AURORE, Je vous parlais un jour du poids de la Terre ; j'essayais de vous faire comprendre, au moyen d'un attelage de chevaux, l'immensité de la masse terrestre.

AUGUSTINE. — Je me rappelle ce fameux attelage où les chevaux se compteraient par millions de millions sans parvenir à ébranler le fardeau.

AURORE. — Notre imagination, la mienne tout comme la vôtre, est restée confondue devant l'énormité du poids ; d'un commun accord, nous avons reconnu que l'esprit s'y perdait. Cependant la lourde boule tourne pour produire l'alternative du jour et de la nuit ; elle tourne sur elle-même, sans jamais se ralentir, avec une vitesse comparable à celle d'un boulet de canon. En outre, pendant qu'elle pirouette sur elle-même, elle tourne en rond autour du Soleil dans l'intervalle d'un an.

Dans le jeu de la toupie se trouve un bel exemple de deux mouvements analogues, exécutés ensemble. Lorsque la toupie tourne sur sa pointe, immobile à la même place, elle ne possède que le mouvement de rotation sur elle-même. Mais en la lançant d'une certaine façon, elle tourne sur le sol tout en tournant sur sa pointe. Dans ce cas, elle reproduit en petit le double mouvement de la Terre. Sa rotation sur la pointe représente le mouvement révolutif de la Terre sur elle-même ; sa course sur le sol représente le mouvement de translation de la Terre autour du Soleil.

Vous pouvez encore vous familiariser avec le double mouvement de la boule terrestre, comme il suit : placez au milieu d'une salle une table ronde ; et sur cette table une bougie allumée qui figurera le Soleil. Puis tournez autour de la table, tout en pirouettant sur vous-mêmes. Chacune de vos pirouettes correspond à un tour de la Terre sur elle-même ; et votre parcours autour de la table correspond à un voyage autour du Soleil. Remarquez qu'en tournant sur vous-mêmes, vous présentez successivement aux rayons de la bougie le devant, un côté, l'arrière et l'autre côté de la tête, qui, dans notre expérience, peut représenter le globe terrestre ; de sorte que chacune de ses parties est tour à tour éclairée ou dans l'ombre. La Terre ne fait pas autrement pendant qu'elle circule autour du Soleil, elle lui présente, l'une après l'autre, ses diverses régions. C'est le jour, je vous l'ai déjà  dit, pour la région qui voit le Soleil ; c'est la nuit pour la région opposée.

CLAIRE. — Ainsi, en même temps qu'elle tourne sur elle-même, la Terre voyage autour du Soleil.

AURORE. — Oui. Elle met trois cent soixante-cinq jours à ce voyage ; elle fait trois cent soixante-cinq pirouettes sur elle-même pendant qu'elle accomplit un voyage autour du Soleil. Le temps employé à ce parcours forme la durée d'une année.

MARIE. — La Terre met un jour de vingt-quatre heures pour tourner sur elle-même ; elle met un an pour tourner autour du Soleil.

AURORE. — C'est cela même. Figurez-vous tournant autour de la table ronde dont je vous parlais tantôt, et dont le centre est occupé par une lampe représentant le Soleil, tandis que vous représentez la Terre. Chacune de vos promenades autour de la table est une année. Pour représenter exactement les choses, il faudrait tourner trois cent soixante-cinq fois sur les talons pendant que l'on circule une fois autour de la table.

AUGUSTINE. — C'est comme si la Terre valsait autour du Soleil.

AURORE. — La comparaison est exacte c'est, en effet, le double mouvement de la valse.

AUGUSTINE. — Et va-t-elle bien vite, la boule du monde, en valsant ainsi ?

AURORE. — Des deux mouvements, vous en connaissez un, celui de la pirouette. C'est le moins rapide, malgré sa vitesse de 10,000 lieues en vingt-quatre heures, ce qui correspond à peu près à l'élan du boulet lorsqu'il sort de la gueule du canon. L'autre, le mouvement de translation autour du Soleil, est incomparablement plus prompt. La Terre met un an pour accomplir son voyage autour du Soleil ; mais comme elle circule à une distance énorme de cet astre, à une distance de trente-huit millions de lieues, elle doit parcourir l'étendue avec une vitesse dont rien ne saurait vous donner une idée. Cette vitesse est de vingt-sept mille lieues à l'heure. Dans le même temps, la locomotive la plus rapide parcourt quinze lieues environ. Comparez et jugez.

MARIE. — Comment ! L'immense boule dont nous n'avons jamais pu comprendre le poids effrayant chemine dans le ciel avec cette rapidité !

AURORE. — Oui, ma fille : avec une vitesse de vingt-sept mille lieues à l'heure, la boule terrestre s'en va roulant dans l'étendue, sans essieu, sans appui, toujours sur la ligne idéale qui lui a été donnée pour champ de course. Son mouvement est si rapide, que l'effroi vous saisit en y songeant ; il est si doux, que les méditations de la science peuvent seules le constater. Qui meut le prodigieux fardeau, qui lui donne l'élan dont l'idée seule nous fait venir le vertige ? Courbons-nous, mes enfants, c'est la force de Dieu!

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874