seraient-elles de vrais cadavres ? Pas du tout ; leur inertie profonde n’exclut pas un reste de vie. Les preuves en sont frappantes.

D’abord la revue de mon paquet de roseaux, cellule par cellule, m’apprend que les grosses larves, celles dont le développement total est acquis, très souvent adhèrent par le derrière aux parois de la loge. La signification de ce détail est évidente. Capturé aux approches de la métamorphose, le ver, malgré les coups de stylet, a fait ses habituels préparatifs : il s’est suspendu solidement à l’appui voisin, cloison de terre ou canal de roseau, de même qu’il se fixe à la feuille de peuplier. La bête est si fraîche d’aspect, si correcte d’adhérence anale, que l’espoir me vient de voir la peau de la poignardée se fendre et la nymphe apparaître. Mon espoir n’a rien d’exagéré : il se fonde sur des faits non moins étranges que je relaterai plus loin. Aux probabilités sur lesquelles je comptais presque les événements n’ont pas répondu. Extraites du charnier avec leur point d’appui et mises en lieu sûr, aucune des larves fixées pour la nymphose n’a dépassé l’acte préparatoire. A lui seul cependant cet acte parle assez : il nous dit qu’un reste de vie anime sourdement le ver, puisque pouvoir lui est laissé de prendre les dispositifs nécessaires à la transformation.

Le cadavre est nié d’une autre manière. Je mets en tubes de verre, avec tampon de coton, douze larves soustraites aux magasins de l’Odynère. Le signe de la vie latente est la fraîcheur de la bête, teintée d’un blanc rosé tendre ; le signe de la mort et de ses pourritures est la coloration brune. Eh bien, dix-huit jours après, une d’elles commence à brunir. Une seconde est reconnue morte au bout de trente et un jours. Après quarante-quatre jours, six sont encore fraîches et replètes. Enfin la dernière persiste en bon état pendant deux mois, du 16 juin au 15 août. Il va de soi que, dans les mêmes conditions, les larves réellement mortes et sans contusions, asphyxiées par le sulfure de carbone, tournent au brun en peu de jours.

Ainsi que je devais m’y attendre, les particularités de la ponte de l’Odynère nidulateur sont exactement les mêmes que celles de l’Odynère réniforme, objet d’observations antérieures. J’y retrouve, avec la satisfaction que donne le contrôle d’un fait intéressant, les curieux dispositifs décrits autrefois. L’oeuf est déposé le premier, tout au fond de la loge. Vient ensuite, d’après l’ordre de capture, l’empilement des vivres. De la sorte, la consommation progresse du plus vieux au plus récent.

Je tenais surtout à reconnaître si l’oeuf est pendulaire, c’est-à-dire appendu par un fil en un point de la loge, à l’exemple de ce que m’ont appris les Eumènes et l’Odynère réniforme. Un congénère de ce dernier devait, j’en avais d’avance la certitude, se conformer à la méthode du filament suspenseur ; mais il était à craindre que le transport d’Orange et les cahots de la voiture n’eussent rompu le délicat pendule. Je me rappelais mes anxiétés, mes minutieuses précautions lors du déménagement des cellules à la voûte desquelles oscillait l’oeuf de l’Odynère réniforme. La voiture, ignorante de son précieux fardeau, doit avoir tout bouleversé. Mais non, à ma vive surprise. Dans la majeure partie des cellules assez récentes, je trouve l’oeuf en place, suspendu, tantôt à la voûte du roseau, tantôt au bord supérieur de la cloison, par un fil tout juste visible et d’un millimètre environ de longueur. L’oeuf est lui-même cylindrique et mesure près de trois millimètres. Les roseaux, largement ouverts et mis dans des tubes de verre, me permettent d’assister à l’éclosion, qui a lieu trois jours après la clôture de la loge, et probablement quatre après la ponte.

Je vois le vermisseau naissant engagé presque en entier, la tête en bas, dans le fourreau fourni par la pellicule de l’oeuf. Très lentement, il glisse dans cette gaine, et le cordon de suspension s’allonge d’autant, menu à l’extrême dans la partie du fil primitif, beaucoup plus large dans la partie résultant de la dépouille ovulaire. Sa tête atteint la pièce de gibier voisine en un point quelconque, et la frêle créature prend ses premières bouchées. Si quelque chose l’émeut, si je choque le roseau, elle lâche prise en reculant un peu dans la gaine de l’oeuf ; puis, rassurée, elle glisse encore et reprend le point entamé. D’autres fois, le choc la laisse indifférente. Cet état de suspension du nouveau-né se prolonge à peu près vingt-quatre heures ; après quoi le vermisseau, quelque peu réconforté, se laisse choir pour consommer suivant les usages ordinaires. Les victuailles lui durent une douzaine de jours. Immédiatement après vient le travail du cocon, dans lequel l’insecte persiste en son état de larve jaune jusqu’au mois de mai suivant. Il serait fastidieux de suivre l’Odynère dans sa vie de mangeur et de tisseur. La consommation du mets fortement épicé de nitrobenzine, l’ourdissage du cocon, fine étoffe ambrée, n’ont rien d’assez saillant pour mériter mention spéciale. Avant de quitter ce sujet, je donnerai l’énoncé d’un problème que l’oeuf pendulaire propose à l’embryogénie. Tout oeuf d’insecte, de forme cylindrique, a deux pôles, celui d’avant et celui d’arrière, le céphalique et l’anal. Par lequel des deux vient-il au jour ?

Par le pôle d’arrière, nous disent les Eumènes et les Odynères. L’extrémité de l’oeuf fixée à la paroi de la cellule est évidemment issue la première de l’oviducte, vu la nécessité absolue où se trouve la mère d’engluer d’abord quelque part le fil suspenseur avant d’abandonner sa ponte dans le vide. Dans les tubes ovariques et dans l’oviducte, trop étroits pour une inversion, le pôle anal glissait donc le premier. Orienté comme l’était le germe, le vermisseau naissant a, de la sorte, l’arrière en haut, la tête en bas, au bout de son fil.

Par le pôle d’avant, nous répondent à leur tour les Scolies, les Sphex, les Ammophiles et tous les prédateurs qui fixent la ponte en un point de la victime. C’est, en effet, toujours par l’extrémité céphalique que l’oeuf adhère à la proie, en un point déterminé que choisit la prudence de la mère, car la sauvegarde du nourrisson et la conservation des vivres exigent que là, et seulement là, se pratiquent les premières morsures. Pour les mêmes raisons que ci-dessus, l’extrémité fixée sur le gibier a précédé l’autre dans la mise au jour.

Les deux témoignages opposés sont aussi véridiques l’un que l’autre. Donc, suivant que sa destination est d’être accolé à la paroi de la loge ou d’en être tenu éloigné sur un autre appui, l’oeuf exécute son plongeon dans la vie par le pôle d’avant ou par le pôle d’arrière, ce qui exige une orientation inverse dans les ovaires et l’oviducte. De cette façon, le ver naissant a toujours la nourriture sous les mandibules, et sa profonde inexpérience ne le met pas en péril de mort par inanition devant un monceau de vivres que sa bouche ne saurait encore chercher et trouver. Voilà le problème. Je demande instamment aux embryogénistes de le résoudre, en dehors de toute préordination, par le secours seul des énergies du protoplasme.

Connaître l’Odynère dans l’intimité de son ménage ne suffisait pas ; il importait de le voir aussi dans ses fonctions de chasseur. Comment s’empare-t-il de son gibier ? comment l’opère-t-il pour le conserver frais dans l’immobilité de la mort ? quelle est sa méthode chirurgicale ? Ne connaissant pas, pour le moment, dans mon voisinage, la moindre colonie du persécuteur de la Chrysomèle, je proposai la question à Claire. Elle était sur les lieux, en rapport quotidien avec le poulailler où se passaient les mémorables événements objet de cette étude ; et, condition majeure, je lui savais clairvoyance et bonne volonté. La corvée fut acceptée d’enthousiasme. Je devais de mon côté, si possible, tenter quelques observations avec l’insecte captif. Afin de ne pas nous influencer l’un l’autre sur l’appréciation de faits qui, par leur promptitude, pourraient laisser place au doute, il fut convenu de tenir chacun nos résultats secrets jusqu’à certitude acquise des deux parts. Bien endoctrinée sur la marche à suive, Claire commence. Aux bords de l’Aygues, des peupliers chargés de larves de Chrysomèle sont bientôt découverts. De loin en loin, quelque Odynère survient, s’abat sur une feuille et repart avec sa capture entre les pattes. Mais les choses se passent trop haut ; l’examen précis du démêlé entre le victimaire et la victime est impraticable. D’ailleurs les apparitions de l’Odynère sur l’arbre surveillé parmi tant d’autres également propices à la chasse se font à de longs intervalles, qui lassent outre mesure la patience. Tenace dans son désir de voir, d’apprendre et de m’être utile, ma fervente collaboratrice s’avise d’un ingénieux moyen. Un jeune peuplier riche de Chrysomèles est déraciné avec sa motte. Les précautions sont prodiguées pour éviter les secousses qui pendant l’arrachage et le transport feraient tomber le troupeau de larves. L’affaire est si bien conduite que le plant arrive sans encombre à destination, devant le poulailler. Là, bien en face des roseaux demeure de l’Odynère, il est remis en terre. Peu importe la reprise ; pourvu que l’arbuste se conserve frais quelques jours avec de copieux arrosages, c’est tout ce qu’il faut.

Son observatoire installé, Claire se met à l’affût, dissimulée par des branchages à côté du peuplier, dont tout le feuillage est à la portée du regard. Le matin, elle épie ; le fort de la chaleur venu, elle épie ; l’après-midi, elle épie. Le lendemain, elle recommence ; le surlendemain encore, tant et tant qu’à la fin la fortune lui sourit. Sainte patience, de quoi n’êtes-vous pas capable ! L’essaim d’Odynères, allant aux larves, en revenant, eut avis, par le fumet de nitrobenzine, du peuplier giboyeux transplanté. Pourquoi de lointaines expéditions lorsque le butin abonde devant la porte ? L’arbuste fut largement exploité. En de telles conditions, le chasseur ne tarda pas à livrer le secret de sa manoeuvre. Claire vit et revit le meurtre par le poignard. Mais elle paya cher notre commune curiosité satisfaite. Il fallut garder la chambre pendant quelques jours par suite d’insolation. Elle s’attendait, du reste, à la mésaventure, sachant fort bien, par mon exemple, que c’est là le bénéfice assuré des observations sous un soleil implacable. Que l’éloge de la science la dédommage un peu de la migraine ! Les résultats de ses affûts concordant de tous points avec les miens, je les ferai connaître par le récit de ce que j’ai vu moi-même.

A mon tour maintenant. Lorsque le paquet de roseaux à Odynères me parvint, j’étais occupé d’une question des plus intéressantes, ainsi que l’établiront les détails réservés pour un autre chapitre. J’essayais de faire opérer sous cloche, dans mon atelier aux bêtes, les divers hyménoptères prédateurs dont le genre de proie m’était connu. Ainsi se constataient les points précis où plonge l’aiguillon. Mes captifs, mis en présence de leur gibier réglementaire, se refusaient pour la plupart à dégainer ; d’autres, moins soucieux des libres chasses, acceptaient l’offre et poignardaient sous ma loupe. Pourquoi l’Odynère nidulateur ne serait-il Pas du nombre de ces hardis ?

C’est à essayer. Je suis abondamment pourvu de larves de Chrysomèle, venues d’Orange ; je les élève sous un dôme de toile métallique, en vue de leurs métamorphoses et de leurs alambics à essence. Le gibier est sous la main, le chasseur fait défaut. Où le prendre ? Je n’ai qu’à le demander à Claire, qui s’empressera de me l’envoyer. La ressource est certaine, mais je me fais scrupule de l’employer : je crains que l’insecte ne m’arrive démoralisé par les secousses de la voiture et les ennuis d’une longue captivité. A ce fatigué, cet ennuyé, la Chrysomèle sera rencontre indifférente, la chose est presque sûre. Il me faut mieux que cela : je souhaite l’insecte pris à l’instant même, dans la pleine fraîcheur de ses aptitudes.

Devant ma porte est un champ de fenouil oriental, élément de l’absinthe malfamée. Sur ses ombelles prennent leurs lampées guêpes, abeilles, mouches de toutes sortes. Allons-y voir avec le filet. Les convives sont nombreux. J’inspecte les rangées de la culture au milieu des chants de table, bourdonnements et piaulements. Dieu soit loué ! voici l’Odynère. J’en prends un, j’en prends deux, j’en prends six, et je retourne à la hâte dans mon atelier. Au-delà de mes désirs le sort me favorise : mes six captures appartiennent à l’Odynère nidulateur, et toutes les six sont des femelles. Ceux-là comprendront mon émoi qui, passionnés pour un problème, trouvent tout à coup les données nécessaires à la solution. La joie du moment a ses anxiétés : qui sait la tournure que vont prendre les choses entre chasseur et gibier ? Je transvase sous cloche un Odynère et une larve de Chrysomèle. Pour stimuler l’ardeur de l’assassin, j’expose la cage de verre au soleil. Voici par le détail l’exposé du drame. Pendant un gros quart d’heure, le captif grimpe aux parois de la cloche, redescend, remonte, cherche une issue pour fuir et paraît n’accorder aucune attention au gibier. Je désespérais déjà du succès, quand soudain le chasseur s’abat sur la larve, la retourne le ventre en l’air, l’enlace et la pique à trois reprises au thorax, notamment sous le cou, dans la région médiane, point où l’aiguillon insiste plus qu’ailleurs. L’enlacée proteste de son mieux, vide ses burettes et s’huile d’essence ; la tactique défensive est d’effet nul. Indifférent au parfum capiteux, l’Odynère pratique son opération avec la même sûreté de bistouri que si le patient était inodore. Trois fois le dard plonge pour abolir, dans les trois ganglions du thorax, l’innervation locomotrice. Je recommence avec d’autres sujets. Peu se refusent à l’attaque, et chaque fois trois coups d’aiguillon avec insistance marquée sous le cou. Ce que je voyais dans des conditions artificielles, Claire le voyait de son côté dans des conditions libres, en plein air, sur les feuilles du peuplier transplanté. Collaborateur et collaboratrice arrivaient exactement au même résultat.

L’opération est prompte. Puis l’Odynère, tout en tramant sa proie ventre à ventre, lui mâchonne longtemps le cou, mais sans blessure aucune. Cet acte pourrait bien être l’équivalent de ce que pratiquent le Sphex languedocien et l’Ammophile hérissée lorsque, sans la meurtrir, ils mordillent la nuque, l’un à son éphippigère, l’autre à son ver gris, pour comprimer et engourdir les ganglions cervicaux. Je m’empare, bien entendu, des larves paralysées. Inertie totale de la victime, sauf quelques frémissements des pattes, bientôt arrêtés. Mise sur le dos, la larve ne bouge plus. Elle n’est pas morte cependant, j’en ai donné les preuves. La sourde vitalité s’affirme d’une autre manière. Dans les premiers jours de cette léthargie sans réveil, des crottins sont rejetés, jusqu’à ce que l’intestin soit vide. En répétant mes expériences, je suis témoin d’un fait dont la singularité tout d’abord me déroute. Cette fois le gibier est saisi par l’extrémité anale, et l’aiguillon pique sous le ventre, à diverses reprises, les segments terminaux. C’est l’opération ordinaire renversée, faite sur les anneaux d’arrière au lieu d’être pratiquée sur les anneaux du thorax. Le chirurgien et le patient, tête contre tête dans la méthode normale, sont, dans le cas actuel, dirigés en sens inverse l’un de l’autre. Serait-ce par inadvertance que l’opérateur confond les deux extrémités du ver et pique le bout du ventre croyant piquer le cou ? Un moment je le crois ; mais je suis bientôt tiré d’erreur. L’instinct n’a pas de ces méprises-là.

En effet, voici que, ses coups d’aiguillon donnés, l’Odynère enlace la bête et se met à lui mâcher lentement, à grands coups de mandibules, les trois derniers anneaux, par la face dorsale. Une gloutonnerie manifeste accompagne les morsures ; toutes les pièces de la bouche sont en jeu, comme si l’insecte faisait régal d’un mets exquis. Cependant le ver, mordu au vif, agite en désespéré ses courtes pattes, dont l’activité n’a rien perdu par les coups d’aiguillon lardés en arrière ; il se démène, il proteste de la tête et des mandibules. L’autre n’y prend garde et continue de lui mâcher le croupion. Cela dure dix minutes, un quart d’heure ; puis le bandit lâche le dolent et l’abandonne là, sans plus s’en préoccuper, au lieu de l’emporter avec lui ainsi qu’il ne manquerait pas de le faire d’un gibier à destination du nid. Peu après, l’Odynère se met à se lécher les doigts, comme s’il venait de consommer friandise exquise ; il se passe et repasse les tarses entre les mandibules, il fait ses ablutions du sortir de table. Qu’a-t-il donc mangé ? Il faut revoir le gourmet exprimant le jus du croupion.

Très complaisants, pourvu que j’y mette un peu de patience, mes six captifs, à tour de rôle, opèrent la larve de Chrysomèle, tantôt par l’avant, comme gibier de la famille, tantôt par l’arrière, comme appoint de leur propre nourriture. Le miel que je leur sers sur des épis de lavande ne leur fait pas oublier l’atroce régal. La tactique pour l’obtenir, la même dans ses généralités, est variable dans ses détails. La larve est toujours saisie par l’extrémité postérieure, et les coups d’aiguillon se succèdent d’arrière en avant à la face ventrale. Tantôt l’abdomen seul est atteint, tantôt aussi le thorax, ce qui enlève à l’opérée tout mouvement. Ces piqûres n’ont pas pour but, c’est évident, l’immobilité de la larve, puisque celle-ci se meut très bien, trottine, toute meurtrie qu’elle est, quand le dard n’a pas dépassé le ventre. L’inertie n’est indispensable qu’en vue des vivres destinés aux cellules. Si l’Odynère travaille pour son propre compte et non pour sa famille, peu lui importe que le ver dont il convoite la friandise se démène ou non ; il lui suffit d’abolir par la paralysie toute résistance dans la partie qu’il s’agit d’exploiter. La paralysie, du reste, est très accessoire, et chacun, à sa guise, la néglige ou la pratique plus ou moins en avant, sans règle fixe. Quand l’Odynère repu le lâche, le ver à croupion mâché est donc tantôt inerte comme celui des cellules, et tantôt doué de mobilité presque autant que les vers intacts, dont il ne diffère que par le défaut de son bouton anal, son appui de cul-de-jatte.

J’examine les impotents. La hernie anale a disparu, et je ne peux la faire reparaître en pressant des doigts le bout de l’abdomen. Du reste, à la place de cette hernie, la loupe me montre des tissus déchirés, laciniés ; le bout de l’intestin est en lambeaux. Partout ailleurs au voisinage, des meurtrissures, des ecchymoses, sans plaies béantes. C’est donc du contenu de cette hernie que s’abreuve délicieusement l’Odynère. Quand il mâchonne les deux ou trois derniers segments, il trait en quelque sorte le ver ; par la compression, que favorise la paralysie du ventre, il fait affluer l’humeur rectale dans la poche, qu’il éventre ensuite pour en laper le contenu.

Cette humeur, qu’est-elle ? Quelque produit spécial, quelque mixture nitrobenzinée ? Je ne peux décider. Je sais seulement que l’insecte l’emploie pour sa défense. Inquiet, il la transsude pour rebuter l’assaillant. Le réservoir anal fonctionne dès qu’apparaît la gouttelette des fioles à parfum. Que dirons-nous de ce moyen protecteur devenu cause d’atroce torture ? Apuantissez-vous après cela, naïves bêtes, distillez l’essence, devenez amères ne l’étant pas d’abord ; vous trouverez toujours un mangeur pour vous croquer, un connaisseur de friands morceaux pour vous grignoter le croupion. Avis aux papillons de l’Amérique du Sud. Je ne terminerai pas l’histoire lamentable de la larve de Chrysomèle sans dire ce que devient l’animal après l’odieuse mutilation. L’inertie complète par le fait des blessures thoraciques n’ayant rien à nous apprendre qui ne soit déjà connu d’après les constatations faites sur les larves destinées aux cellules, considérons le cas où le ver est piqué seulement au bout du ventre, à trois ou quatre reprises. Je m’empare de la bête lorsque l’Odynère l’abandonne après lui avoir avidement mâchonné les trois derniers segments et fouillé le bout de l’intestin, dont le bouton locomoteur et défensif a disparu. Ces trois segments sont contusionnés, avec coloration de mauvais aspect ; mais je ne peux y découvrir la moindre déchirure de la peau. L’abdomen est paralysé. L’animal ne se sert plus, pour cheminer, de son levier anal. Les pattes sont parfaitement mobiles, et le ver en fait usage : il rampe, il se traîne, il progresse avec une vigueur qui serait normale sans les encombres de l’arrière-train. La tête se meut aussi, les pièces de la bouche happent comme à l’ordinaire. La paralysie de l’abdomen et la mutilation du rectum à part, c’est en tout la larve pleine de vie, broutant en paix la feuille de peuplier. Démonstration superbe de ce principe où doivent échouer certaines objections grincheuses : l’effet du dard ne se fait sentir, du moins au début, que dans les points atteints. L’aiguillon se porte vers les centres nerveux de l’abdomen, et l’abdomen est paralysé ; il respecte le thorax, et les pattes sont actives ainsi que la tête.

Cinq heures après l’opération, j’examine de nouveau les vers. Les pattes postérieures tremblotent et ne servent plus à la locomotion. La paralysie les gagne. Le lendemain, elles sont inertes, ainsi que les moyennes. La tête et les pattes antérieures fonctionnent toujours. Le surlendemain, immobilité de partout, sauf la tête. Enfin le quatrième jour, la bête est morte, réellement morte, car elle se ratatine, se dessèche et noircit, tandis que les larves opérées par le thorax en vue des vivres se maintiennent replètes et fraîches de coloration pendant des semaines et des mois. Est-elle morte de ses piqûres au ventre ? Non, car les autres, piquées au thorax, n’en meurent pas. C’est la dent féroce de l’Odynère et non le dard qui l’a tuée. Avec le bout de l’abdomen écrasé sous les mandibules et l’ampoule intestinale extirpée, la vie n’est plus possible.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1891, IVème, Chapitre 10.