LE SCARABEE SACRÉ
LA PILULE

Il serait inutile de revenir sur le Scarabée travaillant au grand jour ou bien consommant son butin sous terre, soit seul, cas habituel, soit en compagnie d'un convive ; ce que j'en ai dit autrefois suffit, et les observations nouvelles n'ajouteraient rien de saillant aux détails fournis par les anciennes. Un point seul mérite de nous arrêter. C'est la confection de la pilule sphérique, simples vivres que l'insecte cueille pour son propre usage et achemine vers une salle à manger creusée en lieu propice. Les volières actuelles, bien mieux conditionnées que celles de mes débuts, permettent de suivre à loisir cette opération, qui nous fournira des documents de haute valeur pour expliquer plus tard le mystérieux travail du nid. Voyons donc, encore une fois, le Scarabée à l'oeuvre des victuailles.

Venus du mulet ou mieux du mouton, des vivres frais sont servis. Le fumet du monceau répand la nouvelle à la ronde. D'ici, de là, les Scarabées accourent, étalant et remuant les feuillets roux de leurs antennes, signe de vif empressement. Ceux qui faisaient la sieste sous terre crèvent le plafond sablonneux et sortent de leurs caveaux. Les voilà tous attablés, non sans querelles entre voisins qui se disputent le meilleur morceau et qui, de brusques revers des larges pattes antérieures, se culbutent les uns les autres. Le calme se fait, et, sans autre noise pour le moment, chacun exploite le point où l'ont conduit les chances du hasard.

D'habitude, un lopin, rond de lui-même par à peu près, est la base de l'oeuvre. C'est le noyau qui, grossi de couches superposées, deviendra la pilule finale, du volume d'un abricot. L'ayant dégusté et reconnu à sa convenance, le propriétaire le laisse tel quel ; d'autres fois, il l'épluche légèrement, il en ratisse l'écorce souillée de sable. Sur cette base, il s'agit maintenant d'édifier la pelote. Les outils sont le râteau à six dents du chaperon en demi-cercle, et les larges pelles des jambes antérieures, pareillement armées, au bord externe, de vigoureuses dentelures, au nombre de cinq.

Sans se dessaisir un instant du noyau qu'enlacent les quatre jambes postérieures, surtout celles de la troisième paire, plus longues, l'insecte tourne, un peu de-ci, un peu de-là, sur le dôme de sa pilule naissante, et choisit à la ronde, dans le tas, les matériaux d'accroissement. Le chaperon décortique, éventre, fouille, ratisse ; les pattes antérieures ensemble manoeuvrent, cueillent et amènent une brassée, aussitôt appliquée sur la masse centrale à petits coups de battoir. Quelques vigoureuses pressions des pelles dentelées tassent au degré voulu la nouvelle couche. Ainsi, brassée par brassée, mise en place dessus, dessous, sur les côtés, s'accroît la bille primitive jusqu'à devenir grosse boule.

Dans son travail, le manufacturier ne quitte jamais la coupole de son oeuvre : il pirouette sur lui-même pour s'occuper de telle et telle autre partie latérale, il s'incline pour façonner la région inférieure jusqu'au point de contact avec le sol ; mais du commencement à la fin la sphère ne bouge sur sa base, et l'insecte la tient constamment enlacée.

Pour obtenir exactement forme ronde, nous avons besoin du tour, dont la rotation supplée à notre maladresse ; pour grossir sa pelote de neige et faire l'énorme boule que ses efforts ne pourront plus ébranler, l'enfant la fait rouler sur la couche neigeuse : le roulement donnera la régularité de forme que refuseraient le travail direct des mains et le coup d'oeil inexpert. Plus habile que nous, le Scarabée n'a besoin ni du roulement ni de la rotation ; il pétrit sa boule par couches juxtaposées, sans la remuer de place, sans même descendre un instant du haut de sa coupole et s'enquérir de l'ensemble par un examen à la distance requise. Le compas de ses jambes courbes lui suffit, compas vivant sphérique, vérificateur du degré de courbure.

Je ne fais, du reste, intervenir ce compas qu'avec une extrême réserve, bien convaincu par une foule d'exemples que l'instinct n'a pas besoin d'un outillage spécial. S'il en fallait une nouvelle preuve, on la trouverait ici. Le Scarabée mâle a les jambes postérieures sensiblement arquées ; au contraire, bien plus habile, apte à des ouvrages dont nous admirerons bientôt l'élégance exquise, supérieure à celle d'une monotone sphère, la femelle a les siennes presque droites.

Si le compas courbe n'a dans tout ceci qu'un rôle secondaire, peut être même nul, quelle doit être la cause régulatrice de la sphéricité ? A ne consulter que l'organisation et les circonstances dans lesquelles le travail est accompli, je n'en vois absolument pas. Il faut remonter plus haut, il faut remonter aux dons instinctifs, guides de l'outillage. Le Scarabée a le don de la sphère comme l'abeille a le don du prisme hexagone. L'un et l'autre arrivent à la perfection géométrique de leur ouvrage sans le concours d'un mécanisme particulier qui leur imposerait forcément la configuration obtenue.

Pour le moment, retenons ceci : le Scarabée fait sa boule en juxtaposant des matériaux cueillis une brassée après l'autre ; il l'édifie sans la déplacer, sans la retourner. Il n'est pas ouvrier tourneur, mais bien artiste modeleur, qui façonne la bouse sous la pression de ses brassards dentés, comme le modeleur de nos ateliers façonne sa glaise sous la pression du pouce. Et l'oeuvre n'est pas une sphère approximative, à surface bosselée ; c'est une sphère correcte, que ne désavouerait pas l'humaine industrie.

Le moment est venu de se retirer avec son butin pour l'enfouir plus loin à peu de profondeur et le consommer en paix. La boule est donc extraite du chantier, et le propriétaire, suivant les us et coutumes, se met aussitôt à la rouler çà et là sur le sol, un peu à l'aventure. S'il n'a pas assisté au début de la chose, quiconque voit la roulante pièce poussée par l'insecte à reculons, aisément s'imagine que la forme ronde est la conséquence du mode de charroi. Cela roule, donc cela s'arrondit, de même que s'arrondirait une informe motte d'argile véhiculée de cette façon. Dans son apparente logique, l'idée est fausse de tout point : nous venons de voir l'exacte sphéricité acquise avant que la pelote ait bougé de place. Le roulement n'est pour rien dans cette précision géométrique ; il se borne à durcir la surface en croûte résistante, à la polir un peu, ne serait-ce qu'en incrustant dans la masse les brins grossiers qui pouvaient, au début, la rendre hirsute. Pilule roulée pendant des heures et pilule encore immobile sur le chantier ne diffèrent pas de configuration.

A quoi bon cette forme invariablement adoptée dès le début de l'oeuvre ? Le Scarabée retirerait-il quelque avantage de la courbure sphérique ? Il faudrait avoir des coquilles de noix en guise de verres optiques pour ne pas voir d'emblée que l'insecte est excellemment inspiré quand il pétrit en boule son gâteau. Les vivres, si peu nutritifs alors que le quadruple estomac du mouton en a déjà retiré, de guère s'en faut, toute substance assimilable, les vivres, maigre pitance parmi les plus maigres, doivent compenser par la quantité ce qui leur manque en qualité.

Même condition s'impose aux divers bousiers. Ils sont tous gloutons insatiables ; il faut à tous de volumineuses victuailles, que ne feraient pas soupçonner les modestes dimensions du consommateur. Le copris espagnol, gros comme une forte noisette, amasse sous terre, pour un seul repas, un pâté du volume du poing ; le Géotrupe stercoraire thésaurise, au fond de son puits, une saucisse longue d'un empan et de la grosseur d'un col de bouteille.

A ces puissants mangeurs, la part est faite belle. Ils s'établissent directement sous le monceau déposé par quelque mulet stationnaire ; ils y creusent galeries et salles à manger. Les vivres sont à la porte du logis ; ils lui font couverture. Il suffit de les introduire par brassées n'excédant pas les forces, brassées que l'insecte répète autant qu'il le désire. Au fond de paisibles manoirs dont rien au dehors ne trahit la présence, ainsi s'amassent, de façon très discrète, des provisions de bouche scandaleuses par leur quantité.

Le Scarabée sacré n'a pas cet avantage de la case sous le monceau où se cueillent les vivres. D'humeur vagabonde, et, quand vient l'heure du repos, n'aimant guère à voisiner avec ses pareils, insignes larrons, il doit chercher au loin, avec sa récolte, un emplacement pour s'y établir en solitaire. Sa provende est relativement modeste sans doute ; elle ne peut soutenir la comparaison avec les énormes gâteaux du Copris et les opulentes saucisses du Géotrupe. N'importe : si modeste qu'elle soit, elle est, par son volume et son poids, trop au-dessus des forces de l'insecte qui s'aviserait de la porter d'une façon directe. C'est trop lourd, énormément trop lourd pour être transporté au vol entre les pattes ; c'est absolument impossible à traîner, happé par les crocs des mandibules.

A cet ermite, pressé de se retirer de ce monde, une seule ressource resterait pour amasser, dans sa lointaine cellule, en se servant du transport direct, de quoi suffire au repas du jour : ce serait d'emporter au vol, l'une après l'autre, des charges en rapport avec ses forces. Mais alors que de voyages, que de temps perdu avec cette récolte par miettes ! et puis, à son retour, ne trouverait-il pas déjà desservie la table où picorent tant de convives ? L'occasion est bonne ; peut-être de longtemps ne se présentera-t-elle plus. Il convient d'en profiter, et sans retard aucun ; il faut, en une seule fois, prélever sur le chantier d'exploitation de quoi garnir le garde-manger au moins pour une journée.

Alors comment faire ? C'est tout simple. Ce qui ne peut se porter se traîne ; ce qui ne peut se traîner se charrie par roulement, témoin tous nos appareils de chariots montés sur roues. Le Scarabée adopte donc la sphère, la forme roulante par excellence, qui n'a pas besoin d'essieu, qui se prête à merveille aux divers accidents du sol et fournit en chaque point de sa surface l'appui nécessaire au déploiement du moindre effort. Tel est le problème de mécanique résolu par le pilulaire. La forme sphérique de sa récolte n'est pas l'effet du roulement, elle lui est antérieure ; elle est modelée précisément en vue du roulage futur, qui rendra possible aux forces de l'insecte le charroi du lourd fardeau.

Le Scarabée est fervent ami du soleil, dont il imite l'image par les dentelures rayonnantes de son chaperon arrondi. Il lui faut la vive lumière pour exploiter le monceau où se puisent tantôt les vivres et tantôt les matériaux à nidification. Les autres, pour la plupart, Géotrupes, Copris, Onitis, Onthophages, ont des moeurs ténébreuses ; ils travaillent, invisibles, sous la toiture de l'excrément ; ils ne sont en recherche qu'aux approches de la nuit, dans les lueurs mourantes du crépuscule. Lui, plus confiant, cherche, trouve, exploite dans les liesses du plein jour ; il fait récolte aux heures les plus chaudes et les plus lumineuses, constamment à découvert. Sa cuirasse d'ébène reluit sur le monceau alors que rien ne dénote la présence de nombreux collaborateurs appartenant à d'autres genres et se taillant leur part dans la couche inférieure. A lui la lumière, aux autres l'obscurité !

Cet amour du soleil sans écran a ses joies, comme le témoigne de temps à autre, par d'allègres trépignements, l'insecte enivré de chaleur ; mais il présente aussi quelques désavantages. Entre Copris, entre Géotrupes voisins de porte, je n'ai jamais surpris de noise au moment de la récolte. Opérant dans les ténèbres, chacun ignore ce qui se passe à côté. Le riche monceau dont s'empare l'un d'entre eux ne saurait exciter la convoitise des voisins, n'étant pas aperçu. A cela tiennent peut-être les relations pacifiques entre bousiers travaillant dans les profondeurs obscures du tas.

Le soupçon est fondé. Le rapt, l'exécrable droit du plus fort, n'est pas l'apanage exclusif de la brute humaine ; la bête aussi le pratique, et le Scarabée particulièrement en abuse. Le travail s'effectuant à découvert, chacun sait ou peut savoir ce que font les collègues. On se jalouse mutuellement les pilules, et des rixes éclatent entre le nanti, qui voudrait bien s'en aller, et le pillard, qui trouve plus commode de détrousser un camarade que de se pétrir lui-même un pain rond dans le tas. Le propriétaire, en vedette au sommet de sa boule, fait face à l'assaillant qui tente l'escalade ; d'un coup de levier de ses brassards, il le repousse au large, culbuté sur le dos. L'autre gigote, se relève, revient. La lutte recommence. Le dénouement n'est pas toujours en faveur du droit. Alors le voleur décampe avec sa prise, et le volé revient au tas s'amasser une autre pilule. Il n'est pas rare qu'au moment de l'assaut survienne un autre larron qui met les contestants d'accord en s'emparant de la chose en litige. J'incline à croire que de pareilles mêlées ont donné lieu au conte puéril de Scarabées appelés à la rescousse et donnant un coup de main à un confrère dans l'embarras. On a pris d'effrontés larrons pour des aides secourables.

Le Scarabée est donc ardent pillard ; il partage les goûts du Bédouin, son compatriote en Afrique ; lui aussi pratique la razzia. La disette, la faim, mauvaises conseillères, ne peuvent être invoquées pour expliquer ce travers. Dans mes volières, les vivres abondent ; jamais, sans doute, en leurs jours de liberté, mes captifs n'ont connu telle somptuosité de service ; et cependant les rixes sont fréquentes. On se dispute les pilules en de chaudes bourrades, comme si le pain manquait. Certes, le besoin n'est pas ici en cause, car bien des fois le larron abandonne son butin après l'avoir roulé quelques instants. On pille pour le plaisir de piller. Il y a, comme le dit si bien La Fontaine,

double profit à faire :
son bien premièrement, et puis le mal d'autrui.

Etant connue cette propension à détrousser, que peut faire de mieux un Scarabée quand il a consciencieusement confectionné sa boule ? C'est de fuir la compagnie, c'est de quitter le chantier et de s'en aller au loin consommer ses provisions au fond d'une cachette. Ainsi fait-il, et à la hâte : le caractère de ses pareils lui est trop bien connu.

Ici se montre la nécessité d'un charroi facile pour véhiculer, en une seule fois et aussi vite que possible, provisions suffisantes. Le Scarabée aime à travailler en pleine lumière, au soleil. Son acquis, amassé à la vue de tous, n'a de secrets pour aucun des travailleurs accourus au même tas. Ainsi s'allument des convoitises, ainsi s'impose la retraite au loin pour éviter le pillage. Cette rapide retraite demande aisé charroi, et celui-ci s'obtient avec la forme ronde donnée à la récolte.

Conclusion inattendue, mais très logique, je dirais même évidente : le Scarabée façonne en sphère ses munitions de bouche, parce qu'il est l'ami passionné du soleil. Les divers bousiers travaillant en pleine lumière, Gymnopleures et Sisyphes de nos régions, se conforment au même principe mécanique : tous connaissent la sphère, la meilleure machine roulante ; tous s'adonnent à l'art des pilules. Les autres, ouvriers ténébreux, ne pratiquent rien de pareil : leur amas de vivres sont informes.

La vie en volière nous fournit quelques autres documents non indignes de l'histoire. Aux provisions renouvelées, tièdes encore, accourent empressés, avons-nous dit, les Scarabées errant à la surface. Les effluves du mets attirent rapidement aussi ceux qui sommeillent sous terre. Des monticules de sable çà et là se soulèvent, se crevassent comme pour une éruption, et l'on en voit émerger d'autres convives qui, du plat de la patte, se lustrent les yeux poudreux. La somnolence dans une chambre souterraine et l'épaisse toiture du manoir n'ont pas mis en défaut la finesse de leur flair : les déterrés sont au monceau presque aussi prestement que les autres.

Ces détails remettent en mémoire les faits reconnus, non sans surprise, par une foule d'observateurs sur les plages ensoleillées de Cette, de Palavas, du golfe Jouan et des côtes africaines, jusque dans les solitudes du Sahara. Là pullulent, d'autant plus vigoureux et plus actifs que le climat est plus chaud, le Scarabée sacré et ses congénères : Scarabée semi-ponctué, Scarabée varioleux et autres. Ils abondent, et souvent néanmoins nul ne se montre ; le regard exercé de l'entomologiste ne pourrait en découvrir un.

Mais voici que les choses changent. Pressé par les misères physiologiques, vous quittez discrètement la compagnie et vous dissimulez dans les broussailles. A peine êtes-vous relevé, à peine commencez-vous de remettre votre toilette en ordre que, frou ! en voici un, en voici trois, en voici dix qui, venus soudainement on ne sait d'où, s'abattent sur la provende. Accourent-ils de bien loin, ces affairés vidangeurs ? Non, certes. Fussent-ils avertis par l'odorat à de grandes distances, ce qui n'est pas impossible, ils n'auraient pas eu le temps de se rendre avec pareille promptitude à la toute récente aubaine. Ils étaient donc là, dans un rayon de quelques dizaines de pas, tapis sous terre et sommeillant. Un flair toujours en éveil, même dans les torpeurs du repos, leur a dit, au fond de leurs retraites, l'heureux événement : et, crevant leurs plafonds, aussitôt ils accourent. En moins de temps qu'il n'en faut pour raconter la chose, une grouillante population anime le désert de tantôt.

Odorat subtil et vigilant, reconnaissons-le, que celui du Scarabée ; odorat sans intermittence dans son activité. Le chien flaire la truffe à travers le sol, mais il est à l'état de veille ; en sens inverse, à travers la terre le pilulaire flaire son mets favori, mais il est à l'état de sommeil. Qui des deux l'emporte sur l'autre en subtilité olfactive ?

La science cueille son bien partout où elle le trouve, même dans l'immondice ; et la vérité plane à des hauteurs où rien ne peut la souiller. Le lecteur voudra donc bien excuser certains détails inévitables dans une histoire de bousiers ; il aura quelque indulgence pour ce qui précède et pour ce qui va suivre. L'atelier dégoûtant du manipulateur d'ordure nous acheminera peut-être à des idées d'un ordre plus élevé que ne le ferait l'officine du parfumeur avec son jasmin et son patchouli.

J'ai accusé le Scarabée de goinfrerie insatiable. Il est temps de prouver mon dire. Dans les volières, trop exiguës pour se prêter au joyeux roulage des pilules, mes pensionnaires dédaignent souvent de s'amasser des provisions et se bornent à consommer sur place. L'occasion est belle : le repas en public nous apprendra, bien mieux que ne le ferait le festin sous terre, ce dont est capable un estomac de bousier.

Un jour d'atmosphère très chaude, lourde et calme, conditions favorables aux liesses gastronomiques de mes reclus, je surveille, montre en main, un des consommateurs en plein air, depuis huit heures du matin jusqu'à huit heures du soir. Le Scarabée a rencontré, paraît-il, un morceau fort à son goût, car pendant ces douze heures il ne discontinue pas sa bombance, toujours attablé, immobile, au même point. A huit heures du soir, je lui fais une dernière visite. L'appétit ne paraît pas avoir diminué. Je trouve le glouton en aussi bonnes dispositions que s'il débutait. Le festin a par conséquent duré quelque temps encore, jusqu'à la disparition totale du morceau. Le lendemain, en effet, le Scarabée n'est plus là, et de l'opulente pièce attaquée la veille il ne reste que des miettes.

Le tour du cadran et au-delà pour une séance de table, c'est déjà fort beau comme goinfrerie ; mais voici qui est beaucoup mieux comme célérité de digestion. Tandis que, à l'avant de la bête, la matière continuellement se mâche et s'engloutit, à l'arrière, continuellement aussi, elle reparaît, dépouillée de ses particules nutritives et filée en une cordelette noire, semblable au ligneul du cordonnier. Le Scarabée ne fiente qu'à table, tant est prompt son travail digestif. Sa filière se met à fonctionner dès les premières bouchées ; elle cesse son office peu après les dernières. Sans rupture aucune du commencement à la fin du repas, et toujours appendu à l'orifice évacuateur, le fin cordon s'amoncelle en un tas aisément déroulable tant que le dessiccation ne l'a pas gagné.

Cela fonctionne avec la régularité d'un chronomètre. Toutes les minutes — soyons plus précis et disons toutes les cinquante-quatre secondes, — une éruption se fait, et le fil s'allonge de trois à quatre millimètres. De loin en loin, je fais intervenir les pinces, je détache le cordon et déroule le tas sur une règle graduée, pour auner le produit. Le total des mensurations me donne, dans les douze heures, une longueur de 2,88 m. Comme le repas et son complément obligé, le travail de filière, se sont continués quelque temps encore après ma dernière visite, faite à huit heures du soir aux lueurs d'une lanterne, on voit que mon sujet a filé, sans interruption dans sa longueur, une cordelette stercorale de trois mètres environ.

Etant connus le diamètre et la longueur du fil, il est aisé d'en calculer le volume. Sans difficulté non plus, on trouve l'exact volume de l'insecte en mesurant l'eau que son immersion déplace dans un étroit cylindre. Les nombres obtenus ne sont pas dépourvus d'intérêt : ils nous apprennent qu'en une seule séance de réfection, en une douzaine d'heures, le Scarabée digère à peu près son volume de nourriture. Quel estomac, et surtout quelle rapidité, quelle puissance de digestion ! Dès les premières bouchées, les résidus se moulent en un fil qui s'allonge, indéfiniment s'allonge, tant que dure le repas. Dans cet étonnant alambic, qui ne chôme peut-être jamais, si ce n'est lorsque les victuailles manquent, la matière ne fait que passer, aussitôt travaillée par les réactifs de l'estomac, aussitôt épuisée. Il est à penser qu'un laboratoire aussi prompt pour assainir l'immondice a quelque rôle à remplir dans l'hygiène générale. Nous aurons occasion de revenir sur ce grave sujet.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 1.