L'ONTHOPHAGE TAUREAU
LA CELLULE

Commencée aujourd'hui et demain délaissée, plus tard de nouveau reprise et de nouveau abandonnée, suivant les chances du jour, l'étude des instincts a la marche hésitante. Le cours des saisons impose des haltes fastidieuses de longueur ; il reporte à l'année suivante, si ce n'est plus loin, la réponse attendue. D'ailleurs, amenée d'habitude, par un événement fortuit, de maigre intérêt s'il est isolé, la question surgit à l'improviste, toute nébuleuse, non apte à donner prise à l'interrogation correcte. Comment interroger ce qui n'est pas encore soupçonné ? Les données manquent pour la franche attaque du problème.

Cueillir ces données par fragments, les soumettre à des essais variés afin d'en éprouver la valeur, les grouper en un faisceau qui cerne l'inconnue et de plus en plus la dégage, tout cela exige long espace de temps, d'autant plus que les périodes propices sont brèves. Les années s'écoulent, et bien des fois la complète solution n'est pas venue. Toujours des lacunes restent à combler ; toujours derrière les traits mis en lumière, d'autres attendent, obnubilés d'obscur.

Il serait préférable, je le sais bien, d'éviter des redites et de donner, chaque fois, une histoire complète ; mais, dans le domaine des instincts, qui peut se flatter d'une moisson ne laissant après elle rien d'important à glaner ? Parfois la gerbe des épis laissés sur le terrain est supérieure d'intérêt à la gerbe primordiale. S'il fallait attendre de connaître en tous ses détails la question étudiée, nul n'oserait écrire le peu qui lui est connu. De temps à autre, quelques vérités se révèlent, minimes cubes de l'énorme mosaïque des choses. Divulguons la trouvaille, si humble soit-elle ; d'autres viendront qui, faisant récolte, eux aussi, de quelques parcelles, assembleront le tout en un tableau toujours agrandi, mais toujours ébréché par l'inconnu.

Et puis, le poids de l'âge m'interdit les longs espoirs. Peu confiant dans la journée de demain, j'écris au jour le jour, à mesure que j'observe. Cette méthode, non choisie, mais imposée, amène certains retours sur d'anciens sujets, lorsque des aperçus fournis par de nouvelles recherches viennent compléter et parfois modifier le texte primitif.

Une éducation sommaire, sans plan arrêté, pêle-mêle avec d'autres sujets dont l'histoire m'intéressait davantage, me valait autrefois, concernant les Onthophages, certains résultats dignes d'attention. Un des volumes qui précèdent en donne le rapide aperçu. Les résultats, acquis à la hâte et presque fortuitement, m'ont inspiré le désir de suivre, en pleine vigilance, les moeurs, l'industrie, le développement de l'insecte déjà présenté au lecteur de façon trop sommaire. Parlons donc encore une fois des Onthophages, le petit peuple cornu fanatique de bouse.

Ces derniers temps, j'ai élevé les espèces suivantes, telles que me les fournissait la chance des récoltes : Onthophagus taurus Lin., Onthophagus vacca Lin., Onthophaus furcatus Fab., Onthophagus Schreberi Lin., Onthophagus nuchicornis Lin., Onthophagus Lemur Fab. Nul choix de ma part ; j'accepte tout ce qui se présente en nombre suffisant. Le premier surtout abonde. J'en suis ravi, car l'Onthophage taureau est le chef de file de la corporation. Nul ne l'égale, sinon pour le costume, plus riche et cuivreux chez d'autres, du moins pour le gracieux encornement des mâles. Il sera, dans ma ménagerie, l'objet d'une attention spéciale. Du reste, ce qu'il m'apprendra se répétant ailleurs sans variations notables, son histoire sera celle de la tribu entière.

J'en fais capture, ainsi que des autres, dans le courant du mois de mai. A cette époque de l'éveil génésique, je les trouve grouillant, très affairés, sous les déjections du mouton, non celles qui se moulent en olives et se disséminent en traînées, mais celles qui sont émises en galettes de quelque ampleur. Les premières sont trop arides, trop parcimonieuses, et l'Onthophage n'en fait cas ; les secondes, généreuses brioches, sont exploitées de préférence à toute autre provende.

Le copieux monceau du mulet est aussi largement utilisé ; mais c'est très filandreux, et si l'insecte y trouve en abondance de quoi festoyer lui-même, il est rare qu'il en fasse usage à l'intention des fils. Quand il s'agit de nids, le fournisseur par excellence est le mouton. A ses produits de plasticité hors ligne, accourt, la clientèle des Onthopages, fins connaisseurs tout autant que le Scarabée, le Copris, le Sisyphe. Si du reste, la pâtisserie ovine manque, on se rabat, à l'aide d'une minutieuse sélection, sur le grossier amas du mulet.

L'éducation des Onthophages ne présente aucune difficulté. Une grande volière, propice aux joyeux ébats, n'est pas ici nécessaire ; elle serait même incommode et se prêterait mal à l'observation précise, à cause du tumulte dans une foule nombreuse et variée. Je lui préfère des établissements multiples, plus simples, plus réduits, que je puisse admettre dans l'intimité de mon cabinet de travail. Cela se prêtera mieux à des visites assidues, sans encombrement de terres remuées. Que choisir comme loges ?

On fait emploi dans les ménages de récipients en verre sur l'embouchure desquels se visse un couvercle en fer-blanc. Là se conservent miel, compotes, confitures, gelées et autres produits similaires, trésor de la mère de famille quand viennent les pénuries de l'hiver. Je m'en procure une douzaine en dévalisant l'armoire à conserves de la maison. Leur contenance est d'un litre en moyenne.

A demi rempli de sable frais, garni en outre de vivres empruntés à la pâtisserie du mouton, chaque bocal reçoit un lot d'Onthophages, séparés par espèces et les deux sexes présents. Lorsque sont épuisés les chalets en verre et que la population devient trop dense, j'ai recours à de simples pots à fleurs, meublés suivant les règles et clos d'un carreau de vitre. Le tout est rangé sur ma grande table de laboratoire. Mes captifs sont satisfaits de leur installation ; ils y trouvent douce température, illumination discrète et vivres premier choix.

Que faut-il de plus à la félicité des Bousiers ? Rien autre que les ivresses de la pariade. Ils ne s'en privent pas. Internés dans la seconde quinzaine de mai, sans nul souci du nouvel état de choses qui met fin aux ébats parmi les touffes de thym, ardemment ils se recherchent, se lutinent, s'assemblent par couples.

L'occasion est excellente de trouver réponse à cette première question : les Onthophages connaissent-ils la collaboration du père et de la mère dans les soins de la nitée ? Y a-t-il chez eux ménage permanent, à l'exemple de ce que nous ont montré le Géotrupe, le Sisyphe, le Minotaure ? Ou bien la pariade est-elle suivie d'une brusque et définitive rupture ? L'Onthophage taureau va nous le dire.

Délicatement, je déménage deux accouplés et les établis à part dans un autre bocal, pourvu de victuailles et de sable frais. Le changement de logis s'opère sans encombre ; les deux enlacés se maintiennent unis. Un quart d'heure après, on se sépare ; la grosse affaire est terminée. Les vivres sont auprès. Un moment on s'y restaure, puis chacun, sans la moindre préoccupation de l'autre, creuse son terrier et s'y enfouit solitaire.

Une semaine environ s'écoule. Le mâle reparaît à la surface ; il est inquiet, il s'escrime à l'escalade ; les relations sont finies, bien finies ; il veut s'en aller. Plus tard, la femelle remonte à son tour ; elle sonde la brioche voisine, en prélève le meilleur et le descend sous terre. Elle nidifie. Quant à son compagnon, il ne prend pas même garde, aux événements, ces choses-là ne le regardent pas. Consultés de la même façon, les autres captifs, n'importe l'espèce, fournissent réponse identique. La tribu onthophagienne ignore les liens du ménage.

Qu'ont de plus ceux qui les connaissent et si fidèlement les pratiquent. Je ne le vois pas bien ; soyons plus franc, disons que je ne le vois pas du tout. Si le Géotrupe, avec son volumineux boudin, m'explique un peu la collaboration du père, aide précieux dans la confection de semblable conserve ; si le Minotaure, avec son puits énorme de profondeur, me fait entrevoir la nécessité de l'auxiliaire à trident, qui pousse au dehors les déblais tandis que la mère creuse, je cesse de comprendre au sujet du Sisyphe, très économe de vivres ainsi qu'en travail d'excavation.

Que, dans ce dernier cas, le mâle soit de quelque utilité, surveillant la pilule, donnant un coup d'épaule, encourageant de sa présence la femelle, je n'en disconviens pas ; mais après tout son rôle de collaborateur est bien secondaire, et la mère, semble-t-il, pourrait se passer de toute aide, ainsi qu'il est de règle chez le Scarabée. Voici d'ailleurs l'Onthophage taureau, encore moindre que le Sisyphe ; et ce nain, étranger à l'association qui double la force, accomplit besogne à peu près équivalente à celle du rouleur de pilules par attelage à deux.

Comment donc se répartissent les talents, les industries ? Accumulant faits sur faits, observations sur observations, le saura-t-on un jour ? Je me permets d'en douter. Des amis parfois me disent : « Maintenant que vous avez cueilli ample moisson de détails, vous devriez à l'analyse faire, succéder la synthèse, et généraliser, en une vue d'ensemble, la genèse des instincts. »

Que me proposent-ils là, les imprudents ! Parce que j'ai remué quelques grains de sable sur le rivage, suis-je en état de connaître les abîmes océaniques ? La vie a des secrets, insondables. Le savoir humain sera rayé des archives du monde avant que nous ayons le dernier mot d'un moucheron.

Non moins obscure est la question des nids. Entendons par nid tout habitacle, ouvrage intentionnel, qui reçoit la ponte et protège l'évolution des fils. L'hyménoptère y excelle. Il connaît les cabines de cotonnade de cire, de feuillage, de résine ; il bâtit des tourelles de pisé, des coupoles de maçonnerie ; il pétrit des urnes d'argile. L'Aranéide rivalise avec lui. Rappelons les aérostats, les paraboloïdes étoilés de certaines Epeires ; la sacoche globuleuse de la Lycose : le cloître à voûtes ogivales de l'Araignée labyrinthe ; la tente et les sachets lenticulaires de la Clotho.

Le Criquet pratique des silos surmontés d'une cheminée spumeuse ; la Mante fait mousser sa glaire en édifice spongieux. De leur côté, le Diptère et le Papillon ignorent ces tendresses ; ils se bornent à déposer leurs oeufs en des points où les jeunes puissent d'eux-mêmes trouver le vivre et le couvert. Le Coléoptère, lui aussi, est en général d'une extrême ignorance dans les délicatesses de la nidification. Par une exception bien singulière, seuls les Bousiers, dans la foule immense des cuirassés d'élytres, ont une industrie d'éducateurs qui supporte la comparaison avec celle des mieux doués. Comment leur est venue cette industrie ?

Des esprits aventureux, illusionnés par des audaces théoriques, nous affirment que la science de l'avenir, riche de documents puisés dans le tréfonds de la fibre et de la cellule, dressera une table de filiation où la série animale sera cataloguée de telle manière que la place occupée nous dira les instincts, sans besoin aucun d'observation préalable. On déterminera les aptitudes au moyen de formules savantes, de même qu'on détermine les nombres d'après leurs logarithmes.

C'est superbe, mais prenons garde : nous sommes chez les Bousiers ; consultons-les avant de dresser la table logarithmique des instincts. L'Onthophage est apparenté au Copris, au Scarabée, au Sisyphe, tous versés dans les élégances pilulaires. D'après la place qu'il occupe dans la table des bêtes, essayons de dire par avance, avec les seules données de la formule, ce qu'il sait faire dans l'art des nids.

Il est petit, j'en conviens, mais l'exiguïté de la taille n'enlève rien aux talents, témoin la Mésange penduline, le Troglodyte, le Serin, qui, des moindres parmi nos oisillons, sont cependant des artistes incomparables. Les proches alliés de l'Onthophage excellent dans les grâces de l'ovoïde et de la gourde en col de poire. Lui si mignon, si correct, doit travailler encore mieux.

Eh bien, la table nous trompe, la formule nous ment : l'Onthophage est un très médiocre artiste ; son nid est ouvrage rudimentaire, presque inavouable. Pour les six espèces élevées, je l'obtiens à profusion dans mes bocaux et pots à fleurs. A lui seul, l'Onthophage taureau m'en fournit bien près d'un cent, et je n'en trouve pas deux exactement semblables, comme devraient l'être des pièces sorties du même moule et de la même officine.

A ce défaut d'exacte similitude s'adjoint, tantôt plus, tantôt moins accentuée, l'incorrection des formes. Il est aisé cependant de reconnaître, dans l'ensemble, le prototype d'après lequel travaille le maladroit nidificateur. C'est une outre configurée en dé à coudre et dressée verticale, la calotte sphérique en bas, l'ouverture circulaire en haut.

Parfois l'insecte s'établit dans la région centrale de mes appareils, au sein de la masse terreuse ; alors, la résistance étant la même en tous : les sens, la configuration utriculaire est assez précise ; mais préférant les bases solides aux appuis poudreux, l'Onthophage bâtit d'habitude contre les parois du bocal, surtout celle du fond. Si l'appui est vertical, la sacoche est un bref cylindre sectionné suivant sa longueur, avec facette lisse et plane contre le verre, et convexité rugueuse partout ailleurs. Si le support est horizontal, cas le plus fréquent, la cabine est une sorte de vague pastille ovalaire, plane en dessous, gibbeuse et formant voûte en dessus. A l'incorrection de ces formes tourmentées, que ne régit aucun devis bien défini, s'ajoute la grossièreté des surfaces, qui toutes, à l'exception des parties en contact avec le verre, s'encroûtent d'une écorce de sable.

La marche du travail explique ce disgracieux revêtement. Aux approches de la ponte, l'Onthophage fore un puits cylindrique et descend en terre à médiocre profondeur. Là, travaillant du chaperon, de l'échine et des pattes antérieures dentelées en râteau, il refoule et tasse autour de lui les matériaux remués, de façon à obtenir tant bien que mal un nid d'ampleur convenable. Il s'agit alors de cimenter les parois croulantes de la cavité.

L'insecte remonte à la surface par la voie de son puits ; il cueille sur le seuil de sa porte une brassée de mortier provenant de la galette sous laquelle s'est faite élection de domicile ; il redescend avec sa charge, qu'il étale et comprime sur la paroi sableuse. Ainsi s'obtient une couverture de béton dont le cailloutis est fourni par la muraille même, et le ciment par le produit du mouton. En quelques voyages, les coups de truelle se répétant, le silo est crépi de partout ; les parois, tout incrustées de grains de sable, ne sont plus sujettes à l'effondrement. La cabine est prête ; il reste à la peupler et à la garnir.

Au fond est ménagé d'abord un vaste espace libre, la chambre d'éclosion, sur la paroi de laquelle l'oeuf est déposé. Vient après ma cueillette des vivres destinés au ver, cueillette qui se fait avec de délicates précautions. Naguère, lorsqu'il bâtissait, l'insecte exploitait l'extérieur de la masse pâteuse, ne tenait compte des souillures de terre. Maintenant il pénètre au coeur même du bloc, par une galerie qui semble pratiquée avec un emporte-pièce. Pour déguster un fromage, le commerçant fait emploi d'une sonde cylindrique creuse qui plonge profondément et se retire chargée d'un échantillon pris dans les couches centrales. Quand il amasse pour son ver, l'Onthophage opère comme s'il était doué de pareille sonde.

Il fore la pièce exploitée d'un trou exactement rond ; il va droit au centre, où la matière, non exposée au contact de l'air, s'est conservée plus sapide, plus souple. Là seulement sont cueillies les brassées qui, mises en cellier à mesure, pétries et tassées au point requis, remplissent la sacoche jusqu'à l'embouchure. Enfin, un tampon du même mortier, dont les parois sont faites mi-partie sable et mi-partie ciment stercoral, clôt rustiquement la cellule, de façon que l'examen de l'extérieur ne permet pas de distinguer ce qui est l'avant et ce qui est l'arrière.

Pour juger de l'ouvrage et de ses mérites, il faut l'ouvrir. Un vide spacieux, de configuration ovale, occupe le bout d'arrière. C'est la chambre natale, énorme d'ampleur par rapport à son contenu, l'oeuf fixé sur la paroi, tantôt au fond de la loge et tantôt latéralement. L'oeuf est un menu cylindre blanc, arrondi aux deux bouts et mesurant un millimètre de longueur immédiatement après la ponte. Sans autre appui que le point où l'a implanté l'oviducte, il se dresse sur son extrémité d'arrière et se projette dans le vide.

Un regard quelque peu interrogateur est tout surpris de voir si minime germe inclus dans si vaste loge. A quoi bon tant d'espace pour un oeuf si petit ? Attentivement examinée à l'intérieur, la paroi de la chambre suscite une autre question. Elle est enduite d'une fine bouillie verdâtre, demi-fluide et luisante, dont l'aspect ne s'accorde pas avec ce que nous montre, soit au dehors, soit au dedans, la pièce d'où l'insecte a extrait ses matériaux.

Semblable badigeon s'observe dans la niche que le Scarabée, le Copris, le Sisyphe, le Géotrupe et autres préparateurs de conserves stercorales ménagent au sein même des vivres pour recevoir l'oeuf ; mais nulle part je ne l'ai vu aussi copieux, toute proportion gardée, que dans la chambre d'éclosion de l'Onthophage. Intrigué longtemps par ce vernis de purée, dont le Scarabée sacré m'avait fourni le premier exemple, j'avais d'abord pris la chose pour une couche d'humeur suintant de la masse des vivres et s'amassant à la surface de l'enceinte sans autre travail que celui de la capillarité. C'est l'interprétation que j'ai admise en divers passages concernant cet enduit.

Je faisais erreur. La vérité est bien autrement digne d'attention. Aujourd'hui, mieux instruit par l'Onthophage, je me renouvelle la demande : ce badigeon luisant, cette crème demi-coulante, est-ce le résultat d'une exsudation naturelle, ou bien le produit de soins maternels ? Une expérience aussi concluante que simple nous donnera la réponse. J'aurais dû la faire au début. Je n'y ai pas songé, parce que le simple est, d'habitude, le dernier consulté. La voici.

Dans un menu bocal de la capacité d'un oeuf de poule, je tasse de la fiente de mouton telle que l'emploie l'Onthophage. Avec une baguette de verre, qui laisse empreinte parfaitement lisse, je pratique dans la masse une cavité cylindrique d'un pouce environ de profondeur. La baguette retirée, je couvre l'orifice avec une dalle de la même matière, et je protège le tout de la dessiccation au moyen d'un couvercle hermétique. C'est en gros la poire du Scarabée sacré et sa chambre d'éclosion ; c'est, avec une exagération énorme, la sacoche de l'Onthophage.

Disons qu'après le retrait de la baguette de verre, la surface de la cavité est d'un noir verdâtre mat, sans aucune trace d'humeur luisante extravasée. S'il se fait réellement une exsudation par capillarité, le vernis demi-fluide apparaîtra ; s'il ne se produit rien de pareil, l'aspect mat persistera. J'attends une paire de jours pour laisser au suintement capillaire le temps de s'effectuer, si tel est bien le cas.

J'examine alors la cavité. Nulle purée luisante sur la paroi ; l'aspect mat et aride est resté ce qu'il était au début. Trois jours plus tard, nouvel examen. Rien n'a changé : le puits laissé par la baguette de verre n'a pas éprouvé la moindre exsudation ; il est même un peu plus aride. La capillarité et ses extravasements ne sont alors pour rien en cette affaire.

Qu'est-ce donc que le badigeon reconnu en toute loge ? La réponse est forcée, c'est un produit de la mère, un brouet spécial, un laitage élaboré en vue du nouveau-né.

Le Pigeonneau introduit son bec dans celui des parents qui lui ingurgitent, avec des efforts convulsifs, d'abord une purée caséeuse sécrétée par le jabot, plus tard une bouillie de graines ramollies par un commencement de digestion. Il est nourri d'aliments dégorgés, secourables aux débilités d'un estomac novice. A peu près de même s'élève, en ses débuts, le vermisseau de l'Onthophage. Pour lui faciliter les premières bouchées, la mère lui prépare, en son jabot, une crème légère et fortifiante.

Transmettre la friandise de bouche à bouche pour elle est impossible : la construction d'autres cellules la retient ailleurs. De plus, circonstance plus grave, la ponte se fait oeuf par oeuf, à des intervalles largement espacés, et l'éclosion est assez tardive ; le temps manquerait donc s'il fallait élever la famille à la manière des Pigeons. Une autre méthode est forcément nécessaire.

La bouillie infantile est dégorgée de partout sur la paroi de la cabine de façon que le nouveau-né trouve autour de lui abondante tartine, où le pain, nourriture de l'âge fort, est représenté par la matière sans apprêt, telle que l'a fournie le mouton, tandis que la confiture, mets de l'âge faible, est représentée par la même matière délicatement mijotée, au préalable, dans l'estomac de la mère. Nous allons voir tantôt le nourrisson pourlécher d'abord la confiture, tout autour de lui, puis attaquer bravement le pain. Un poupard, parmi les nôtres, ne se comporte pas autrement.

J'aurais désiré surprendre la mère en train de dégorger et d'étaler sa bouillie. Je n'ai pu y parvenir. Les choses se passent dans un étroit réduit où le regard n'a pas accès lorsque la pâtissière y travaille ; et puis, le trouble de l'exposition au grand jour arrête aussitôt la besogne.

Si l'observation directe fait défaut, du moins l'aspect de la matière et l'expérience de la cuvette creusée avec une baguette de verre parlent très clairement et nous apprennent que l'Onthophage, émule en cela du Pigeon, mais avec une méthode différente, dégorge à ses fils les premières bouchées. Autant faut-il en dire des autres Bousiers versés dans l'art d'une chambre d'éclosion au sein des vivres.

Partout ailleurs, dans la série des insectes, exception faite des Apiaires, préparateurs de purées dégorgées sous forme de miel, ne se retrouvent pareilles tendresses. L'exploiteur de la bouse nous édifie de ses moeurs. Divers pratiquent l'association à deux et fondent le ménage ; divers préludent à l'allaitement, souveraine expression des soins maternels ; de leur jabot ils font mamelle. La vie a ses caprices. C'est dans l'ordure qu'elle établit les mieux doués en qualités familiales. Il est vrai que de là, d'un brusque essor, elle monte aux sublimités de l'oiseau.

L'oeuf des Onthophages grossit considérablement après la ponte ; il double à peu près ses dimensions linéaires, ce qui augmente le volume dans la proportion de un à huit. Semblable accroissement est général chez les Bousiers. Qui prend note, pour une espèce quelconque, des dimensions de l'oeuf récemment pondu, et le mesure de nouveau aux approches de la naissance du ver, est tout surpris du singulier progrès. Celui du Scarabée sacré, par exemple, d'abord logé assez au large dans sa chambre d'éclosion, se gonfle au point d'occuper en plein la niche, de très peu s'en faut.

Une première idée vient à l'esprit toute simple et séduisante, c'est que l'oeuf se nourrît. Enveloppé d'effluves au puissant fumet, il se pénètre d'émanations qui distendent sa flexible tunique ; il s'accroît par une sorte de respiration alimentaire, de même que la semence se gonfle dans un sol fertile. Ainsi je me le figurais au début, lorsque pour la première fois se présenta le délicat problème. Mais est-ce bien cela réellement ? Ah ! s'il suffisait, pour prendre réfection, de stationner devant une rôtisserie et de humer les bouffées des bonnes choses qui s'y préparent, combien, pour divers d'entre nous, le monde changerait d'aspect ! Ce serait trop beau.

L'Onthophage, le Copris et les autres à chambre badigeonnée de crème nous trompent, nous illusionnent avec leur oeuf apte à grossir. Le Minotaure tardivement me l'affirme ; il m'impose profonde retouche à mes interprétations d'autrefois. Son oeuf n'est pas inclus dans une niche, à l'intérieur des victuailles dont les émanations pourraient expliquer sa croissance ; il est en dehors de la saucisse, bien au-dessous, entouré de partout de sable ; et néanmoins il grossit tout autant que les autres logés en grasse cabine.

En outre, le ver nouveau-né m'étonne par sa corpulence de poupard ; il a de sept à huit fois la grosseur initiale de l'oeuf d'où il provient ; le contenu dépasse de beaucoup la capacité du contenant. De plus, avant de toucher aux vivres dont il est séparé par un plafond de sable qu'il lui faudra au préalable traverser, le ver continue en certain temps son étrange croissance, comme si de nouveaux matériaux s'adjoignaient à ceux venus de l'oeuf.

Ici, dans les aridités du sable, nul moyen d'invoquer des effluves, bons à donner de quoi grandir et faire ses graisses. D'où provient alors la croissance tant de l'oeuf que du nouveau-né ? Le Scorpion languedocien nous fournit un excellent point de départ. Lors de son passage d'une sorte de forme larvaire à la configuration finale, identique à celle de l'adulte, nous l'avons vu brusquement doubler de longueur, et par suite octupler le volume avant d'avoir pris la moindre nourriture. Il se fait dans l'organisme un arrangement intime d'ordre plus élevé, et les dimensions augmentent sans apport de substance nouvelle.

L'animal est un édifice apte à devenir plus spacieux avec la même somme de matériaux. Tout dépend de l'architecture moléculaire, affinée de mieux en mieux par les tressaillements de la vie. Le contenu de l'oeuf, amas compact, se dilate en créature plus volumineuse par cela même qu'elle est riche d'organes à fonctions diverses. Pareillement, la locomotive, créature de l'industrie, occupe plus de place que la ferraille, sa matière fondue en un seul lingot.

Si l'enveloppe est extensible, l'oeuf grossit sous la poussée de son contenu qui s'organise et se dilate. C'est le cas des divers Bousiers. Si l'enveloppe est rigide, un vide se fait au gros bout par l'évaporation, et ce surcroît d'espace fournit le large nécessaire à l'augmentation de volume du contenu. C'est le cas de l'oiseau, se développant dans une enceinte calcaire invariable. De part et d'autre, il y a dilatation, avec cette différence que la molle enveloppe rend sensible au dehors le travail de l'intérieur, tandis que l'enveloppe rigide n'en laisse rien apercevoir.

Enfin l'éclosion n'arrête pas toujours la croissance non précédée d'alimentation. La larve un peu de temps encore continue de grossir ; elle achève de se stabiliser dans son équilibre d'être vivant ; elle se perfectionne par un supplément d'extension. Le Scorpion nous l'a déjà dit, le ver du Minotaure et bien d'autres nous l'affirment de nouveau. C'est en petit ce qu'autrefois nous a montré l'aile du Criquet, qui, sortie d'une minime gaine, se déploie rapidement en voilure de grande ampleur.

Par deux fois, dans l'histoire des Bousiers, voici donc que je change d'avis : d'abord au sujet de la bouillie étalée sur la paroi de la chambre natale, et puis au sujet de l'oeuf augmentant de volume après la ponte. Je viens de corriger mon dire sans être bien confus de mon erreur, tant il est difficile d'atteindre, au premier coup de sonde, le filon du vrai. Il n'y a qu'un moyen de ne jamais se tromper : c'est de ne rien faire, et surtout de ne pas remuer des idées.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 7.