LE SCORPION LANGUEDOCIEN — LE VENIN
Pour l'attaque de la menue proie, son habituelle nourriture, le Scorpion ne fait guère usage de son arme. Il saisit l'insecte des deux pinces et tout le temps le maintient de la sorte à la portée de la bouche, qui doucement grignote. Parfois, si le dévoré se démène et trouble la consommation, la queue s'incurve et vient à petits coups immobiliser le patient. En somme, le dard n'a qu'un rôle fort secondaire dans l'acquisition du manger.
Il n'est vraiment utile à l'animal qu'en un moment de péril, en face d'un ennemi. J'ignore contre quels adversaires la redoutable bête peut avoir à se défendre. Parmi les habitués des pierrailles, qui donc oserait l'attaquer ? Si je ne sais en quelles occasions, dans le cours normal des choses, le Scorpion doit veiller à sa défense, il m'est du moins loisible d'user d'artifice et de réaliser des rencontres qui l'obligeront à guerroyer de façon très sérieuse. Pour juger de la violence de son venin, je me propose, sans sortir du domaine entomologique, de le mettre en présence d'adversaires variés et puissants.
Dans un large bocal, avec couche de sable, appui moins glissant que le verre, sont introduits le Scorpion languedocien et la Lycose de Narbonne. Qui des deux, pareillement outillés en crocs venimeux, aura le dessus et mangera l'autre ? Si la Lycose est moins robuste, elle a pour elle la prestesse qui lui permet de bondir et d'attaquer à l'improviste. Avant que l'assailli, lent à la riposte, se soit mis en posture de bataille, l'autre aura fait son coup et fuira devant le dard brandi. Les chances sembleraient être en faveur de l'alerte Aranéide.
Les événements ne répondent pas à ces probabilités. Aussitôt l'adversaire aperçu, la Lycose se dresse à demi, ouvre ses crocs où perle une gouttelette de venin et attend, intrépide. A petits pas et les pinces tendues en avant, le Scorpion s'approche. De ses mains à deux doigts, il saisit, il immobilise l'Araignée, qui désespérément proteste, ouvre et ferme ses crochets sans pouvoir mordre, maintenue qu'elle est à distance. La lutte est impossible avec tel ennemi, muni de longues tenailles, qui maîtrisent de loin, empêchent d'approcher.
Sans lutte aucune, le Scorpion courbe donc la queue, la ramène au-delà du front, et plonge le dard, tout à son aise, dans la noire poitrine de la patiente. Ce n'est pas ici le coup instantané de la Guêpe et des autres bretteurs à quatre ailes ; l'arme, pour pénétrer, exige certain effort. La queue noueuse pousse en oscillant un peu ; elle vire et revire le dard ainsi que le pratiquent nos doigts pour faire entrer une pointe dans un milieu de quelque résistance. La trouée faite, l'aiguillon reste un moment dans la plaie, sans doute pour donner au venin le temps d'une large émission. Le résultat est foudroyant. Aussitôt piquée, la robuste Lycose rassemble ses pattes. Elle est morte.
Avec une demi-douzaine de victimes, je me suis permis l'émouvant spectacle. Ce que m'avait montré la première épreuve, les autres le répètent. C'est toujours l'agression immédiate du Scorpion lorsque la Lycose est aperçue, toujours la tactique des tenailles tenant à distance l'adversaire, toujours la mort brusque de l'Aranéide lardée. Écraserait-on la bête sous le pied, que l'inertie ne serait pas plus soudaine. On dirait la Lycose terrassée par une décharge fulgurante.
Manger le vaincu est de règle, d'autant mieux que l'Aranéide dodue est venaison superbe comme il doit bien rarement en échoir dans les habituels domaines de chasse. Sur place et sans tarder, le Scorpion s'y attable, en commençant par la tête, formalité d'usage général avec n'importe quel gibier. Immobile, par menues bouchées, il gruge, il ingurgite. Tout se consomme, moins quelques tronçons des pattes, morceaux coriaces. La gargantuélique bombance dure les vingt-quatre heures.
Le gueuleton fini, on se demande comment a disparu la pièce dans un ventre guère plus volumineux que la chose mangée. Il doit y avoir des aptitudes stomacales particulières chez ces consommateurs, qui, exposés à des jeûnes interminables, se gorgent à outrance lorsque l'occasion se présente.
S'il attaque la Lycose, qui serait capable de sérieuse défense à la condition de courir sus au lieu de se dresser fière, avec la poitrine à découvert, que sera-ce des bénignes Épeires ! Toutes, même les plus fortes, l'angulaire, la fasciée, la soyeuse, sont assaillies avec ardeur, d'autant plus que les pauvres filandières, démoralisées par l'effroi, n'essayent pas même de lancer leurs paquets de cordages qui si vite paralyseraient l'agresseur. Sur leurs toiles, elles maîtriseraient à grand jet de lacets la féroce Mante, le redoutable Frelon, le gros Acridien expert en ruades. Hors de chez elles, en face d'un ennemi et non d'un gibier, elles oublient à fond la puissante méthode de l'emmaillotement. Atteintes par le dard, toutes à l'instant succombent, foudroyées elles aussi. Le Scorpion en fait régal.
Sous ses pierres, l'amateur d'Araignées ne fait jamais rencontre de la Lycose et des Épeires, qui fréquentent d'autres parages ; mais il peut, de loin en loin, trouver d'autres Aranéides, amies comme lui des abris sous roche, notamment la timide Clotho. Ce genre de gibier lui est donc quelque peu familier, et toute Araignée de belle taille lui agrée, pourvu qu'il soit en appétit.
Je le soupçonne de ne pas être indifférent à la capture d'une Mante religieuse, autre pièce de haut titre. Certes, il ne va pas la surprendre sur les broussailles, station habituelle de l'insecte ravisseur ; ses moyens d'ascension, excellents pour escalader une muraille, ne lui permettraient absolument pas la marche sur le branlant appui du feuillage. Il doit faire son coup lorsque la mère est en gésine, sur la fin de l'été. Il m'arrive assez fréquemment, en effet, de trouver le nid de la Mante religieuse appliqué à la face inférieure des blocs de pierre hantés par le Scorpion.
Au moment où la pondeuse, dans le calme de la nuit, fait mousser la glaire de son coffret bourré d'oeufs, le forban peut survenir, en quête de victuailles. Ce qui se passe alors, je ne l'ai jamais vu et probablement ne le verrai jamais ; ce serait trop demander aux chances de la bonne fortune. Par artifice comblons cette lacune.
Dans l'arène d'une terrine, le duel est provoqué entre le Scorpion et la Mante, choisi l'un et l'autre de belle taille. Au besoin, je les excite, je les pousse à la rencontre. Je sais déjà que tous les coups de queue ne portent réellement pas ; bien des fois ce sont de simples taloches. Économe de son venin et dédaignent de piquer lorsqu'il n'y a pas urgence, le Scorpion repousse l'importun d'un brusque revers de la queue, sans faire usage de l'aiguillon. Dans les diverses épreuves ne compteront que les coups suivis d'une blessure saignante, preuve de la pénétration du dard.
Happée des pinces, la Mante prend aussitôt la pose spectrale, les pattes à scies ouvertes et les ailes déployées en cimier. Ce geste d'épouvantail, loin d'avoir du succès, favorise l'attaque ; le dard plonge entre les deux pattes ravisseuses, tout à la base, et quelque temps persiste dans la plaie. Quand il sort, une gouttelette de venin suinte encore à la pointe.
A l'instant, la Mante replie les pattes en une convulsion d'agonie. Le ventre a des pulsations, les appendices caudaux oscillent par saccades, les tarses ont de vagues frémissements. Au contraire, les pattes ravisseuses, les antennes et les pièces de la bouche sont immobiles. A cet état, en moins d'un quart d'heure, succède l'inertie complète.
Le Scorpion ne combine pas ses coups ; il frappe au hasard tout point à sa portée. Cette fois, il vient d'atteindre une partie éminemment vulnérable, à cause de la proximité des principaux centres nerveux ; il a piqué la Mante à la poitrine, entre les pattes ravisseuses, précisément au point que blesse la Tachyte manticide dans le but de paralyser sa proie. La manoeuvre est fortuite et non intentionnelle ; le butor n'en sait pas aussi long que l'Hyménoptère sur l'anatomie. La chance venant en aide, la mort a été instantanée. Qu'adviendrait-il si la piqûre était faite en une autre région du corps, moins périlleuse ?
Je change d'opérateur, pour être sûr que l'ampoule à venin est garnie. La même précaution sera prise dans les divers duels qui vont suivre ; à chaque nouvelle victime, nouveau sacrificateur, qu'un long repos a remis dans la plénitude de ses moyens.
La Mante, encore une puissante matrone, se dresse à demi, fait pivoter la tête, le regard au guet par-dessus l'épaule. Elle prend sa pose de spectre, avec des bruits de pouf, pouf , provenant des ailes frôlées l'une contre l'autre. Son audace lui réussit d'abord ; de ses brassards dentés elle parvient à saisir la queue de son adversaire. Tant qu'elle tient bon, le Scorpion désarmé est dans l'impuissance de nuire.
Mais la fatigue vient, accrue par la terreur. La Mante avait saisi la queue brandie devant elle comme elle aurait harponné tout autre partie du corps, sans se douter de l'efficacité de sa manoeuvre. La pauvre ignorante relâche son traquenard. Elle est perdue. Le Scorpion la pique au ventre, non loin de la troisième paire de pattes. Aussitôt, détraquement complet, pareil à celui d'un mécanisme dont le grand ressort vient à casser.
Il n'est pas en mon pouvoir d'obtenir des piqûres en tels et tels autres points choisis à ma guise ; le Scorpion, peu endurant, se prêterait mal à des familiarités qui voudraient diriger son arme. Je profite des cas variés offerts par les hasards de la lutte. Quelques-uns sont à noter, à cause de l'éloignement des centres d'innervation.
La Mante est piquée cette fois à l'une des pattes ravisseuses, dans le joint à peau fine du bras et de l'avant-bras. Inertie brusque de la patte atteinte et bientôt de la seconde. Les autres pattes se recroquevillent. Pulsations du ventre et rapide immobilité totale. C'est la mort presque foudroyante.
Autre piquée à l'articulation de la jambe et de la cuisse de l'une des pattes intermédiaires. Soudain les quatre pattes postérieures se replient ; les ailes, que l'insecte n'avait pas étalées au moment de l'attaque, se déploient convulsivement comme dans la pose de spectre et persistent dans cet état même après la mort. Les pattes ravisseuses s'agitent en désordre ; elles saisissent, s'ouvrent, se referment ; les antennes se meuvent, les palpes tremblotent, le ventre palpite, les appendices caudaux oscillent. Encore un quart d'heure de cette tumultueuse agonie, et le repos se fait. La Mante est trépassée.
Ainsi de tous les cas que se permet ma curiosité, surexcitée par l'émouvante allure du drame. Quel que soit le point atteint, plus près ou plus loin des centres nerveux, la Mante toujours succombe, tantôt à l'instant même, tantôt après quelques minutes de convulsions. Crotales, Cérastes, Trigonocéphales et autres serpents venimeux d'épouvantable renom, ne tuent pas leurs victimes avec plus de promptitude.
J'ai vu là d'abord la conséquence d'un organisme affiné, d'autant plus délicat et plus vulnérable qu'il est mieux doué. Créatures d'élite l'une et l'autre, l'Araignée et la Mante, me disais-je, périssent à l'instant d'un trouble qu'une vie grossière supporterait des heures et des jours, peut-être même sans grand encombre. Adressons-nous alors à la Courtilière, l'abhorré Taiocebo du jardinier provençal. Étrange bête, en vérité, que cette coupeuse de racines, et puissante, et rustique, et de moule inférieur. Saisie à pleine main, elle fait lâcher prise, tant elle nous pioche l'épiderme avec les houes dentelées de ses pattes imitées de celles de la Taupe.
Mis en rapport dans une étroite arène, Scorpion et Courtilière se regardent en face, semblent se connaître. Y aurait-il parfois entre eux des rencontres ? C'est très douteux. La Courtilière est l'hôte des jardins, des terrains gras où l'hortolaille convoque la vermine souterraine ; le Scorpion est fidèle aux pentes calcinées où végètent péniblement de secs gramens. Du stérile au fécond, la rencontre n'est guère probable. Inconnus l'un à l'autre, ils voient néanmoins aussitôt, la gravité du péril.
Sans excitation de ma part, le Scorpion court sus à la Courtilière qui, de son côté, se met en posture d'attaque, les sécateurs, prêts à l'éventrement. De ses ailes supérieures, frictionnées l'une contre l'autre, elle entonne une sorte de chant de guerre, bruissement sourd. Le Scorpion ne lui laisse pas achever le couplet ; vivement il travaille de la queue. Le thorax de la Courtilière porte une robuste cuirasse voûtée dans laquelle s'emboîte l'échine. A l'arrière de cette armure impénétrable bâille un pli profond voilé d'une peau fine. C'est là que plonge le dard. Du coup, sans plus, le monstre est terrassé ; il s'écroule, comme foudroyé.
Suivent des gesticulations sans ordre. Les pattes fouisseuses sont paralysées ; elles ne saisissent plus de leurs pinces la paille que je leur présente ; les autres confusément se démènent, s'étirent, se replient ; les quatre palpes à gros pompons charnus s'assemblent en bouquet, se séparent, se groupent de nouveau et tapotent l'objet que je mets à leur portée ; les antennes mollement oscillent ; le ventre a de larges pulsations. Par degrés, ces spasmes de l'agonie s'apaisent. Enfin, au bout d'une paire d'heures, les tarses, les derniers à mourir, cessent de trembloter. La grossière bête a succombé non moins bien que la lycose et la Mante, mais avec une agonie plus longue.
Reste à s'informer si le coup sous la cuirasse du thorax n'a pas une efficacité spéciale, à cause du voisinage des centres nerveux. L'épreuve est reprise avec d'autres patientes et d'autres opérateurs. Parfois le dard pénètre au défaut de la cuirasse ; plus souvent, il atteint un point du ventre. Dans ce cas même, la piqûre, serait-elle faite à l'extrémité de l'abdomen, l'effet produit est toujours l'agonie soudaine. La seule différence reconnue, c'est que les pattes fouisseuses continuent quelque temps de s'agiter comme les autres, au lieu d'être brusquement paralysées. Lardée par le Scorpion en un point quelconque, la Courtilière est donc toujours mise à mal ; la robuste bête trépasse après quelques étirements convulsifs.
Et maintenant au tour du Criquet cendré, le plus gros, le plus vigoureux de nos Acridiens. Le Scorpion paraît soucieux au voisinage de ce turbulent lanceur de ruades. De son côté, le Criquet ne demanderait pas mieux que de s'en aller. Il bondit et vient choquer le carreau de vitre dont j'ai couvert l'arène afin de prévenir l'évasion. De temps à autre, il retombe sur le dos du Scorpion, qui fuit pour éviter cette averse. Enfin, impatienté, le fuyard pique l'Acridien au ventre.
La commotion doit être d'une rare violence, car l'une des pattes à gros cuissots aussitôt se détache, par une de ces désarticulations spontanées dont les Acridiens sont coutumiers en des moments désespérés. L'autre est paralysée. Tendue en ligne droite et redressée, elle ne peut plus prendre appui sur le sol. Les bonds sont finis. Cependant les quatre pattes antérieures s'agitent en désordre, incapables de progression. Mis sur le flanc, l'insecte se retourne toutefois et reprend la station normale, moins la grosse patte d'arrière, toujours impuissante et dressée.
Un quart d'heure s'écoule, et l'animal tombe pour ne plus se relever. Longtemps encore persistent les spasmes, les étirements des pattes, les tremblotements des tarses, les oscillations des antennes. Cet état, de plus en plus aggravé, peut durer jusqu'au lendemain ; mais parfois, en moins d'une heure, l'inertie est complète.
Un autre Acridien parmi les robustes, le Truxale à gigues démesurées, à tête en pain de sucre finit comme le Criquet ; son agonie dure quelques heures. Chez les porteurs de sabre, les Locustiens j'ai vu se prolonger pendant une semaine cette paralysie graduelle qui n'est pas encore là, mais n'est pas non plus la vie. Cette fois le sujet est l'Éphippigère des vignes.
La bête pansue a été piquée au ventre. Cri de détresse des cymbales au moment de la blessure, puis chute sur le flanc avec toutes les apparences d'une mort imminente. Toutefois la blessée résiste. Au bout de deux jours, elle démène si bien ses pattes ataxiques, incapables de locomotion, que l'idée me vient de lui venir en aide et de la médicamenter un peu. Je lui administre comme cordial, au bout d'une paille, du jus de raisin, qu'elle accepte volontiers.
On dirait que la potion agit ; la santé semble revenir. Il n'en est rien, hélas ! Le septième jour après la piqûre, le malade périt. Le coup du Scorpion est inexorable pour tout insecte, même parmi les plus robustes. Tel périt à l'instant, tel autre agonise des jours ; mais enfin tous succombent. Si mon Éphippigère, a survécu une semaine, je me garderai bien d'en faire honneur à ma médication par le jus de raisin ; c'est au tempérament de la bête qu'il faut attribuer la longue résistance.
Il convient surtout de prendre en considération la gravité de la blessure, très variable suivant la dose de venin inoculée. Il n'est pas en mon pouvoir d'en régler l'émission, et d'autre part le Scorpion a ses caprices lors du suintement de sa burette, avare dans tel cas, dans tel autre prodigue. Aussi la discordance est grande dans les données fournies par l'Éphippigère. Mes notes mentionnent des sujets succombant à bref délai, tandis que d'autres, et ce sont les plus nombreux, longtemps agonisent.
D'une manière générale, les Locustiens résistent mieux que les Acridiens. L'Éphippigère en témoigne, et après elle le Dectique à front blanc, chef de file de nos porteurs de sabre. L'insecte à fortes mandibules à tête éburnéenne, est atteint vers le milieu du ventre, à la face supérieure. En apparence peu compromis, le blessé déambule, essaye de bondir. Une demi-heure après, voici que le venin le travaille. Le ventre se convulse, se recourbe fortement en crochet, et de son orifice ouvert, incapable de se refermer, sillonne les rudesses du sol. La fière bête est devenue piteux cul-de-jatte. Six heures après, l'insecte gît sur le flanc. Pour se relever et sans y parvenir, il s'exténue en gesticulations. Petit à petit la crise se calme. Le second jour, le Dectique est mort, bien mort ; plus rien en lui ne bouge.
Aux dernières heures du jour, le long des haies, va et revient en ligne droite, d'un essor rapide et silencieux, la grande Libellule costumée de jaune et de noir. C'est le corsaire qui prélève tribut sur tous les voiliers des parages tranquilles. Sa vie ardente, sa fougueuse activité dénotent innervation plus délicate que celle de l'Acridien, placide ruminant des pelouses. Et en effet, piquée par le Scorpion, elle périt presque aussi vite que la Mante religieuse.
La Cigale, autre dépensière d'énergie, qui du matin au soir, en temps de canicule, ne discontinue de chanter, en faisant osciller de haut en bas le ventre pour rythmer les coups de cymbale, meurt très promptement aussi. Les talents se payent ; où l'abruti résiste le bien doué succombe.
Les gros Coléoptères, blindés de corne, sont invulnérables. Jamais le Scorpion, gauche dans son escrime et frappant au hasard, ne trouvera les étroits joints de la cuirasse. Quant à percer la dure enveloppe en un point quelconque, il faudrait une insistance prolongée, que le patient ne permet guère dans le tumulte de la défense. D'ailleurs, cette tactique de percerette est inconnue au brutal, qui frappe d'un coup brusque.
Une seule région se prête au soudain accès du dard : c'est la face supérieure du ventre, toute molle et défendue par les élytres. Je mets à découvert cette région en maintenant, avec des pinces, les élytres et les ailes soulevés. Ou bien encore, avec des ciseaux, j'enlève au préalable les uns et les autres. Cette ablation est de peu de gravité, et n'empêcherait pas l'opéré de longtemps survivre. En cet état, l'insecte est présenté au Scorpion. Il est choisi parmi les plus gros, Orycte, Capricorne, Scarabée, Carabe, Cétoine, Hanneton, Géotrupe.
Tous périssent de la piqûre, mais la durée de l'agonie est très variable. Donnons-en quelques exemples. Après des étirements convulsifs, le Scarabée sacré se guinde hautement sur pattes, fait le gros dos et piétine sur place sans avancer, faute de coordination dans le mécanisme locomoteur. Il chavire, incapable de se remettre sur pieds ; éperdument il gigote. Enfin en quelques heures l'immobilité se fait ; l'insecte est mort.
Les Capricornes, le Cerambyx heros , hôte du chêne, et le Cerambyx cerdo , hôte de l'aubépine et du laurier-cerise, débutent de même par une sorte d'attaque cataleptique dont le dénouement se fait parfois attendre. Pour certains, la mort n'arrive que le lendemain ; pour d'autres, la résistance n'est que de trois à quatre heures.
Résultat semblable avec la Cétoine, le Hanneton vulgaire et le Hanneton du pin, le superbe encorné.
C'est spectacle pénible à voir que celui du Carabe doré agonisant des suites de la piqûre. Sans équilibre sur ses pattes hautement convulsées en échasses, l'insecte chavire, se relève, retombe, se hisse encore pour choir de nouveau. Le bout de l'intestin, avec son armure cornée, fait saillie et se gonfle comme si l'animal allait expulser ses entrailles ; le jabot vomit un flot noir où la tête se noie ; les élytres d'or, soulevant leur cuirasse, laissent voir les pauvres nudités du ventre. Le lendemain, les tarses frémissent encore. La mort n'est pas loin. Le noir Procuste, proche parent du Carabe, agonise de la même façon misérable. Nous y reviendrons.
Voulons-nous voir, au contraire, un stoïque, sachant mourir de façon décente ? Faisons piquer l'Orycte nasicorne, vulgairement le Rhinocéros. En robuste prestance, nul de nos Coléoptères ne le vaut. Malgré la corne de son nez, c'est un pacifique hôte, en son âge larvaire, des vieilles souches d'olivier. Lardé par le Scorpion, il semble d'abord n'avoir rien éprouvé. Comme toujours, il déambule gravement et bien équilibré.
Mais voici que soudain l'atroce virus le travaille. Les pattes n'obéissent plus avec l'habituelle correction ; le blessé chancelle et tombe sur le dos. Il ne se relèvera plus. Dans cette posture, pendant trois et quatre jours, sans autre lutte que de vagues gestes de moribond, tout doucement il se laisse défaillir.
Les Papillons, à leur tour, comment se comportent-ils ? Ces délicats doivent être fort sensibles à la piqûre ; avant l'épreuve, j'en suis persuadé. Par scrupule d'observateur, expérimentons cependant. Un Machaon, un Vulcain, atteints par le dard, à l'instant périssent. Je m'y attendais. Le Sphinx de l'euphorbe, le Sphinx rayé ne résistent pas davantage ; ils sont foudroyés, eux aussi, tout comme la Libellule, la Lycose et la Mante.
Mais, à ma vive surprise, le Grand-Paon semble invulnérable. Il est vrai que l'attaque est difficultueuse. Le dard s'égare dans la molle bourre qui, chaque fois, vole en flocons. Malgré des coups multiples, je ne suis pas sûr que l'aiguillon ait réellement pénétré. Je dépile alors le ventre, je mets à nu l'épiderme. Cette précaution prise, je vois nettement l'arme plonger. La piqûre maintenant est certaine ; d'autres, douteuses, l'ont précédée, et pourtant le gros Papillon reste impassible.
Je le mets sous une cloche métallique reposant sur la table. Il s'agrippe au treillis, s'y tient immobile toute la journée. Les ailes, largement étalées, n'ont pas même un frémissement. Le lendemain rien n'est changé dans l'état des choses ; l'opéré est toujours appendu au treillis par les crochets des tarses antérieurs. Je le détache et le mets sur la table, couché le ventre en l'air. Le gros corps tremblote en une vive trépidation. Est-ce la fin ?
Pas du tout. L'apparent moribond ressuscite, bat des ailes et d'un brusque effort se remet sur pied. Il remonte au treillis, de nouveau s'y suspend. Une seconde fois, dans l'après-midi, je le dépose sur la table, couché sur le dos. Les ailes ont un doux mouvement, presque un frisson, à la faveur duquel le gisant glisse et chemine. Il remonte sur le treillis, où toute agitation cesse.
Laissons la pauvre bête en paix, quand elle sera réellement trépassée, elle retombera. Or, ce n'est que le quatrième jour après la piqûre, peut être multiple, que la chute se fait. La vie est épuisée, et la défunte est une femelle. Plus forte que les affres de l'agonie, la maternité a fait reculer la mort ; avant de trépasser, le Papillon a pondu ses oeufs.
Si l'idée venait, bien naturelle, d'attribuer cette longue résistance à la forte constitution du colosse, le débile produit de nos magnaneries, le Bombyx du mûrier, nous avertirait qu'il faut en chercher le motif ailleurs. Il résiste à la piqûre non moins bien que le Grand-Paon, lui le nain, l'invalide qui tout juste a la force de trembler des ailes et de tournoyer auprès de sa femelle. La raison de cette passivité est probablement celle-ci.
Le Grand-Paon et le Bombyx du mûrier sont des êtres incomplets, bien différents des autres papillons, en particulier du Sphinx, ardent sondeur de corolles aux heures crépusculaires, du Machaon et du Vulcain, inlassables pèlerins de la chapelle des fleurs. Ils n'ont pas d'outils buccaux, ils ne prennent aucune nourriture. Privés du stimulant du manger, ils ne vivent que peu de jours, le temps nécessaire à la ponte fertile. A cette vie diminuée doit correspondre un mécanisme organique de moindre délicatesse et par conséquent de moindre fragilité.
Descendons de quelques rangs dans la série des animaux segmentés, interrogeons le grossier Mille-Pattes. Le Scorpion le connaît. La bourgade de l'enclos me l'a montré se repaissant du Cryptos et de la Lithobie, produit de ses chasses. Ce sont pour lui des bouchées inoffensives, incapables de défense. Je me propose de le mettre aujourd'hui en rapport avec la Scolopendre ( Scolopendra morsitans ), le plus puissant de nos Myriapodes.
Le dragon à vingt-deux paires de pattes n'est pas pour lui un inconnu. Il m'est arrivé de les trouver ensemble sous la même pierre. Le Scorpion était chez lui ; l'autre, vagabondant de nuit, avait pris là refuge temporaire. Rien de fâcheux n'était survenu de cette cohabitation. En est-il toujours ainsi ? Nous allons voir.
Je mets en présence les deux horreurs dans un ample bocal sablé. La Scolopendre tourne en longeant de près la paroi de l'arène. C'est un ruban onduleux, large d'un travers de doigt, long d'une douzaine de centimètres, annelé de ceintures verdâtres sur un fond couleur d'ambre. Les longues antennes vibrantes sondent l'étendue ; de leur extrémité, sensible ainsi qu'un doigt, elles rencontrent le Scorpion immobile. A l'instant, la bête affolée rétrograde. Le circuit la ramène à l'ennemi. Nouveau contact et nouvelle fuite.
Mais le Scorpion est maintenant sur ses gardes, l'arc de la queue tendu et les pinces ouvertes. Revenue au point dangereux de sa piste circulaire, la Scolopendre est saisie des tenailles, au voisinage de la tête. En vain la longue bête à souple échine se contorsionne et enlace ; imperturbable, l'autre ne serre que mieux ses pinces ; soubresauts, lacs noués et dénoués ne parviennent à lui faire lâcher prise.
Cependant le dard travaille. A trois, à quatre reprises, il plonge dans les flancs du Myriapode, qui, de son côté, ouvre tout grands ses crocs à venin et cherche à mordre sans y parvenir, l'avant du corps étant maintenu par les tenaces pinces. Seul le train d'arrière se débat et se tortille, se boucle et se déboucle. Efforts inutiles. Tenus à distance par les longues tenailles, les crochets empoisonnés de la Scolopendre ne peuvent agir. J'ai vu bien des batailles entomologiques ; je n'en connais pas de plus horrible que celle entre ces deux monstruosités. Cela vous donne la chair de poule.
Une accalmie me permet de séparer les combattants et de les isoler. La Scolopendre lèche ses blessures saignantes et en quelques heures reprend vigueur. Quant au Scorpion, il n'a subi aucun dommage. Le lendemain, nouvel assaut. Par trois fois, coup sur coup, le Myriapode est lardé, et le sang coule. Crainte de représailles, alors le Scorpion recule, comme effrayé de sa victoire. La blessée ne riposte pas, elle continue sa fuite circulaire. Assez pour aujourd'hui. J'entoure le bocal d'un cylindre de carton. L'obscurité faite, chacun se tiendra tranquille.
Ce qui se passe après, de nuit surtout, je l'ignore. Probablement la bataille recommence, et d'autres coups d'aiguillon sont donnés. Toujours est-il que le troisième jour la Scolopendre est bien affaiblie. Le quatrième, elle est mourante. Le Scorpion la surveille sans oser encore y porter la dent. Enfin, quand plus rien ne remue, l'énorme proie s'entame ; la tête, puis les deux premiers segments sont dévorés. La pièce est trop copieuse, le reste se faisandera en pure perte. Des goûts exclusifs pour la chair fraîche empêcheront le Scorpion d'y toucher.
Piquée sept fois et plus la Scolopendre ne meurt que le quatrième jour ; piquée une seule fois, la robuste Lycose périt à l'instant même. Presque aussi vite succombent la Mante religieuse, le Scarabée sacré, la Courtilière et autres vigoureux qui, empalés par le collectionneur, se démèneraient des semaines sur la planchette de liège. Atteint de l'aiguillon, tout insecte est sur-le-champ mis à mal ; du jour au lendemain, les plus vivaces sont morts ; et voici la Scolopendre qui, lardée à sept reprises, résiste quatre jours. Elle périt de ses hémorragies peut-être autant que des effets du venin.
Pourquoi ces différences ? Affaire d'organisation apparemment. La vie est équilibre de stabilité variable suivant la hiérarchie. Au sommet de l'échelle, écroulement facile ; à la base, solide station. Fine nature, l'insecte succombe, lorsque résiste le grossier Mille-Pattes. Est-ce bien cela ? La Courtilière nous laisse indécis. Elle périt, la rustique, tout aussi vite que le Papillon et la Mante, créatures affinées. Non, nous ne savons pas encore le secret que le Scorpion recèle en sa gourde caudale.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 19.