L'ONTHOPHAGE TAUREAU
LA LARVE — LA NYMPHE

Le mois de mai est l'époque des nids pour les divers Onthophages, en particulier pour l'Onthophage taureau. Alors les mères descendent en terre à médiocre profondeur, sous le couvert de la galette d'où s'extraient les matériaux de construction et d'approvisionnement ; sans le concours des mâles qui, insoucieux de la famille, continuent à mener vie de liesse, elles façonnent leurs cabines et les bourrent de vivres après le dépôt de l'oeuf. L'ouvrage, d'ailleurs, simple et rustique, n'exigea guère la collaboration des élégants cornus. Cinq ou six établissements au plus, fondés chacun en une paire de jours, représentent la totalité du travail d'une mère. Du temps reste, et beaucoup, pour les joies du printemps.

En une semaine environ, le petit ver éclôt, tout étrange et paradoxal. Il a sur l'échine une gibbe énorme en pain de sucre, dont le poids l'entraîne et le fait chavirer pour peu qu'il essaye de se tenir sur les pattes et de marcher. A tout instant, il chancelle et tombe sous le faix de la bosse. La larve du Scarabée sacré nous a montré jadis une besace dorsale, entrepôt de ciment pour calfeutrer les fissures accidentelles de la boite aux vivres et garantir le manger d'une trop rapide dessiccation. Le ver de l'Onthophage exagère à outrance semblable entrepôt ; il en fait un monument conique, extravagant, grotesque, voisin de la caricature. Est-ce folle joyeuseté de mascarade ? Est-ce déformation logique ayant plus tard son utilité ? L'avenir nous l'apprendra.

Sans en dire plus long, faute de termes aptes à rendre de pareilles étrangetés, je renvoie le lecteur au ver de l'Oniticelle, dont j'ai donné le croquis dans la cinquième série des Souvenirs. Les deux bossus ont étroite ressemblance.

Incapable de tenir sa gibbe d'aplomb, le ver de l'Onthophage se couche sur le flanc et lèche autour de lui la crème de sa loge. Il y en a partout, au plafond, sur les murs, sur le plancher. Lorsqu'un point est dénudé à fond, le consommateur se déplace un peu à la faveur de ses pattes bien conformées ; il chavire de nouveau et de nouveau pourlèche. La cabine étant vaste et largement pourvue, le régime à la confiture est de quelque durée.

Les gros poupards du Géotrupe, du Copris, du Scarabée achèvent en une brève séance la friandise tapissant leur étroite loge, friandise sobrement servie et juste suffisante pour ouvrir l'appétit et préparer l'estomac à nourriture moins délicate ; lui, nain chétif, en a pour plus d'une semaine. La spacieuse chambre natale, hors de proportion avec la taille du nourrisson, a permis cette prodigalité. Enfin s'attaque la véritable miche. En un mois environ tout est consommé, moins la paroi de la sacoche.

Maintenant va se révéler le magnifique rôle de la bosse. Des tubes de verre, préparés en vue des événements, me permettent de suivre en son travail la larve de plus en plus grassouillette et gibbeuse. Je la vois se retirer à l'un des bouts de la cellule, devenue masure croulante. Elle y bâtit un coffret où doit se faire la transformation. Elle a pour matériaux les résidus digestifs amassés dans la gibbe et convertis en mortier. De son ordure tenue en réserve dans ce récipient, l'architecte stercoral va se construire un chef-d'oeuvre d'élégance.

Je le suis, de la loupe, en ses manoeuvres. Il se boucle, ferme le circuit de l'appareil digestif, met en contact les deux pôles et saisit du bout des mandibules une pelote de fiente à l'instant éjaculée. Cela se cueille très proprement, moulé et dosé à la perfection. D'une douce flexion de la nuque, le moellon est mis en place. D'autres suivent, superposés en assises d'une minutieuse régularité. Tapotant un peu des palpes, le ver s'informe de la stabilité des morceaux, de leur exacte liaison, de leur agencement bien ordonné. Il tourne au centre de l'ouvrage à mesure que l'édifice s'élève, comme le fait un maçon construisant une tourelle.

Parfois la pièce déposée se détache, le ciment ayant cédé. Le ver la reprend des mandibules, mais, avant de la remettre en place, il l'enduit d'une humeur adhésive. Il la présente, à son derrière, d'où suinte, à l'instant, à peine perceptible, un extrait gommeux consolidateur. La bosse fournit les matériaux ; l'intestin donne, s'il en est besoin, la colle d'assemblage.

Ainsi s'obtient un gracieux logis, de forme ovoïde, poli comme stuc à l'intérieur, agrémenté extérieurement d'écailles peu saillantes, comparables à celles d'un cône de cèdre. Chacune de ces écailles est un des moellons issus de la bosse. Le coffret n'est pas gros, un noyau de cerise le représenterait à peu près en volume mais il est si correct, si joliment façonné, qu'il peut soutenir la comparaison avec les plus beaux produits de l'industrie entomologique.

L'Onthophage taureau n'a pas le monopole de cette bijouterie ; tous, dans la série entière, y excellent pareillement. L'un des moindres, l'Onthophage fourchu, dont l'oeuvre ne dépasse guère le volume d'un grain de poivre, est aussi expert que les autres dans l'art des boîtes configurées en cône de cèdre. C'est un talent de famille, talent invariable malgré la diversité de taille, de costume et d'appareil corniculaire, L'Onitis Bison, l'Oniticelle à pieds jaunes et bien d'autres assurément s'enferment, pour la métamorphose, dans un habitacle d'architecture pareille à celle des Onthophages ; ils nous disent, eux aussi, que les instincts ne sont pas sous la dépendance des formes.

Dans la première semaine de juillet, achevons de ruiner la cellule de l'Onthophage taureau, cellule déjà bien compromise par la larve, qui, le contenu de la sacoche épuisé, a rongé la couche interne de la paroi. La masure s'enlève aussi aisément que le brou d'une noix en complète maturité. Une sorte d'énucléation nous donne la semence, c'est-à-dire le coffret à nymphose, parfaitement net, sans adhérence aucune avec son enveloppe. Cassons le bijou. La nymphe s'y trouve à demi transparente et comme sculptée dans un morceau de cristal. La bonne fortune me vaut un mâle, d'intérêt plus grand à cause de l'armure frontale.

Les cornes dessinent un superbe croissant, penché en arrière et couché sur les épaules. Elles sont gonfles, incolores comme toute chose que la vie travaille au sein d'une humeur génératrice. A leur base se rembrunissent les points oculaires, ne voyant pas encore, mais promettant de voir. Le chaperon se dilate, se relève. Vue de face, la tête est celle d'un taureau, à large mufle, à cornes énormes, imitées de celles de l'Urus.

Si les artistes du temps des Pharaons avaient connu l'Onthophage naissant, ils en auraient assurément tiré parti pour leurs images hiératiques. Cela vaut bien le Scarabée sacré ; cela le dépasse en singularité où pouvait s'exercer le symbolisme sacerdotal. Au bord antérieur du corselet se dresse, en effet, une corne impaire aussi puissante que les deux autres et configurée en cylindre que termine un bouton conique. Elle se dirige en avant et s'engage au centre du croissant frontal, qu'elle déborde un peu. C'est magnifique d'original agencement. Les graveurs d'hiéroglyphes y auraient vu le croissant d'Isis où plonge le promontoire du monde.

D'autres étrangetés parachèvent la curieuse nymphe. A droite et à gauche, le ventre est armé de quatre cornicules semblables à des épines de cristal. Total : onze pièces à la panoplie ; deux sur le front, une sur le thorax, huit sur l'abdomen. La bête d'autrefois se complaisait aux encornements bizarres, certains reptiles des temps géologiques se mettaient un éperon pointu sur la paupière supérieure. Plus audacieux, l'Onthophage s'en met huit sur les côtés du ventre, outre l'épieu qu'il s'implante sur le dos. Passe encore des cornes frontales, d'usage assez répandu ; mais que veut-il faire des autres ? Rien du tout. Ce sont des fantaisies passagères, des joyaux de la prime jeunesse ; l'adulte n'en conservera pas la moindre trace.

Voici que la nymphe mûrit. Les appendices du front, d'abord en totalité hyalins, laissent voir, par transparence, un trait d'un brun rougeâtre, courbé en arc. C'est la corne véritable qui prend forme, durcit et se colore. Dans l'appendice du corselet et dans ceux du ventre, persiste, au contraire, l'aspect vitreux. Ce sont des poches stériles, privées d'un germe apte à se développer. L'organisme les a produites en un moment de fougue ; puis dédaigneux, ou peut-être impuissant, il laisse l'ouvrage se flétrir, inutile.

Au dépouillement de la nymphe, lorsque se déchire la fine tunique de la forme adulte, ces étranges encornements se chiffonnent en guenille, qui tombe avec le reste de la défroque. Dans l'espoir de trouver au moins une trace des choses disparues, la loupe explore en vain les bases naguère occupées. Rien ne s'y trouve d'appréciable ; le lisse remplace le saillant, le nul succède au réel. De la panoplie accessoire, qui tant promettait, rien absolument ne reste ; tout s'est évanoui, évaporé pour ainsi dire.

L'Onthophage taureau n'est pas le seul doué de ces appendices fugaces, disparaissant en plein lorsque la nymphe se dépouille. Les autres membres de la tribu en possèdent de pareils sur le ventre et le corselet. L'un d'eux, l'Onthophagus Lemur, parvenu à l'état parfait, orne l'avant de son corselet de quatre minimes boutons rangés en demi-cercle. Les deux extrêmes sont isolés, les deux médians sont contigus. Ces derniers correspondent exactement à la base de la corne thoracique de la nymphe et pourraient être pris pour le résidu atrophié de l'appendice disparu. Il convient de renoncer à cette idée, car les boutons latéraux, plus développés que les médians, occupent des points où la nymphe n'avait pas de cornes. Pour cet Onthophage, comme pour les autres, l'armure nymphale est trompeuse et n'aboutit à rien.

Quelques Bousiers voisins des Onthophages ont aussi des nymphes cornues. Tel est l'Oniticelle à pieds jaunes, le seul que les circonstances m'aient permis d'examiner sous ce rapport. Il possède, à l'état de nymphe, une superbe corne sur le corselet, et de chaque côté du ventre une rangée de quatre épines, ainsi qu'il est de règle parmi les Onthophages. Le tout disparaît à fond sur l'insecte adulte.

Il est à croire que, si j'avais su profiter de l'occasion lorsque autrefois je parvins à élever l'Onitis Bison, venu de Montpellier, j'aurais constaté la même armure sur le thorax et sur l'abdomen de la nymphe. N'étant pas avisé par des observations antérieures, désireux d'ailleurs de troubler le moins possible le couple d'étrangers, j'ai laissé l'occasion s'échapper.

Remarquons enfin que les genres Onitis, Oniticelle et Onthophage construisent tous les trois, pour la nymphose, une cabine à écailles dont la forme rappelle le fruit de l'aulne et le cône du cèdre. Il est alors permis d'admettre, sans trop s'aventurer, que les divers constructeurs de semblables coffrets connaissent tous la panoplie nymphale, corne sur le corselet, diadème de huit épines autour du ventre. Ce n'est pas à dire que l'armure détermine le coffret, ni le coffret l'armure. Ces curieuses particularités s'accompagnent sans mutuellement s'influencer.

La simple exposition des faits ne nous suffisant pas, nous désirerions entrevoir le motif de ce luxe corniculaire. Est-ce une vague réminiscence des usages de jadis, lorsque la vie dépensait son excès de jeune sève en créations bizarres, bannies aujourd'hui de notre monde mieux pondéré ? L'Onthophage est-il le représentant amoindri d'une antique race d'encornés maintenant désuète ? Nous donne-t-il une image affaiblie du passé ?

Tel soupçon ne repose sur aucune raison valable. Le Bousier est récent dans la chronologie générale des êtres ; il prend rang parmi les derniers venus. Avec lui, nul moyen de reculer dans les nuages du passé, si favorables à l'invention de précurseurs imaginaires. Les feuillets géologiques, pas même les feuillets lacustres riches de diptères et de Charançons, n'ont donné jusqu'ici la moindre relique concernant les exploiteurs de la bouse. Il est dès lors prudent de ne pas invoquer de lointains ancêtres cornés, dont l'Onthophage serait un dérivé par décadence.

Le passé n'expliquant rien, tournons-nous vers l'avenir. Si la corne thoracique n'est pas une réminiscence, elle peut être une promesse. Elle représente un timide essai, que les siècles durciront en armure permanente. Elle nous fait assister à l'élaboration lentement graduelle d'un organe nouveau ; elle nous montre la vie en travail d'une pièce qui n'existe pas encore sur le corselet de l'adulte, mais doit exister un jour. Nous prenons sur le fait la genèse des espèces ; le présent nous enseigne comment se prépare l'avenir.

Et que veut-il faire de son oeuvre en projet, l'insecte à qui l'ambition est venue de se mettre plus tard un épieu sur l'échine ? Tout au moins comme atour de la coquetterie masculine, la chose est à la mode chez divers Scarabées étrangers qui s'alimentent, eux et leurs larves, de matières végétales en décomposition. Des colosses, parmi les cuirassés d'élytres, associent volontiers leur placide corpulence avec des hallebardes effroyables d'aspect.

Voyez celui-ci, le Dynaste Hercule, hôte des souches pourries sous l'ardent climat des Antilles. Le pacifique géant mérite bien son nom : il mesure trois pouces de longueur. A quoi peuvent lui servir la menaçante flamberge du corselet et le cric dentelé du front, si ce n'est à se faire beau auprès de sa femelle, dépourvue elle-même de pareilles extravagances ? Peut-être encore lui viennent-elles en aide pour certains travaux, de même que le trident sert au Minotaure dans l'émiettement des pilules et dans le charroi des déblais. Un outillage dont nous ne connaissons pas l'emploi nous paraît toujours singulier. N'ayant jamais fréquenté l'Hercule des Antilles, je m'en tiens à des soupçons sur le rôle de son effrayante mécanique.

Eh bien, l'un des sujets de mes volières, s'il persistait dans sa tentative, arriverait à semblable parure de sauvage. C'est l'Onthophagus vacca. Sa nymphe a sur le front une grosse corne, une seule, infléchie en arrière ; sur le corselet, elle en possède une pareille, penchée en avant. Les deux, rapprochant leurs extrémités, figurent une sorte de pince. Que manque-t-il à l'insecte pour acquérir, en petit, l'original ornement du Scarabée des Antilles ? Il lui manque la persévérance. Il mûrit l'appendice du front, il laisse dépérir anémié celui du corselet. L'essai d'un pal sur l'échine ne lui réussit pas mieux qu'à l'Onthophage taureau ; il manque une superbe occasion de se faire beau pour les noces et menaçant pour la bataille.

Les autres n'ont pas meilleur succès. J'en élève six espèces différentes. Toutes, à l'état de nymphe, possèdent la corne thoracique et la couronne ventrale à huit rayons ; aucune ne tire parti de ces avantages, disparue en plein lorsque l'adulte rompt sa défroque. Dans mon étroit voisinage, on compte une douzaine d'espèces d'Onthophages ; dans le monde entier on en connaît des centaines. Toutes, indigènes et exotiques, ont même structure générale ; toutes très probablement possèdent en leur jeune âge l'appendice dorsal, et aucune encore, malgré la variété du climat, ici torride et là modéré, n'est parvenue à le durcir en une corne stable.

L'avenir ne pourrait-il parachever l'ouvrage dont le devis est si nettement tracé ? On se le demande d'autant plus volontiers que toutes les apparences encouragent la question. Soumettons à l'examen de la loupe l'encornement frontal de l'Onthophage taureau à l'état de nymphe ; puis considérons avec les mêmes scrupules l'épieu du corselet. Au début, nulle différence entre eux, moins la configuration d'ensemble. C'est de part et d'autre le même aspect vitreux, la même gaine gonfle d'humeur hyaline, le même projet d'organe nettement accusé. Une patte en formation ne s'annonce pas mieux que la corne du corselet et celles du front.

Est-ce que le temps manquerait à la pousse thoracique pour s'organiser en appendice rigide et permanent ? L'évolution de la nymphe est rapide, en peu de semaines l'insecte est parfait. Si cette brève durée suffit à la maturité des cornes du front ne pourrait-il se faire que la maturité de la corne thoracique exigeât davantage ? Par artifice prolongeons la période nymphale, donnons au germe le temps de se développer.

Il me semble qu'un abaissement de température, modéré et maintenu quelques semaines, des mois s'il le faut, serait capable d'amener pareil résultat en ralentissant la marche de l'évolution. Alors, avec une douce lenteur, propice aux délicates formations, l'organe annoncé cristallisera pour ainsi dire et deviendra l'épieu promis par les apparences.

Cette expérience me souriait. Je n'ai pu l'entreprendre faute de moyens pour obtenir une température froide, constante et de longue durée. Qu'aurais-je obtenu si ma pénurie ne m'avait détourné de l'entreprise ? Un ralentissement dans la marche de la métamorphose, mais rien autre de plus apparemment. La corne du corselet aurait persisté dans sa stérilité et tôt ou tard aurait disparu.

Ma conviction a ses raisons. La demeure de l'Onthophage en travail de métamorphose est peu profonde ; les variations de température aisément s'y font ressentir. D'autre part, les saisons sont capricieuses, le printemps surtout. Sous le ciel de la Provence, les mois de mai et de juin, si le mistral se met de la partie, ont des périodes de recul thermométrique qui semblent ramener l'hiver.

A ces vicissitudes ajoutons l'influence d'un climat plus septentrional. Les Onthophages occupent en latitude une large zone. Ceux du Nord, moins bien favorisés du soleil que ceux du Midi, peuvent, si les circonstances changeantes s'y prêtent à l'époque de la transformation ; subir pour de longues semaines un abaissement de température qui prolonge le travail de l'évolution, et devrait, de la sorte permettre à l'armure thoracique de se consolider en corne, de loin en loin et de façon accidentelle. La condition d'une température modérée, même froide, à l'époque de la nymphose, se réalise donc çà et là sans l'intervention de nos artifices.

Or, qu'advient-il de ce surcroît de durée mis au service du travail organique ? La corne promise mûrit-elle ? Nullement ; elle se flétrit non moins bien que sous le stimulant d'un bon soleil. Les archives de l'entomologie n'ont jamais parlé d'un Onthophage porteur d'une corne sur le corselet. Personne même ne soupçonnerait la possibilité de pareille armure si je n'avais ébruité l'étrange appareil de la nymphe. L'influence du climat n'est donc ici pour rien.

Creusée plus avant, la question se complique : les encornements de l'Onthophage, du Copris, du Minotaure et de tant d'autres sont l'apanage du mâle ; la femelle en est dépourvue ou n'en porte que de modestes réductions. Dans ces produits corniculaires on doit voir des atours bien plus que des instruments de travail. Le mâle se fait beau pour la pariade ; mais, à l'exception du Minotaure qui fixe et maintient avec son trident l'aride pilule à concasser, je n'en connais pas utilisant leur armure comme outil. Cornes et fourches du front, crêtes et lunules du corselet sont les joyaux de la coquetterie masculine et rien de plus. Pour attirer les prétendants, l'autre sexe n'a pas besoin de semblables attraits ; la féminité lui suffit, et la parure se néglige.

Maintenant voici de quoi nous donner à réfléchir. La nymphe de l'Onthophage du sexe féminin, nymphe a front inerme, porte sur le thorax une corne vitreuse, aussi longue, aussi riche de promesses que celle de l'autre sexe. Si cette dernière excroissance est un projet d'ornementation non complètement réalisé, la première le serait aussi, et alors les deux sexes, ambitieux de s'embellir l'un et l'autre, travailleraient d'un même zèle à s'encorner le thorax.

Nous assisterions à la genèse d'une espèce qui ne serait pas réellement un Onthophage, mais un dérivé du groupe ; nous verrions le début d'étrangetés bannies jusqu'ici de chez les Bousiers, dont aucun, les deux sexes à la fois, ne s'est avisé de s'implanter un pal sur l'échine. Chose plus singulière : la femelle, toujours plus modeste d'apparat dans l'entière série entomologique, rivaliserait avec le mâle dans la propension aux embellissements bizarres. Telle ambition me laisse incrédule.

Il est dès lors à croire que si les possibilités de l'avenir réalisent jamais un Bousier porteur d'une corne sur le corselet, ce révolutionnaire des usages présents ne sera pas l'Onthophage parvenu à mûrir l'appendice thoracique de la nymphe, mais bien un insecte issu d'un modèle nouveau. La puissance créatrice met au rebut les vieux moules et les remplace par d'autres, pétris à nouveaux frais, d'après des plans de variété inépuisable. Son officine n'est pas une avare friperie où le vivant revêt la défroque du mort ; c'est un atelier de médailles où chaque effigie reçoit l'empreinte d'un coin spécial. Son trésor des formes, de richesse illimitée, exclut la lésinerie, raccommodant le vieux pour en faire du neuf. Elle brise tout moule usé, elle l'abolit sans mesquines retouches.

Que signifient alors ces apprêts corniculaires, toujours flétris avant d'aboutir ? Sans grande confusion de mon ignorance, j'avouerai que je n'en sais absolument rien. A défaut de tournure savante, ma réponse a du moins un mérite : celui de la pleine sincérité.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 8.