LE SCORPION LANGUEDOCIEN
LA DEMEURE
C'est un taciturne, de moeurs occultes, de fréquentation sans agrément, si bien que son histoire, en dehors des données anatomiques, se réduit de peu s'en faut à rien. Le scalpel des maîtres nous en a révélé la structure organique, mais nul observateur, que je sache, ne s'est avisé de l'interroger avec quelque insistance sur ses habitudes intimes. Éventré après macération dans l'alcool, il est très bien connu ; agissant dans le domaine de ses instincts, il est presque ignoré. Nul mieux que lui cependant, parmi les animaux, segmentés, ne mériterait les détails d'une biographie. De tout temps il a frappé l'imagination populaire, au point d'être inscrit dans les signes du zodiaque. La crainte a fait les dieux, disait Lucrèce. Divinisé par l'effroi, le Scorpion est glorifié dans le ciel par un groupe d'étoiles, et dans l'almanach par le symbole du mois d'octobre. Essayons de le faire parler.
Je fis connaissance du Scorpion languedocien ( Scorpio occitanus Latr.), il y a un demi-siècle, sur les collines de Villeneuve, de l'autre côté du Rhône, en face d'Avignon. Le bienheureux jeudi venu, du matin au soir, j'y retournais des pierres à la recherche de la scolopendre, principal sujet de ma thèse pour le doctorat. Parfois, au lieu du puissant myriapode, superbe horreur, je rencontrais, sous la pierre soulevée un autre ermite non moins déplaisant. C'était lui. La queue convolutée sur le dos, une gouttelette de venin perlant au bout du dard, il étalait ses pinces à l'entrée d'un terrier. Brr ! laissons la redoutable bête ! La pierre retombait.
Fourbu de fatigue, je revenais de ma course riche de Scolopendres, riche surtout de ces illusions qui teintent l'avenir de rose quand on commence de mordre à belles dents sur le pain du savoir. La Science ! ah ! l'ensorceleuse ! Je rentrais, le coeur en joie ; j'avais des Mille-Pattes. A mes sereines naïvetés que fallait-il davantage ? J'emportais les Scolopendres, je laissais les Scorpions, non sans un secret pressentiment qu'un jour viendrait où j'aurais à m'en occuper.
Cinquante ans se sont écoulés, et ce jour est venu. Après les Araignées, ses voisines d'organisation, il convient d'interroger ma vieille connaissance, chef de file des Arachnides en nos pays. Précisément le Scorpion languedocien abonde dans mon voisinage ; nulle part je ne l'ai vu aussi fréquent que sur les collines sérignanaises, à pentes ensoleillées, rocailleuses, aimées de l'Arbousier et de la Bruyère en arbre. Le frileux y trouve une température africaine, et de plus un sol aréneux, d'excavation aisée. C'est là, je pense, son ultime station vers le nord.
Ses lieux préférés sont les cantonnements pauvres de végétation, où le roc émergé en feuillets verticaux se calcine au soleil, se déchausse par le fait des intempéries et finit par crouler en plaques. On l'y rencontre d'ordinaire par colonies largement distantes, comme si les membres d'une même famille, émigrant à la ronde, devenaient tribu. Ce n'est pas sociabilité, de bien s'en faut. Intolérants à l'excès et passionnés de solitude, ils occupent constamment seuls leur abri. Vainement je les fréquente, il ne m'arrive jamais d'en rencontrer deux sous la même pierre ; ou, pour plus d'exactitude, quand il y en a deux, l'un est en train de manger l'autre. Nous aurons l'occasion de voir le farouche ermite terminer de la sorte les fêtes nuptiales.
Le gîte est très sommaire. Retournons les pierres, en général plates et de quelque étendue. La présence du Scorpion se dénote par une niche de l'ampleur d'un fort col de bouteille et de la profondeur de quelques pouces. Se baissant, on voit d'habitude le maître de céans sur le seuil de sa demeure, les pinces étalées et la queue en posture de défense. D'autres fois, propriétaire d'une cellule plus profonde, l'ermite est invisible. Pour l'amener au jour, il faut l'emploi d'une petite houlette de poche. Le voici qui relève et brandit son arme. Gare aux doigts !
Avec des pinces je le saisis par la queue et l'introduis, tête première, dans un cornet de fort papier, qui l'isolera des autres captifs. Une boîte en fer-blanc reçoit l'ensemble de ma redoutable récolte. Transport et collecte se font de la sorte en pleine sécurité.
Avant de les loger, donnons un bref signalement de mes bêtes. Le vulgaire Scorpion noir ( Scorpio europoeus Lin.), répandu dans la majeure partie de l'Europe méridionale, est connu de tous. Il fréquente les lieux obscurs, au voisinage de nos habitations ; dans les journées pluvieuses de l'automne, il pénètre chez nous, parfois même sous les couvertures de nos lits. L'odieuse bête nous vaut plus d'effroi que de mal. Quoique non rares dans ma demeure actuelle, ses visites n'ont jamais eu de conséquences de la moindre gravité. Surfaite de renommée, la triste bête est plus répugnante que dangereuse.
Bien plus à craindre et bien moins connu de chacun, le Scorpion languedocien est cantonné dans les provinces méditerranéennes. Loin de rechercher nos habitations, il se tient à l'écart, dans les solitudes incultes. A côté du noir, c'est un géant qui, parvenu à sa pleine croissance, mesure de huit à neuf centimètres de longueur. Sa coloration est le blond de la paille fanée.
La queue, en réalité ventre de l'animal, est une série de cinq articles prismatiques, sortes de tonnelets dont les douves se rejoignent en crêtes onduleuses, semblables à des chapelets de perles. Pareils cordons couvrent le bras et l'avant-bras des pinces et les taillent en longues facettes. D'autres courent sinueusement sur le dos et simulent les joints d'une cuirasse dont les pièces seraient assemblées par un capricieux grènetis. De ces saillies à grains résulte une sauvage robusticité d'armure, caractéristique du Scorpion languedocien. On dirait l'animal façonné par éclats à coups de doloire.
La queue se termine par un sixième article vésiculaire et lisse. C'est la gourde où s'élabore et se tient en réserve le venin, redoutable liquide semblable d'aspect à de l'eau. Un dard courbe, rembruni et très aigu, termine l'appareil. Un pore, qui demande la loupe pour être aperçu, bâille à quelque distance de la pointe. Par là se déverse, dans la piqûre, l'humeur venimeuse. Le dard est très dur et très acéré. Le tenant du bout des doigts, je lui fais percer une feuille de carton aussi aisément que si je faisais emploi d'une aiguille.
Par le fait de sa forte courbure, le dard dirige sa pointe en bas lorsque la queue est étalée en ligne droite. Pour faire usage de son arme, le Scorpion doit donc la relever, la retourner et frapper de bas en haut. C'est, en effet, son invariable tactique. La queue se recourbe sur le dos de la bête et vient en avant larder l'adversaire que maîtrisent les pinces. L'animal est d'ailleurs presque toujours dans cette posture ; qu'il marche ou qu'il soit en repos, il convolute la queue sur l'échine. Bien rarement il la traîne, débandée en ligne droite.
Les pinces, mains buccales rappelant les grosses pattes de l'Écrevisse, sont des organes de bataille et d'information. S'il progresse, l'animal les tend en avant, les deux doigts ouverts, pour prendre avis des choses rencontrées. S'il faut poignarder un adversaire, les pinces l'appréhendent, l'immobilisent, tandis que le dard opère par-dessus le dos. Enfin, s'il faut grignoter longtemps un morceau, elles font office de mains et maintiennent la proie à la portée de la bouche. Jamais elles ne sont d'usage soit pour la marche, soit pour la stabilité, soit pour le travail d'excavation.
Ce rôle revient, aux véritables pattes. Brusquement tronquées, elles se terminent par un groupe de griffettes courbes et mobiles, en face desquelles se dresse une brève pointe fine, faisant en quelque sorte office de pouce. Des cils rudes couronnent le moignon. Le tout constitue un excellent grappin qui nous expliquera l'aptitude du Scorpion à circuler sur le treillis de mes cloches, à longuement y stationner dans une position renversée, enfin à grimper le long d'un mur, vertical, malgré sa lourdeur et sa gaucherie.
En dessous, immédiatement après les pattes, sont les peignes, organes étranges, exclusif apanage des Scorpions. Ils doivent leur dénomination à leur structure, consistant en une longue rangée de lamelles, serrées l'une contre l'autre à la façon de nos vulgaires peignes. Le soupçon des anatomistes leur attribue le rôle d'un mécanisme d'engrenage propre à maintenir lié le couple au moment de la pariade. Tenons-nous-en là jusqu'à meilleur informé, si les sujets que je vais élever me disent leur secret.
M'est familier, au contraire, un autre rôle des plus aisés à constater, lorsque le Scorpion déambule, le ventre en l'air, sur le treillis de mes cloches. Au repos, les deux peignes sont appliqués sur le ventre, à la suite des pattes. Dès que la bête chemine, ils se projettent l'un à droite, l'autre à gauche, perpendiculairement à l'axe du corps, pareils aux ailerons d'un oisillon sans plumes. Doucement ils oscillent, s'élevant un peu, s'abaissant ; ils font songer au balancier d'un funambule inexpert. Si, le Scorpion s'arrête, aussitôt ils rentrent, se rabattent sur la panse et ne bougent plus ; s'il se remet en marche, à l'instant ils s'étalent, et de nouveau recommencent leur molle oscillation. L'animal semblerait donc les utiliser tout au moins comme engin d'équilibre.
Les yeux, au nombre de huit, sont répartis en trois groupes. Au milieu de cette bizarre pièce qui est à la fois la tête et la poitrine, brillent côte à côte deux gros yeux très convexes rappelant les superbes lentilles oculaires de la Lycose apparemment yeux de myope de part et d'autre, à cause de leur forte convexité. Une crête de nodosités rangées en ligne sinueuse leur sert de sourcil et leur donne aspect farouche. Leur axe, dirigé à peu près horizontalement, ne peut guère leur permettre que la vision latérale.
Même remarque au sujet des deux autres groupes, composés chacun de trois yeux, fort petits et situés bien plus avant, presque sur le bord de la brusque troncature qui fait voûte au-dessus de la bouche. A droite comme à gauche, les trois minimes lentilles sont rangées sur une brève ligne droite et dirigent leur axe latéralement. En somme, dans les petits yeux comme dans les gros, disposition peu avantageuse pour y voir clair en avant de soi.
Très myope et d'ailleurs louchant de façon outrée, comment fait le Scorpion pour se diriger ? Comme l'aveugle, il va à tâtons ; il se guide avec les mains, c'est-à-dire avec les pinces, qu'il porte étalées en avant et les doigts ouverts pour sonder l'étendue. Surveillons deux Scorpions errant à découvert dans mes enceintes d'éducation. La rencontre leur serait désagréable, parfois même périlleuse. Celui qui suit avance toujours néanmoins comme s'il n'apercevait pas le voisin ; mais du moment que du bout des pinces il a quelque peu touché l'autre, aussitôt brusque tressaillement, signe de surprise et d'émoi, aussitôt recul et conversion de marche sur une autre voie. Pour reconnaître l'irascible accosté, il a fallu le toucher.
Installons maintenant nos captures. Des pierres retournées et des observations fortuites sur les collines du voisinage ne pourraient suffire à me renseigner ; je dois recourir à l'éducation, seule manière de faire raconter à la bête ses moeurs intimes. Quel genre d'élevage employer ? Un surtout me sourit, qui laissera l'animal en pleine liberté, m'affranchira de la préoccupation des vivres et me permettra des visites à toute heure du jour, d'un bout à l'autre de l'année. Ce moyen me semble excellent, bien supérieur à tous les autres à tel point que je compte sur un magnifique succès.
Il s'agit d'établir chez moi, en plein air, dans l'enclos, une bourgade de Scorpions, en leur procurant, par mes artifices, les conditions de bien être qu'ils avaient chez eux. Dans les premiers jours de l'année, je fonde ma colonie, tout au fond de l'harmas, en des parages tranquilles, exposés au soleil et abrités de la bise par une épaisse haie de romarins. Le sol, mélange de cailloux et de terre argileuse rouge, ne convient pas. Vu l'humeur de mes bêtes, très casanières à ce qu'il me semble, le remède est facile.
Pour chacun de mes colons, je creuse une fossette de quelques litres de capacité et je la remplis de terre sablonneuse pareille à celle des lieux d'origine. Dans cette terre légèrement tassée, ce qui lui donnera la consistance nécessaire à des fouilles sans éboulis, je pratique un court vestibule, amorce de l'excavation que l'animal ne manquera de faire pour obtenir une loge conforme à ses goûts. Une large pierre plate couvre le tout et déborde. En face du vestibule, mon ouvrage, une échancrure est ménagée : c'est la porte d'entrée.
Devant cette échancrure, je dépose un Scorpion, extrait à l'instant du cornet de papier dans lequel le transport vient de se faire de la montagne ici. Voyant une retraite pareille à celles qui lui sont familières, il entre de lui-même et ne reparaît plus. Ainsi s'établit la bourgade, composée d'une vingtaine d'habitants, tous choisis d'âge adulte. Les cases, convenablement distantes l'une de l'autre pour éviter les rixes à prévoir entre voisins, sont rangées en file sur un terrain expurgé au râteau. D'un coup d'oeil, même de nuit à la clarté d'une lanterne, il me sera facile de suivre les événements. Quant à la nourriture, je n'ai pas à m'en préoccuper. Mes hôtes trouveront d'eux-mêmes leurs vivres, le terrain étant giboyeux tout autant que celui d'où ils viennent.
La colonie de l'enclos ne suffit pas. Certaines observations réclament une minutieuse assiduité, non compatible avec les troubles du dehors. Une seconde ménagerie est montée, et cette fois sur la grande table de mon cabinet, table autour de laquelle, poursuivant l'idée rétive, j'ai déjà tant fait et continue à faire tant de kilomètres. En avant les grandes terrines, mon habituel outillage. Pleines de terre sablonneuse passée au tamis, elles reçoivent chacune deux débris de pots à fleurs, deux larges tessons qui, à demi ensevelis, font voûte et représentent les refuges sous les pierres. Le dôme d'une cloche en treillis surmonte l'établissement.
Là sont logés les Scorpions, deux par deux et de sexe différent, autant qu'il m'est permis d'en juger. Aucun caractère extérieur, que je sache, ne distingue le mâle de la femelle. Je prends pour femelles les sujets puissants de ventre, et pour mâles les moins obèses. L'âge intervenant avec des variations d'embonpoint, des erreurs sont inévitables, à moins d'ouvrir au préalable la panse de l'expérimenté, ce qui couperait court à tout essai d'éducation. Laissons-nous guider par la taille, puisque nous n'avons pas d'autre moyen, et associons les Scorpions deux par deux, l'un corpulent et rembruni, l'autre peu replet et de coloration blonde. Sur le nombre il se trouvera bien de véritables couples.
En faveur de qui s'aviserait de reprendre un jour pareilles études, encore quelques détails. Le métier d'éducateur de bêtes demande apprentissage ; pour y réussir, l'expérience d'autrui n'est pas inutile, surtout lorsqu'il s'agit d'animaux à fréquentation périlleuse. Il ne ferait pas bon de mettre la main par mégarde sur l'un des prisonniers actuels échappé de sa cage et blotti parmi les ustensiles dont la table est encombrée. Pour passer des années entières dans la société de pareils voisins, de sérieuses précautions sont à prendre. Les voici.
Le dôme en treillis plonge dans la terrine et touche le fond de la poterie. Entre les deux reste un espace annulaire que je comble avec de la terre argileuse, tassée à l'état humide. Ainsi encastrée, la cloche est inébranlable ; l'appareil ne court aucun risque de se disjoindre et de livrer passage. Si, d'autre part, les Scorpions fouillent profondément sur les bords de l'aire terreuse dont ils disposent, ils rencontrent soit la toile métallique, soit la poterie, obstacles infranchissables. Nous voilà sans crainte au sujet de toute évasion.
Ce n'est pas assez. S'il faut veiller à sa propre sécurité, il faut songer aussi au bien-être des captifs. La demeure est hygiénique, facile à transporter, soit au soleil, soit à l'ombre, comme l'exigera l'observation du moment ; mais elle, est dépourvue des victuailles dont les Scorpions, tout sobres qu'ils sont, ne sauraient indéfiniment se passer. En vue de l'alimentation sans déranger la cloche, le treillis est percé au sommet d'une petite ouverture par où s'introduit le gibier vivant, cueilli au jour le jour à mesure que besoin en est. Après le service, un tampon d'ouate ferme la lucarne d'approvisionnement.
Encore mieux que les colons de la bourgade en plein air, où ma houlette a préparé elle-même la voie d'entrée sous les pierres, mes sujets des cloches, peu après leur installation, me permettent d'assister à leur travail de terrassiers. Le Scorpion languedocien a une industrie, il sait se domicilier dans une cellule, son ouvrage. Pour s'établir, mes incarcérés disposent chacun d'un large tesson courbe, qui, enchâssé dans le sable, donne une amorce de grotte, simple fissure cintrée. C'est à l'animal d'exécuter des fouilles là-dessous et de se loger à sa convenance.
L'excavateur ne tarde guère, surtout au soleil, dont l'éclat l'importune. Prenant appui sur la quatrième paire de pattes, le Scorpion ratisse des trois autres paires ; il laboure le sol, il le réduit en poudre mobile avec une gracieuse prestesse, qui rappelle celle du chien grattant pour enterrer un os. Après le vif moulinet des pattes vient le coup de balai. De sa queue couchée à plat et puissamment débandée, il refoule en arrière l'amas terreux. C'est le geste de notre coude écartant un obstacle. Si les déblais ainsi repoussés ne sont pas assez loin, le balayeur y revient, renouvelle ses coups de refouloir et achève l'affaire.
Remarquons que les pinces, malgré leur vigueur, ne prennent jamais part aux fouilles, ne s'agirait-il que d'extraire un grain de sable. Réservées pour le service de la bouche, de la bataille et surtout de l'information, elles perdraient l'exquise sensibilité de leurs doigts en cette grossière besogne.
De la sorte alternent, à nombreuses reprises, les pattes qui grattent et la queue qui refoule en dehors les déblais. Enfin le travailleur disparaît sous le tesson. Une dune de sable obstrue l'entrée du souterrain. Par moments, on la voit s'ébranler, s'ébouler en partie, signe du travail qui se continue avec expulsion de nouveaux gravats, jusqu'à ce que la loge ait ampleur convenable. Quand il voudra sortir, le reclus culbutera sans peine la croulante barricade.
Le Scorpion noir de nos habitations n'a pas cette aptitude à se créer une crypte. Il fréquente les mortiers soulevés à la base des murs, les boiseries disjointes par l'humide, les amas de ruines dans les lieux obscurs, mais il se borne à profiter de ces refuges tels quels, inhabile qu'il est à modifier la cachette par sa propre industrie. Il ne sait pas fouir. Cette ignorance lui vient apparemment de son balai trop débile, de sa queue étriquée et toute lisse, bien différente de celle du languedocien, robuste et armée de crénelures raboteuses.
En plein air, la colonie de l'enclos trouve logis dégrossi par mes soins. Sous la pierre plate où j'ai ménagé dans la terre sablonneuse une ébauche de cellule, chacun disparaît aussitôt et travaille à compléter l'ouvrage, ce que je reconnais à la dune amassée sur le seuil. Attendons encore quelques jours et soulevons la pierre. A la profondeur de trois ou quatre pouces plonge le gîte, le terrier, fréquenté de nuit, souvent aussi de jour si le temps est mauvais. Parfois un coude brusque dilate le réduit en chambre spacieuse. En avant du manoir, immédiatement sous la pierre, est le vestibule.
Là de jour, aux heures d'un soleil ardent, se tient de préférence le solitaire, dans les béatitudes de la chaleur doucement tamisée par la pierre. Dérangé de ce bain thermique, suprême félicité, il brandit sa queue noueuse et vite rentre chez lui, à l'abri de la lumière et des regards. Remettons la pierre en place et revenons un quart d'heure après. Nous le trouverons de nouveau sur le seuil de la caverne, tant il y fait bon lorsqu'un soleil généreux chauffe la toiture.
De façon très monotone, ainsi se passe la froide saison. Tant dans la bourgade de l'enclos que dans la ménagerie des cloches, les Scorpions ne sortent ni de jour ni de nuit, ce que je reconnais à la barricade de sable conservée intacte à l'entrée du logis. Sont-ils engourdis ? Pas le moins du monde. Mes fréquentes visites me les montrent toujours dispos à l'action, la queue recourbée et menaçante. Si le temps fraîchit, ils reculent au fond du terrier ; s'il fait beau, ils reviennent sur le seuil se réchauffer l'échine au contact de la pierre ensoleillée. Pour l'heure, rien d'autre. La vie du reclus, se passe en longs recueillements, tantôt dans les moiteurs de la crypte, tantôt sous l'auvent de la demeure, derrière la barrière de sable.
Dans le courant d'avril, brusque révolution. Sous les cloches se quitte l'abri des tessons. Gravement on circule autour de l'arène, on grimpe au treillis, on y stationne, même de jour. Divers découchent, ne rentrent plus chez eux, préférant les distractions du dehors aux somnolences de l'alcôve souterraine.
A la bourgade de l'enclos, les événements sont plus graves. Quelques habitants, parmi les moindres, quittent de nuit le domicile et vont errer sans que je sache ce qu'ils deviennent. Leur tournée faite, je m'attendais à les voir revenir, car en nul autre point de l'enclos ne se trouvent des pierres à leur convenance. Or, aucun ne rentre ; autant de partis, autant de disparus pour toujours. Bientôt les gros sont pris à leur tour de la même humeur vagabonde ; enfin l'émigration est telle que le moment approche où plus rien ne me restera de la colonie en plein air. Adieu mes projets, amoureusement caressés ! La bourgade libre, sur laquelle je fondais mes plus belles espérances, rapidement se dépeuple ; ses habitants décampent, s'en vont je ne sais où. Toutes mes recherches n'aboutissent pas à retrouver un seul des fuyards.
Aux grands maux les grands remèdes. Il me faut une enceinte infranchissable, d'étendue bien supérieure à celle des cloches, établissements trop réduits pour les ébats de mes sujets. J'ai une bâche où, l'hiver, s'entreposent des plantes grasses. Elle descend à un mètre de profondeur dans le sol. La maçonnerie en est crépie et lissée avec tout le soin qu'on peut obtenir de la truelle et du chiffon mouillé du maçon. J'en garnis le fond avec du sable fin et de larges pierres plates çà et là réparties. Ces préparatifs faits, j'installe dans la bâche, chacun sous sa pierre, les Scorpions qui me restent et ceux dont j'ai fait capture le matin même pour compléter ma collection. A la faveur de pareille barrière verticale, conserverai-je cette fois mes sujets, et verrai-je ce qui tant me préoccupe ?
Je ne verrai rien du tout. Le lendemain, anciens et nouveaux, tous ont disparu. Ils étaient une vingtaine, et pas un ne me reste. Avec un peu de réflexion, je devais m'y attendre. En saison de pluies tenaces, en automne, que de fois ne m'est-il pas arrivé de trouver le Scorpion noir blotti dans les jointures des fenêtres ! Fuyant l'humidité de ses retraites habituelles, les obscurs recoins de la cour, il a grimpé chez moi en escaladant le mur de façade, jusqu'à la hauteur du premier étage. Les menues aspérités du crépi ont suffi à ses grappins pour cette ascension verticale.
Malgré sa corpulence, le Scorpion languedocien est aussi bon grimpeur que le noir. J'en ai la preuve sous les yeux. Une barrière d'un mètre d'élévation, lisse autant que peut l'être un enduit de vulgaire mortier, n'a pas arrêté un seul de mes captifs. En une nuit, toute la bande a déguerpi de la bâche.
L'élevage en plein air, même avec enceinte de murs, est reconnu impraticable : l'indiscipline des ouailles met à néant les combinaisons du pasteur. Une ressource me reste, celle de l'internement sous cloche. Ainsi s'achève l'année, avec une dizaine de terrines sur la grande table de mon cabinet. Le dehors m'est défendu ; les chats, rôdeurs nocturnes, voyant quelque chose remuer dans mes appareils, y mettraient le désordre.
D'autre part, sous chaque cloche la population est restreinte, deux ou trois habitants au plus. Le large manque. Faute de voisins assez nombreux, faute aussi de la véhémente insolation dont ils jouissaient sur leurs collines natales, mes installés sur la table semblent pris de nostalgie et ne répondent guère à mon attente. Tapis sous leurs tessons ou bien agrippés aux treillis, le plus souvent ils somnolent, rêvant liberté. Le peu que j'obtiens de mes ennuyés est loin de me satisfaire. Je désire mieux. L'année s'achève en menus faits glanés et en combinaisons pour un meilleur établissement.
Ces combinaisons aboutissent à une enceinte vitrée, dont les parois de verre ne donneront prise aux grappins et rendront l'escalade impossible. Le menuisier me construit une charpente, le vitrier complète l'ouvrage ; moi-même je goudronne la boiserie pour bien lisser les montants. L'édifice a l'aspect de quatre châssis de fenêtre couchés en long et assemblés en rectangle. Le fond est un plancher avec couche de terre sablonneuse. Un couvercle s'abat en plein si le temps est froid et surtout si la pluie menace d'une inondation, qui serait désastreuse en ce terrain sans écoulement. Il se relève plus ou moins suivant l'état de la journée. Dans l'enceinte il y a largement place pour deux douzaines de chambres à tesson, chacune avec son habitant. En outre, de larges allées, de spacieux carrefours permettent sans encombre de longues promenades.
Or, au moment où je crois résolue de manière satisfaisante la question de la demeure, je m'aperçois que si je n'y porte remède, le parc vitré ne gardera pas longtemps sa population. Le verre arrête net tout essai d'escalade ; faute de sandales adhésives, les Scorpions n'ont pas de prise sur pareille surface. Ils s'escriment bien contre le vitrage, ils s'y dressent de toute leur longueur sur l'appui de la queue, excellent levier ; mais à peine le sol quitté, lourdement ils retombent.
Les choses se gâtent du côté des montants en bois, réduits cependant de largeur autant que possible, et vernis au goudron avec un soin particulier. Par ces voies lisses, les opiniâtres grimpeurs petit à petit montent ; de temps à autre ils font halte, plaqués contre le mât de cocagne, puis reprennent la difficultueuse ascension. J'en surprends qui sont parvenus au sommet ; ils vont s'évader. Mes pinces les ramènent au bercail. Comme l'aération de la demeure exige que le couvercle reste soulevé la majeure partie de la journée, la désertion totale ne tarderait pas si je n'y veillais.
Je m'avise de graisser les montants avec une mixture d'huile et de savon. Cela modère un peu les fuyards, sans parvenir à les arrêter. Leurs fines griffettes trouvent à s'implanter dans les pores du bois à travers l'enduit, et l'ascension recommence. Essayons un obstacle non poreux. Je tapisse les montants avec du papier glacé. Cette fois, la difficulté est insurmontable pour les gros pansus ; elle est de médiocre efficacité à l'égard des autres, qui, plus dégagés d'allure, tentent de se hisser et souvent y parviennent. Je ne les maîtrise qu'en lissant avec du suif la bande de papier glacé.
Désormais plus de fuite, bien qu'il y ait toujours des essais d'évasion. Après l'emploi des bâches, ces prouesses sur des surfaces glissantes achèvent de nous renseigner sur une aptitude que la corpulence de la bête était loin de faire prévoir. Comme son noir confrère des habitations, le Scorpion languedocien est un grimpeur émérite.
Me voici donc en possession de trois établissements chacun avec ses avantages et chacun avec ses défauts : la bourgade libre au fond de l'enclos, les cloches en treillis de mon cabinet, enfin le parc vitré. Je les consulterai tour à tour, le dernier surtout. Aux documents fournis de la sorte ajoutons le maigre appoint que me valent les pierres retournées sur les lieux d'origine. Le luxueux palais de verre, le Louvre à Scorpions, maintenant curiosité de ma demeure, reste toute l'année en plein air, sur une banquette du jardin, à quelques pas de ma porte. Nul de la maisonnée ne passe sans y donner un coup d'oeil. Taciturnes bêtes, parviendrai-je à vous faire parler ?
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 17.