LE SCARABÉE SACRÉ
LA POIRE

Chargé de surveiller en ses loisirs les actes du Scarabée sacré, le jeune berger vint, tout joyeux, un dimanche, dans la seconde quinzaine de juin, m'avertir que le moment lui paraissait bon de se mettre en recherches. Il avait surpris l'insecte sortant de terre ; il avait fouillé au point d'émersion, et il avait trouvé, à peu de profondeur, l'étrange chose qu'il m'apportait.

Etrange en vérité, et bouleversant à fond le peu que je croyais savoir. C'est, pour la forme, exactement une mignonne poire qui aurait perdu le coloris de la fraîcheur pour prendre la teinte brune en devenant blette. Que peut bien être ce curieux objet, cet élégant joujou qui semble sortir d'un atelier de tourneur ? Est-ce façonné de main humaine ? Est-ce une imitation du fruit du poirier destinée à quelque collection enfantine ? On le dirait en effet. Les enfants m'entourent ; ils regardent d'un oeil de convoitise la belle trouvaille ; ils la voudraient, pour l'adjoindre au contenu de leur boîte à jouets. C'est bien plus élégant de forme qu'une bille d'agate, bien plus gracieux qu'un oeuf d'ivoire, une toupie de buis. La matière, il est vrai, n'en paraît pas des mieux choisies ; mais c'est ferme sous les doigts et de courbure très artistique. N'importe : jusqu'à plus ample informé, la petite poire trouvée sous terre n'ira pas grossir la collection de joujoux.

Serait-ce réellement l'ouvrage du Scarabée ? Y aurait-il là-dedans un oeuf, une larve ? Le berger me l'affirme. Dans pareille poire, écrasée par mégarde pendant la fouille, il y avait, dit-il, un oeuf blanc, gros comme un grain de blé. Je n'ose le croire, tant l'objet apporté diffère de la pilule attendue.

Ouvrir la problématique trouvaille et m'informer de son contenu serait peut-être imprudence : mon effraction compromettrait la vitalité du germe inclus, si toutefois l'oeuf du Scarabée est là, comme le berger en paraît persuadé. Et puis, je me l'imagine, la forme de poire, en contradiction avec toutes les idées reçues, est probablement accidentelle. Qui sait si le hasard me réserve dans l'avenir rien de pareil ? Il convient de conserver la chose telle qu'elle est, d'attendre les événements ; il convient surtout d'aller aux informations sur les lieux.

Le lendemain, dès le jour, le berger était à son poste. Je le rejoignis sur des pentes récemment déboisées où le soleil d'été, tapant dur sur la nuque, ne pouvait nous atteindre avant deux ou trois heures. Dans la fraîcheur matinale, le troupeau paissant sous la surveillance de Faraud, nous nous mîmes de concert en recherche.

Un terrier de Scarabée est bientôt trouvé, reconnaissable à la taupinée récente qui le surmonte. D'un poignet vigoureux, mon compagnon fouille. Je lui ai cédé ma houlette de poche, le léger et solide outil dont je n'oublie guère de me munir toutes les fois que je sors, incorrigible gratteur de terre que je suis. Couché pour mieux voir la disposition et l'ameublement de l'hypogée qui s'éventre, je suis tout yeux. De la houlette, le berger fait levier ; de sa main libre, il retient, il écarte les éboulis.

Nous y sommes : un antre s'ouvre, et, dans les tièdes moiteurs du souterrain bâillant, je vois, gisant à terre, une superbe poire couchée de son long. Oui, certes, cette première révélation de l'oeuvre maternelle du Scarabée me laissera souvenir tenace. Si, archéologue fouillant les reliques vénérables de l'Egypte, j'eusse exhumé de quelque crypte pharaonique l'insecte sacré des morts taillé en émeraude, mon émotion n'eût pas été plus forte. Ah ! saintes joies de la vérité qui soudainement resplendit, y en a-t-il d'autres qui vous soient comparables ! Le berger exultait ; il riait de mon sourire, il était heureux de mon bonheur.

Le hasard ne se répète pas ; non bis in idem, nous dit un vieil adage. Voici déjà deux fois que j'ai sous les yeux cette singulière forme de poire. Serait-elle la forme normale, non sujette à exception ? Faut-il renoncer à la sphère pareille à celles que l'insecte roule sur le sol ? Continuons et nous verrons. Un second nid est trouvé. Comme le précédent, il contient une poire. Les deux trouvailles se ressemblent comme deux gouttes d'eau ; on les dirait sorties du même moule. Détail de haute valeur : dans le second terrier, à côté de la poire qu'elle enlace amoureusement, est la mère Scarabée, occupée sans doute à lui donner le dernier fini, avant de quitter pour toujours le souterrain. Tout doute est dissipé : je connais l'ouvrier et je connais l'ouvrage.

Le reste de la matinée ne fit que confirmer en plein ces prémisses : avant qu'un soleil intolérable ne m'eût chassé de la pente explorée, je possédais une douzaine de poires identiques de forme et presque de volume. A diverses reprises, la mère s'était trouvée présente au fond de l'atelier.

Citons, pour en finir, ce que l'avenir me réservait. Pendant toute la durée de la saison caniculaire, de fin juin en septembre, j'ai renouvelé presque chaque jour mes visites aux lieux fréquentés par le Scarabée, et les terriers fouillés par ma houlette m'ont fourni des documents au delà de ce que je pouvais souhaiter. Les éducations en volière m'en ont fourni d'autres, rares il est vrai, hors de comparaison avec les richesses de la liberté des champs. Somme toute, il m'est passé entre les mains pour le moins une centaine de nids, et c'était invariablement la gracieuse forme de poire ; jamais, au grand jamais, la forme ronde de la pilule, jamais la boule dont nous parlent les livres.

Cette erreur, je l'ai partagée moi-même autrefois, plein de confiance dans la parole des maîtres. Mes anciennes recherches au plateau des Angles n'amenaient aucun résultat, mes essais d'éducation échouaient de façon piteuse, et je tenais cependant à donner à mes jeunes lecteurs une idée de la nidification du Scarabée. J'adoptai donc la forme ronde devenue classique ; puis, me laissant guider par l'analogie, je mis à profit le peu que m'avaient montré d'autres manipulateurs de bouse, pour essayer un croquis approximatif de l'oeuvre du Scarabée. Mal m'en a pris. L'analogie est certes précieux moyen, mais qu'elle est loin de valoir le fait directement observé ! Trompé par ce guide, souvent infidèle dans l'inépuisable variété des choses de la vie, j'ai contribué à perpétuer l'erreur ; aussi je m'empresse de faire amende honorable, en priant le lecteur de regarder comme non avenu le peu que j'ai dit autrefois sur la nidification probable du Scarabée sacré.

Et maintenant développons l'histoire authentique, n'appelant en témoignage que les faits réellement vus et revus. Le nid du Scarabée se trahit au dehors par un amas de terre remuée, par une petite taupinée formée des déblais surabondant que la mère, clôturant le gîte, n'a pu remettre en place, une partie de l'excavation devant rester vide. Sous cet amas s'ouvre un puits de peu de profondeur, un décimètre environ, auquel fait suite une galerie horizontale, droite ou sinueuse, se terminant en une vaste salle où pourrait se loger le poing. Voilà la crypte où repose, enveloppé de vivres, l'oeuf soumis à l'incubation d'un soleil torride sous quelques pouces de terre ; voilà le spacieux atelier où la mère, libre de ses mouvements, a pétri et façonné en poire le pain du futur nourrisson.

Ce pain stercoral a son grand axe couché suivant l'horizontale. Sa forme et son volume rappellent exactement ces petites poires de la Saint-Jean qui, par leur coloration vive, leur arôme et leur précocité, font la joie de la marmaille. La grosseur en est variable dans d'étroites limites. Les plus fortes dimensions donnent 45 millimètres de longueur sur 35 millimètres de largeur ; les moindres présentent 35 millimètres dans un sens et 28 dans l'autre.

Sans avoir le poli du stuc, la surface, d'une régularité parfaite, est soigneusement lissée sous une mince souillure de terre rouge. Molle au début comme de l'argile plastique, alors qu'elle est de préparation récente, la miche piriforme acquiert bientôt par la dessiccation une robuste croûte qui ne cède plus sous la pression de doigts. Le bois n'est pas plus dur. Cette écorce est enveloppe défensive qui isole le reclus de ce monde et lui permet de consommer ses victuailles dans une paix profonde. Mais si la dessiccation gagne la masse centrale, le péril devient d'extrême gravité. Nous aurons occasion de revenir sur les misères du ver exposé au régime d'un pain trop rassis.

Quelle pâte travaille la boulangerie du Scarabée ? Le mulet et le cheval sont-ils les fournisseurs ? En aucune manière. Je m'y attendais cependant, et chacun s'y attendrait en voyant l'insecte puiser avec tant de zèle, pour son propre usage, au grenier d'abondance d'une ordinaire bouse. C'est là qu'il confectionne habituellement la pilule roulante, qu'il ira consommer dans quelque retraite sous le sable.

Si le pain grossier, bourré d'aiguilles de foin, lui suffit, pour sa famille il est autrement délicat. Il lui faut alors la fine pâtisserie, de nutrition riche, de digestion facile ; il lui faut la manne ovine, non celle que le mouton de tempérament sec dissémine en traînée d'olives noires, mais celle qui, élaborée dans un intestin moins aride, se moule en biscuits d'une seule pièce. Voilà la matière voulue, la pâte exclusivement employée. Ce n'est plus ici le maigre et filandreux produit de cheval ; c'est chose onctueuse, plastique, homogène, tout imprégnée de sucs nutritifs. Par sa plasticité, sa finesse, elle se prête on ne peut mieux à l'oeuvre artistique de la poire ; par ses qualités alimentaires, elle convient à la faiblesse d'estomac du nouveau-né. Sous un petit volume, le ver y trouvera réfection suffisante.

Ainsi s'explique l'exiguïté des poires alimentaires, exiguïté qui me faisait douter de l'origine de ma trouvaille avant d'avoir rencontré la mère en présence des provisions. Je ne pouvais voir dans ces mignonnes poires le menu d'un futur Scarabée, lui si glouton et si remarquable de taille.

Ainsi s'explique probablement aussi l'échec de mes anciennes volières. Dans ma profonde ignorance de sa vie familiale, je fournissais au Scarabée ce que je glanais d'ici, de là, venant du cheval ou du mulet ; et l'insecte n'en voulait pas pour ses fils, il refusait de nidifier. Aujourd'hui, instruit par l'expérience des champs, je m'adresse au mouton comme fournisseur, et les choses marchent à souhait dans mes volières. Est-ce dire que les matériaux venus du cheval, choisis dans le meilleur filon et convenablement épluchés, ne soient jamais employés et convertis en poires d'éducation ? Si l'excellent manque, le médiocre est-il refusé ? Sur ce sujet, je reste prudemment dans le doute. Ce que je peux affirmer, c'est que les cent et quelques terriers visités pour écrire cette histoire avaient tous, du premier au dernier, le mouton comme fournisseur des vivres larvaires.

Où est l'oeuf dans cette masse alimentaire, si originalement configurée ? Volontiers on le caserait au centre de la grosse panse arrondie. Ce point central est le mieux défendu contre les éventualités du dehors, le mieux doué en température régulière. De plus, le ver naissant y trouverait de tous côtés couche profonde de nourriture et ne serait pas exposé aux méprises des premières bouchées. Tout étant pareil autour de lui, il n'aurait pas à choisir ; là où par hasard il appliquerait sa dent novice, il pourrait sans hésiter continuer sa première et délicate réfection.

Tout cela semble fort rationnel, à tel point que je m'y suis laissé prendre. Dans la première poire que j'ai explorée, mince couche par mince couche, avec la lame d'un canif, j'ai cherché l'oeuf au centre de la panse, presque certain de l'y trouver. A ma grande surprise, il n'y était pas. Au lieu d'être creux, le centre de la poire est plein. Il y a là un amas alimentaire continu, homogène.

Mes déductions, que tout observateur à ma place aurait certainement partagées, semblaient très rationnelles ; le Scarabée pourtant est d'un autre avis. Nous avons notre logique, dont nous sommes assez orgueilleux ; le pétrisseur de fiente a la sienne, supérieure à la nôtre en cette occurrence. Il a sa clairvoyance, sa prévision des choses, et il place son oeuf ailleurs.

Où donc ? Dans la partie rétrécie de la poire, dans le col, tout à l'extrémité. Coupons ce col en long, avec les précautions nécessaires pour ne pas endommager le contenu. Il est creusé d'une niche à parois luisantes et polies. Voilà le tabernacle du germe, la chambre d'éclosion. L'oeuf, fort gros relativement à la taille de la pondeuse, est un ovale allongé, blanc, de 10 millimètres environ de longueur sur 5 millimètres de plus grande largeur. Un léger intervalle vide le sépare de tous côtés des murailles de la chambre. Aucun contact avec les parois, si ce n'est à l'extrémité postérieure, qui adhère au sommet de la niche. Horizontalement couché, d'après la position normale de la poire, il repose en entier, sauf le point d'attache, sur un sommier d'air, la plus élastique et la plus chaude des couchettes.

Nous voilà renseignés. Essayons maintenant de voir clair dans la logique du Scarabée. Rendons-nous compte de la nécessité de la poire, configuration si étrange dans l'industrie entomologique ; cherchons la convenance du singulier emplacement de l'oeuf. Il est périlleux, je le sais, de s'aventurer sur le terrain du comment et du pourquoi des choses. On s'enlise aisément en ce mystérieux domaine où le col mobile, cédant sous les pieds, engloutit le téméraire dans la bourbe de l'erreur. Faut-il, à cause du danger, renoncer à pareilles incursions ? Et pourquoi ?

Notre science, si grandiose comparée à la faiblesse de nos moyens, si misérable en face des limbes sans bornes de l'inconnu, que sait-elle de l'absolue réalité ? Rien. Le monde nous intéresse uniquement par les idées que nous nous en formons. L'idée disparue, tout devient stérile, chaos, néant. Un ramassis de faits n'est pas la science ; c'est un froid catalogue. Il faut dégeler cela, le vivifier au foyer de l'âme ; il faut faire intervenir l'idée et les lueurs de la raison ; il faut interpréter.

Laissons-nous aller sur cette pente pour expliquer l'oeuvre du Scarabée. Peut-être prêterons-nous à l'insecte notre propre logique. Il n'en sera pas moins remarquable, après tout, de voir merveilleusement concorder ce que nous dicte la raison avec ce que l'instinct dicte à la bête.

Un grave danger menace le Scarabée sacré sous sa forme de larve : c'est la dessiccation des vivres. La crypte où se passe la vie larvaire a pour plafond une couche de terre d'un décimètre d'épaisseur à peu près. Que peut ce mince écran contre les chaleurs caniculaires qui calcinent le sol, le cuisent comme brique à des profondeurs bien plus considérables ? La demeure du ver acquiert alors température brûlante ; quand j'y plonge la main, je sens des effluves d'étuve.

Les vivres, pour peu qu'ils aient à durer trois ou quatre semaines, sont donc exposés à se dessécher avant l'heure, jusqu'à devenir immangeables. Lorsque, au lieu du pain tendre du début, il ne trouve plus sous la dent qu'un croûton rebutant, inattaquable par sa dureté de caillou, le malheureux ver doit périr de famine. Il périt, en effet. J'en ai trouvé, et en nombre, de ces victimes du soleil d'août qui, après avoir largement entamé les vivres frais et s'y être creusé une loge, avaient succombé, ne pouvant plus mordre sur les provisions trop durcies. Il restait une épaisse coque, sorte de marmite sans issue, où s'était cuit et ratatiné le misérable.

Si dans la coque devenue pierre par la dessiccation le ver périt de faim, l'insecte, ses transformations terminées, y périt aussi, incapable de rompre l'enceinte et de se libérer. Ayant à revenir plus loin sur la libération finale, je n'insisterai pas davantage sur ce point. Occupons-nous uniquement des misères du ver.

La dessiccation des vivres lui est, disons-nous fatale. Ainsi l'affirment les larves rencontrées cuites dans leur marmite ; ainsi l'affirme d'une façon plus précise l'expérience que voici. En juillet, époque d'active nidification, j'installe dans des boîtes en carton ou en sapin une douzaine de poires exhumées du lieu d'origine le matin même. Ces boîtes, bien closes, sont déposées à l'ombre, dans mon cabinet, où règne la température du dehors. Eh bien, dans aucune l'éducation n'aboutit : tantôt l'oeuf se flétrit, tantôt le ver éclot, mais ne tarde pas à périr. Au contraire, dans des boîtes en fer-blanc, dans des récipients en verre, les choses marchent très bien ; pas une éducation n'échoue.

D'où proviennent ces différences ? Tout simplement de ceci : avec la haute température de juillet, l'évaporation marche vite sous l'écran perméable de carton ou de sapin ; la poire alimentaire se dessèche, et le vermisseau périt de famine. Dans les boîtes imperméables en fer-blanc, dans les récipients en verre convenablement clos, l'évaporation ne se fait pas, les vivres conservent leur mollesse, et les vers prospèrent aussi bien que dans le terrier natal.

Pour conjurer le péril de la dessiccation, l'insecte a deux moyens. En premier lieu, il comprime la couche extérieure de toute la vigueur de ses larges brassards ; il en fait une écorce protectrice plus homogène, plus serrée que la masse centrale. Si je romps une de ces boîtes à conserves bien desséchée, l'écorce se détache ordinairement de façon nette et laisse à nu le noyau du centre. Le tout rappelle à l'esprit la coquille et l'amande d'une noix. La pression de la mère, manipulant sa poire, a gagné la couche superficielle sur une épaisseur de quelques millimètres, et de là est résultée l'écorce ; plus loin, la pression ne s'est pas propagée, et de là provient le volumineux noyau central. Au fort des chaleurs de l'été, pour le conserver frais, ma ménagère tient le pain dans une jarre close. Ainsi fait l'insecte à sa manière ; par la compression, il enveloppe d'une jarre le pain de la famille.

Le Scarabée va plus loin encore : il devient géomètre capable de résoudre un beau problème de minimum. Toutes les autres conditions restant les mêmes, l'évaporation est évidemment proportionnelle à l'étendue de la surface évaporante. Il faut alors donner à la masse alimentaire la moindre surface possible, pour diminuer d'autant la déperdition d'humidité ; il faut néanmoins que cette moindre surface englobe la plus grande somme de matériaux nourriciers, afin que le ver y trouve réfection suffisante. Or quelle est la forme qui, sous la moindre superficie, enclôt le plus grand volume ? C'est la sphère, répond la géométrie.

Le Scarabée façonne donc la ration du ver en sphère, étant négligé pour le moment le col de la poire ; et cette forme ronde n'est pas le résultat de conditions mécaniques aveugles imposant à l'ouvrier une configuration inéluctable ; ce n'est pas l'effet brutal d'un roulement sur le sol. Nous avons déjà vu que, dans le but d'un charroi plus aisé, plus rapide, l'insecte façonne en boule exacte, sans le remuer de place, le butin qu'il doit aller consommer à distance ; nous avons reconnu, en un mot, que la forme ronde est antérieure au roulement.

Il sera établi de même tout à l'heure que la poire destinée au ver est travaillée au fond du terrier. Elle ne subit pas de roulis, elle n'est pas même déplacée. Le Scarabée lui donne la configuration requise exactement comme le ferait un artiste modeleur façonnant sa glaise sous la pression du pouce.

Tel qu'il est outillé, l'insecte serait capable d'obtenir d'autres formes d'une courbure moins délicate que son oeuvre en poire. Il pourrait, par exemple, confectionner le grossier cylindre, le boudin en usage chez les Géotrupes ; il pourrait, simplifiant le travail à l'extrême, laisser le morceau sans forme déterminée, au hasard des trouvailles. Les choses n'en marcheraient que plus vite et laisseraient plus de loisir pour les fêtes du soleil. Mais non : le Scarabée adopte exclusivement la sphère, si difficultueuse dans sa précision ; il agit comme s'il connaissait à fond les lois de l'évaporation et celles de la géométrie.

Reste à se rendre compte du col de la poire. Quels pourraient bien être son rôle, son utilité ? La réponse s'impose, en pleine évidence. Ce col contient l'oeuf, dans la chambre d'éclosion. Or tout germe, de la plante aussi bien que de l'animal, a besoin d'air, primordial stimulant de la vie. Pour laisser pénétrer le comburant vivificateur, la coquille de l'oeuf de l'oiseau est criblée d'une infinité de pores. La poire du Scarabée est comparable à l'oeuf de la poule.

Sa coquille, c'est l'écorce durcie par la compression en vue d'éviter dessiccation trop prompte ; son amas nourricier, son jaune, son vitellus, c'est la molle boule abritée sous l'écorce ; sa chambre à air, c'est la loge terminale, la niche du col, où l'air enveloppe le germe de partout. Pour les échanges respiratoires, où serait-il mieux, ce germe, que dans sa chambre d'éclosion plongeant en promontoire dans l'atmosphère et laissant libre jeu au va-et-vient gazeux à travers sa mince paroi, aisément perméable ?

Au centre de l'amas, l'aération est, au contraire, difficultueuse. L'écorce durcie ne possède pas les pores de la coquille d'un oeuf et le noyau central est matière compacte. L'air y pénètre néanmoins, car tout à l'heure le ver y pourra vivre, le ver, organisation robuste moins exigeante en délicatesse que les premiers tressaillements de la vie.

Où la larve déjà grande prospère, l'oeuf périrait étouffé. En voici la preuve. Dans un petit flacon à large goulot, je tasse de la fiente de mouton, le mets requis en cette occurrence. Avec le bout d'une menue baguette que j'y plonge, j'obtiens un puits qui représentera la chambre d'éclosion. Un oeuf prudemment déménagé de sa loge naturelle est transvasé dans ce puits. Je clos l'orifice et surmonte le tout d'une épaisse couche de la même matière tassée. Voilà bien, à la forme près, artificiellement reproduite la pelote du Scarabée ; seulement, dans ce cas, l'oeuf est au centre de la masse, lieu que des considérations trop précipitées nous avaient fait tantôt juger le mieux propice. Eh bien, ce point de notre élection est mortel. L'oeuf y périt. Que lui a-t-il manqué ? Apparemment aération convenable.

Largement enveloppé par la froide et gluante masse, mauvaise conductrice de la chaleur, il n'a pas non plus la douce température que réclame l'éclosion. Outre l'air, il faut à tout germe la chaleur. Pour se rapprocher autant que possible de la couveuse, le germe, dans l'oeuf de l'oiseau, occupe la surface du jaune et, grâce à son extrême mobilité, gagne toujours le haut, n'importe la position de l'oeuf. Ainsi se met mieux à profit le calorifère maternel accroupi sur à couvée.

Avec l'insecte, la couveuse est la terre, que chauffe le soleil. Son germe, lui aussi, se rapproche du calorifère ; il va chercher son étincelle de vie au voisinage de l'universelle couveuse ; au lieu de rester noyé au centre de l'inerte amas, il prend place au sommet d'un mamelon saillant que baignent de tous côtés les tièdes effluves du sol.

Ces conditions, air et chaleur, sont tellement fondamentales que nul, parmi les bousiers, ne les néglige. Les amas nourriciers sont de forme variée, ainsi que nous aurons occasion de le voir ; outre la poire, sont adoptés, suivant le genre du manipulateur, le cylindre, l'ovoïde, la pilule, le dé à coudre ; mais, avec cette diversité de configuration, un trait de premier ordre reste constant : c'est l'oeuf logé dans une chambre d'éclosion tout près de la surface, excellent moyen pour l'accès facile de l'air et de la chaleur. Le mieux doué en cet art délicat est le Scarabée sacré avec sa poire.

J'avançais tantôt que ce premier pétrisseur de fiente se comportait avec une logique rivale de la nôtre. Au point où nous en sommes, la preuve de mon affirmation est faite. Il y a mieux. Soumettons le problème suivant aux lumières de notre science. Un germe est accompagné d'une masse de vivres que la dessiccation peut rapidement mettre hors d'usage. Comment sera façonnée la masse alimentaire ? Où sera logé l'oeuf pour recevoir aisément influence de l'air et de la chaleur ?

Il a été déjà répondu à la première question du problème. Sachant que l'évaporation est proportionnelle à l'étendue de la surface évaporante, notre savoir dit : les vivres seront disposés en boule, parce que la forme sphérique est celle qui enclôt le plus de matières sous la moindre surface. Quant à l'oeuf, puisqu'un fourreau protecteur lui est nécessaire afin d'éviter tout blessant contact, il sera contenu dans une gaine cylindrique de faible épaisseur, et cette gaine sera implantée sur la sphère.

Ainsi sont remplies les conditions requises : les vivres conglobés en sphère se maintiennent frais ; l'oeuf, protégé par sa mince gaine cylindrique, reçoit sans entraves l'influence de l'air et de la chaleur. Le strict nécessaire est obtenu, mais c'est fort laid. L'utile ne s'est pas préoccupé du beau.

Un artiste reprend l'oeuvre brutale du raisonnement. Il remplace le cylindre par un demi-ellipsoïde, de forme bien plus gracieuse ; il raccorde cet ellipsoïde avec la sphère par une élégante surface courbe, et le tout devient la poire, la gourde avec col. Maintenant c'est une oeuvre d'art, c'est beau.

Le Scarabée fait précisément ce que nous dicte l'esthétique. Aurait-il, lui aussi, un sentiment du beau ? Sait-il apprécier l'élégance de sa poire ? Certes, il ne la voit pas : il la manipule dans de profondes ténèbres. Mais il la touche. Pauvre tact que le sien, rudement vêtu de corne, mais non insensible, après tout, aux contours doucement amenés !

L'idée m'est venue de mettre l'intelligence enfantine à l'épreuve sur la question du beau que soulève l'oeuvre du Scarabée. Il me fallait des intelligences très novices, à peine écloses, sommeillant encore dans les nuages des premières années, enfin aussi rapprochées que possible du vague intellect de l'insecte, si toutefois pareil rapprochement est jamais permis. Il me les fallait néanmoins assez lucides pour me comprendre. J'ai fait choix de bambins incultes dont l'aîné avait six ans.

J'ai soumis à l'aréopage l'oeuvre du Scarabée et une oeuvre géométrique de mes doigts qui, sous le même volume, représentait la sphère surmontée d'un court cylindre. Les prenant chacun à part, comme à confesse, afin que l'opinion de l'un n'influât pas sur l'opinion de l'autre, je leur ai montré à l'improviste les deux joujoux, leur demandant quel était, à leur avis, le plus joli. Ils étaient cinq, tous ont opiné pour la poire du Scarabée. Cette unanimité m'a frappé. Le fruste petit paysan qui ne sait pas encore se moucher a déjà quelque sentiment de la gracieuseté des formes. Il y a pour lui un beau, il y a pour lui un laid.

En serait-il de même du Scarabée ? Nul, en pleine connaissance de cause, n'oserait dire oui ; nul non plus n'oserait dire non. C'est une question insoluble, l'unique juge ici ne pouvant être consulté. Après tout, la réponse pourrait bien être d'une extrême simplicité. Que sait la fleur de sa superbe corolle ? Que sait la neige de ses exquises étoiles à six rayons ? Comme la fleur et la neige, le Scarabée pourrait bien ignorer le beau, pourtant son oeuvre.

Il y a du beau partout, à la condition expresse qu'il y ait un oeil apte à le reconnaître. Cet oeil de l'intellect, cet oeil appréciateur de la correction des formes, est-il, dans une certaine mesure, l'apanage de la bête ? Si l'idéal du beau pour le crapaud est incontestablement la crapaude, en dehors de l'attrait irrésistible des sexes y a-t-il réellement un beau pour l'animal ? Envisagé de façon générale, qu'est-ce que le beau, en effet ? C'est l'ordre. Qu'est-ce que l'ordre ? C'est l'harmonie dans l'ensemble. Qu'est-ce que l'harmonie ? — C'est... Mais tenons-nous-en là. Les réponses succéderaient aux demandes sans jamais atteindre l'ultime base, l'inébranlable appui. Que de métaphysique pour un lopin de bouse ! Passons outre, il en est temps.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 2.