L'héroïne dont je vais vous raconter la merveilleuse histoire n'a jamais eu sa pareille au monde ; aucun peuple ne peut rien comparer à notre Jeanne d'Arc. — Il faut vous dire qu'après un règne des plus malheureux, la France, déchirée par la guerre civile et envahie par les Anglais, touchait à sa ruine, malgré les efforts d'un petit nombre de braves. Paris était occupé par le duc de Bedfort, régent d'Angleterre. L'infortuné roi de France, Charles VII, errait de ville en ville, sans espérance et bientôt sans royaume. A peine quelques places fortes arrêtaient encore pour quelques jours les progrès de l'ennemi. La France périra-t-elle ? Non. Voici que Dieu suscite un secours en dehors de toutes les prévisions humaines, le secours d'une jeune fille de dix-sept ans, qui abandonne sa quenouille et son troupeau pour délivrer Orléans assiégé, faire sacrer le roi à Reims qu'occupent les Anglais, et chasser de la France les armées ennemies, si longtemps triomphantes.

Le village de Domrémy, près de Vaucouleurs, en Champagne, est le pays de l'héroïne. L'âme pleine de patriotiques inspirations, Jeanne la bergère se présente un jour au gouverneur de Vaucouleurs, et dit : — « Messire capitaine, sachez que Dieu m'a plusieurs fois ordonné d'aller vers le dauphin, qui doit être le vrai roi de France. Avec les hommes d'armes qu'il me donnera, je ferai lever le siège d'Orléans et je mènerai le dauphin à Reims pour y être sacré roi. » — A ces mots, le gouverneur se crut devant une pauvre folle ; il congédia Jeanne sans vouloir l'écouter. Mais elle revint un autre jour et dit : — « Vous tardez trop à m'envoyer, messire. Aujourd'hui même le Dauphin a éprouvé de grands dommages près d'Orléans, et il en éprouvera de plus grands encore si vous ne m'envoyez pas à lui. »

Ce jour-là, effectivement, à plus de cent lieues de distance, se livrait, non loin d'Orléans, un combat favorable aux Anglais. Le gouverneur en eut la nouvelle longtemps après. Frappé alors des paroles de Jeanne, annonçant la défaite le jour même du combat, et vaincu d'ailleurs par ses instances, il consentit au départ, non sans crainte de se couvrir de ridicule en cédant peut-être aux folles imaginations d'une visionnaire.

Jeanne part accompagnée de deux graves gentilshommes, qui hésitent à se mettre en route à travers un pays infesté d'ennemis. La faible jeune fille rassure ses rudes compagnons, blanchis au métier des armes : ils sont sous la sauvegarde de Dieu, rien de fâcheux ne doit leur arriver. Et les choses se passent comme elle l'avait dit. Cent cinquante lieues sont franchies en onze jours, par des chemins entrecoupés de rivières profondes, dans la plus mauvaise saison de l'année, à travers des provinces occupées par l'ennemi, sans qu'un seul obstacle se présente. En pleine paix, le voyage ne se fût pas fait avec plus de sécurité.

Elle est introduite auprès du roi, entouré des grands de sa cour. Ce jour-là, Charles était vêtu fort simplement et n'avait rien dans son costume qui le distinguât des personnes lui faisant compagnie. Néanmoins Jeanne va droit à lui, sans hésitation, comme si les traits du roi lui eussent été familiers. Avec une noble assurance, en des paroles pleines de candeur et de force, de modestie et d'autorité, elle expose l'objet de son voyage. Sa physionomie convaincue prévient en sa faveur ; cependant ce qu'elle raconte est si extraordinaire, qu'on n'ose y ajouter foi. Elle dit au roi : — « Croirez-vous à ma mission, monseigneur, si je vous dis un fait connu de vous seul ?» — Charles accepte l'épreuve, et se retire à l'écart avec son confesseur et quatre personnes de sa cour pour témoins de la confidence. Jeanne parle. Le roi, au comble de la surprise, affirme par serment que le fait cité est vrai et n'a jamais été connu que de Dieu et de lui seul.

Désormais la mission de Jeanne est certaine pour le roi ; néanmoins il est prudent de prendre conseil du parlement, réuni alors à Poitiers. L'humble villageoise comparaît devant la haute assemblée, conseil de la nation. Aux questions qui se pressent, elle oppose des réponses si raisonnables et parfois si sublimes, que chacun est bientôt convaincu. Quelqu'un lui demande des miracles comme preuve de sa mission. — « Je ne suis pas venue, dit-elle, pour faire des miracles ; mais envoyez-moi devant Orléans qu'assiègent les Anglais, et vous aurez des preuves certaines de ma mission. » — Qu'est-il besoin d'armées pour sauver la France, objecte un autre ; s'il est avec nous, Dieu ne suffit-il pas ? » — De sa modeste et douce voix, elle répond : — « Les hommes d'armes combattront, mais le Seigneur gagnera la victoire. »

Revenue de Poitiers, elle fut reçue avec de très-grands honneurs par le roi, qui lui fit faire une armure complète et lui donna le rang et l'autorité d'un chef de guerre. La jeune fille est désormais un capitaine consommé, dur à la fatigue, expert dans les choses des armes, et digne de combattre à la tête des plus vaillants. Suivant sa promesse, elle doit d'abord délivrer Orléans. Elle entre dans la ville aux acclamations enthousiastes de la population. Le commandement lui est remis, tout se fait en son nom et sous ses ordres.

Le camp des Anglais était protégé par des forts qu'un n'avait pas encore osé attaquer et dont il importait de se rendre d'abord maître. Quelques jeunes seigneurs, n'écoutant que leur bouillante impatience, en attaquent un sans se concerter avec Jeanne. Ils sont mis en déroute. Le bruit de la défaite arrive à Jeanne, qui s'arme à la hâte, accourt au lieu du combat et par sa présence ranime le courage. Les fuyards se groupent autour d'elle, reviennent à l'attaque, et le fort est emporté. Quelques. jours après, un fort plus considérable est cerné ; mais, en plein assaut, une terreur panique s'empare des soldats, qui reculent devant une grêle de flèches. Jeanne, au milieu de la nuée de traits, escalade fièrement la brèche et plante son étendard à la cime des murs. Tant d'audace rassure les soldats, qui remontent à l'assaut et, d'un élan irrésistible, culbutent l'ennemi.

Les fortifications les plus importantes des Anglais étaient de l'autre côté de la Loire et commandaient l'entrée du pont. Le jour marqué pour l'attaque, Jeanne entend la messe de grand matin, communie, et marche à l'assaut qui doit décider de la victoire. Une flèche l'atteint au cou. Elle l'arrache de ses mains, se fait légèrement panser et court à l'ennemi, superbe de vaillance. Son enthousiasme se communique aux soldats, qui emportent les fortifications. Après ce rude échec, les Anglais lèvent le siège et se retirent. Cependant l'héroïne fait jeter quelques poutres sur le pont rompu, traverse le fleuve et rentre dans la ville au milieu des bénédictions des habitants, qu'elle venait de délivrer. Orléans souffrait déjà beaucoup de la famine ; et qui sait si l'ennemi, une fois maître de la ville, n'aurait pas renouvelé ici les terribles épreuves de Calais ! La sublime gardeuse de moutons des Domrémy venait de mettre fin à ces calamités.

Ce premier succès en appelle d'autres qui doivent faciliter l'entrée de Charles à Reims pour le sacre. Il faut chasser l'ennemi des villes voisines d'Orléans. Jeanne combat à côté des plus valeureux ; on la voit toujours au plus fort de la mêlée, agitant son étendard et frappant grands coups, mais seulement du plat de l'épée, pour étourdir plutôt que tuer et ne pas répandre le sang, dont elle est très-avare. A l'assaut d'une place forte, au moment où elle plante sa bannière sur la brèche, une grosse pierre l'atteint à la tête, heureusement protégée par le casque, et Jeanne roule du haut de l'échelle au pied des murailles. Elle se relève aussitôt et remonte, s'écriant ; Sus, sus aux Anglais, mes amis ! La victoire est à nous ! » Peu après, la ville était en son pouvoir.

Plein de confiance dans les paroles de Jeanne, Charles cependant met à exécution le projet le plus opposé à toutes les règles de la prudence humaine ; malgré la présence de l'ennemi occupant les provinces qu'il faut traverser, il se rend à Reims pour y être sacré roi. Jeanne règle la marche ; elle pourvoit aux besoins d'une armée qui s'avance sans bagages, sans vivres, comme pour un rendez-vous de fête. La terreur de son nom est telle, que nulle troupe anglaise ne se présente pour disputer le passage ; à la seule apparence d'un assaut, les villes se rendent. Enfin le sacre se fait ; Jeanne assiste au couronnement, en habit de guerre et son étendard à la main.

Désormais les populations des pays parcourus se portent au-devant de Charles VII avec des chants d'allégresse, qui font venir à l'héroïne des larmes d'une douce joie. Elle sent la patrie renaître ; elle voit la domination des Anglais chancelante et sur le point de succomber. Son rôle héroïque est fini. Jeanne supplie donc le roi de lui permettre de se retirer dans son pays, pour y reprendre la quenouille et le soin des troupeaux. On l'exhorte à continuer ses services ; mais, après quelques nouveaux prodiges de valeur, elle est faite prisonnière par un capitaine bourguignon, qui la vend aux Anglais dix mille livres.

Ce fut un sujet de féroce joie parmi les Anglais, honteux de leurs défaites, que la prise de la noble fille ; ils crurent tenir la France entière entre leurs mains. Le régent Bedfort fit célébrer l'événement à Paris par des réjouissances et des actions de grâce ; il envoya dans toutes les provinces en porter la nouvelle. Jeanne fut amenée à Rouen dans une cage de fer. Un odieux tribunal, voué à l'exécration des siècles, lui fit subir un interrogatoire plein d'embûches auquel la pauvre fille, elle qui savait au plus son Pater et son Ave, répondit avec une présence d'esprit qu'aucune astuce ne déconcertait, et parfois avec une sublimité qui remuait jusqu'à la conscience de ses assassins. Elle fut condamnée à être brûlée vive comme sorcière.

La sentence s'exécuta le 30 mai 1431. Le bûcher s'élevait sur la place du Vieux-Marché à Rouen, en face de deux estrades où siégeaient les infâmes qui l'avaient condamnée. Jeanne fit à genoux une courte prière, se recommanda à Dieu et monta sur le bûcher. Elle demanda une croix. Un soldat en fit une avec un bâton rompu et la lui présenta. La condamnée la prit comme elle put de ses mains garrottées et la baisa dévotement puis elle demanda que la croix fût attachée au mur en face du bûcher, afin que, pendant son agonie, elle eût les yeux fixés sur ce signe du salut. Comme on avait voulu la donner en spectacle au peuple, le bûcher était très-élevé ; le feu ne montait que lentement et le supplice traînait en longueur. Aux premières atteintes des flammes, la glorieuse fille ne put contenir quelques cris de douleur mais bientôt, dans le tourbillon dévorant, on n'entendit que le nom de Jésus, le divin consolateur des affligés. Le silence se fit. Quand on écarta les tisons ardents, tout se trouva consumé. Les Anglais étaient rassurés.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874