L'Inde, la grande amie des bêtes et des plantes, l'Inde, féconde en apologues, nous raconte ceci :
Un jour, les plantes, d'ordinaire si sages, murmurèrent contre le sort qui leur est fait. Une nouvelle étrange leur était venue : la nouvelle d'une existence supérieure, d'une vie mieux remplie, plus active, plus riche, la nouvelle enfin de la vie de l'animal. Comment le grand secret avait-il transpiré ? Le Roseau l'avait-il confidentiellement reçu de la Fauvette babillarde, qui niche dans ses touffes, et le Roseau loquace l'avait-il propagé ? On ne saurait le dire au juste.
Toujours est-il que, parmi les plantes, ce fut dès lors un sujet inépuisable de jalouses chuchoteries. Dans la retraite du Saule caverneux, le Champignon confiait ses peines à la Mousse. « L'animal, disait-il, comment est-ce donc fait ? Voisine, en auriez-vous quelque chose à m'apprendre ? On dit qu'il change de place, qu'il va et vient, s'attable où bon lui semble, mangeant ici, puis ailleurs, au gré de ses caprices. Nous sommes, vous et moi, fixés au tronc du Saule. L'arbre se fait vieux et avare ; la nourriture est maigre. Je voudrais bien m'en aller d'ici. — Moi, répondait la Mousse, je sens tout à côté l'eau d'un frais ruisselet où je voudrais bien, comme l'animal, me désaltérer à l'aise, au lieu d'attendre, sur une plaque d'écorce, la goutte de pluie qui, de loin en loin, me vient du nuage. L'animal, croyez-m'en, est plus heureux que nous ; la meilleure part lui est faite. » — Le Champignon, de ses feuillets, laissait tomber une larme d'amère jalousie.
Le Mouron, à son tour, maugréait dans la haie : — « Ne sortirai-je donc jamais de cet affreux buisson où je m'étouffe à l'ombre ? Que ne puis-je aller là, seulement là, dans ce rayon de jour ! Que ton sort est meilleur, Linot, qui viens gruger mes graines, et d'un coup d'aile repars pour la vallée ou la colline, l'ombre ou le soleil, à ton choix ! »
Et la Pariétaire se plaignait du mur qui la salit de ses poussières ; le Chiendent, du sable où ses tiges s'allongent sans trouver de quoi vivre ; la Renoncule, du fossé dont les eaux tarissent l'été ; la Ronce, des pierrailles qui lui meurtrissent les racines. Toutes enfin, grandes et petites, lasses d'une existence sédentaire, enviaient le sort trois fois heureux de l'animal, qui se transporte où bon lui semble. Les arbres de haute futaie surtout poussaient à la révolte. Ils avaient le plus à y gagner. Quel bonheur pour le Sapin d'arpenter les montagnes par enjambées de géant, de se rapprocher des neiges pendant l'été, de s'en éloigner pendant l'hiver. Le Chêne n'avait-il pas à lier connaissance avec l'Olivier du Midi et le Mélèze du Nord ? Le Peuplier ne quitterait-il pas volontiers les bords vaseux du fleuve pour voir un peu le pays ? De proche en proche, à l'instigation du Houx malintentionné et consorts, le mécontentement prit des caractères sérieux. Ce fut une explosion générale : il fallait à la plante la faculté de l'animal, la faculté de se mouvoir.
Or ces doléances montèrent jusqu'à Dieu, à Dieu dont l'oreille s'incline à l'appel d'une mousse en détresse comme aux suprêmes crépitations d'un soleil qui s'éteint ; et le Maître envoya la grande Fée des plantes rappeler les séditieux à la raison. La céleste envoyée parut, et tout fit silence, dans les bois, dans les prés, la haie, le marécage.
Comme chez nous en pareille circonstance, les plus ardents à la plainte furent les plus craintifs au moment décisif. Le Houx, qui s'était démené pour faire tourner à l'insurrection une innocente effervescence, prétexta des affaires et ne dit mot. Le Chêne, pour ne pas porter la parole, allégua son défaut d'éloquence et tourna les talons. Le Hêtre se trouva empêché, il avait à mûrir ses faînes. Et ainsi des autres grands seigneurs des forêts. Bref, pour s'expliquer devant la divine messagère, il ne resta que les herbes et quelques généreux arbustes. Les prétentions furent exposées.
La bonne Fée sourit du vœu insensé des plantes. — « Vous voulez, dit-elle, imiter l'animal, vous mouvoir à votre gré ! Se mouvoir, pauvres folles, savez-vous ce que c'est ? D'abord, de sa vie, c'est faire deux parts, l'une pour amasser des forces, l'autre pour les dépenser. C'est abréger son existence de moitié. La machine animale est trop délicate pour fonctionner toujours. Elle acquiert son activité par le repos ; elle se remonte par une mort apparente, par le sommeil, où l'on est comme si l'on n'était pas. Voulez-vous remplacer votre vie continue, d'une lenteur prudente, et qui dure des siècles, par une vie intermittente, qui renaît de jour, retombe au néant de nuit, ressuscite le lendemain et s'épuise en peu d'années ? Voulez-vous seulement essayer du sommeil ? »
Un très-grand nombre consentirent, alléchées par l'appât du nouveau. La Fée, de sa droite, traça un signe dans l'air. Et voilà que les plantes qui avaient accepté furent prises d'une profonde torpeur. La mort sembla les visiter. Les feuilles se replièrent, qui d'une manière, qui d'une autre, à peu près comme elles l'étaient dans le bourgeon ; les pétioles s'abaissèrent vers le rameau, les fleurs se fermèrent, tout enfin prit un tel aspect fané, qu'on eût dit la plante expirant sous un coup de soleil. Ce que voyant, le Chêne, le Houx, le Laurier et les autres gardaient plus que jamais un silence obstiné.
La Fée ordonna, et les endormies se réveillèrent. Elles étiraient à la hâte leurs feuilles chiffonnées par le sommeil, déplissaient leurs corolles, relevaient leurs pétioles, confuses d'être surprises dans une aussi piteuse toilette.
La Fée reprit : — « Pour se mouvoir, remonter la machine, dormir ne suffit pas. Il faut encore, il faut surtout posséder l'expérience qui met en garde contre les embûches du mouvement. Il faut connaître le péril de la chute pour ne pas se casser les branches, le péril du caillou anguleux pour ne pas s'y meurtrir les racines ; le péril de l'obstacle pour ne pas aller le heurter du front, le péril du précipice pour ne pas y rouler. Cette expérience, l'animal l'acquiert à ses risques et périls, guidé par une rude conseillère. Beaucoup se brisent les os avant de la posséder. Qu'ils le disent maintenant, ceux qui veulent ressembler de plus près à l'animal. »
Personne ne répondit. L'impitoyable conseillère dont la Fée parlait, cette conseillère qui instruit l'animal par les chairs meurtries et les os fracassés, leur donnait à réfléchir. Tous auraient bien voulu savoir ce que c'est, mais pas un n'osait en faire personnellement l'épreuve. Ils étaient donc là, muets, s'excitant l'un l'autre du coude, comme des poltrons qui cherchent à décharger sur autrui l'honneur du danger à courir. Déjà la Fée, croyant tout fini, perdait terre pour remonter au ciel, lorsqu'une vaillante petite herbe se dévoua, décidée à tenter l'épreuve qui les faisait tous trembler. Or la vaillante petite herbe fut depuis appelé Sensitive.
Du bout du doigt, la Fée la toucha. Prodige ! la plante se fait animal. Un frisson court parmi les feuilles, qui soudain s'agitent, se meuvent, cheminent. Mais voilà que, du sein du feuillage convulsionné, un cri de terreur s'élève, entendu de la Fée seule, dont l'ouïe est si fine. La Sensitive se refuse à continuer l'épreuve. Elle vient de toucher à l'animalité, et, sur le seuil de la nouvelle vie, elle vient d'entrevoir, de pressentir la rude conseillère qui instruit l'animal, la douleur !
Et, revenue de son épouvante, la Sensitive raconta à ses compagnes des choses si terribles sur la douleur, que toutes promirent d'être sages. Elles renonçaient à tout jamais aux prérogatives de l'animal. La Fée s'envola, laissant après elle une traînée de pâquerettes, de bleuets et de coquelicots. Mais, depuis, les plantes qui ont dormi dorment ; et la Sensitive, qui a presque connu la souffrance, au moindre attouchement se crispe de frayeur.
La douleur caractérise l'animalité. Si l'on vous demandait en quoi la plante diffère de l'animal, vous croiriez peut-être à une sotte demande. Qui peut confondre un chat avec un chou, un bœuf avec un chêne ? C'est juste ; mais si nous considérions les êtres inférieurs, croyez-vous que la différence fût aussi tranchée ? Il y a dans la mer par exemple, une infinité de petits animaux qui ont tout à fait la forme d'une fleur épanouie ; ils habitent en colonies sur des supports pierreux qui ressemblent à des arbrisseaux. On les appelle des polypes, et leur demeure se nomme polypier. La ressemblance est telle entre un polypier couvert de ses habitants épanouis et un arbuste couvert de ses fleurs, que, des milliers d'années durant, on a pris les polypiers pour des plantes marines. Il a fallu tout ce que la science apporte aujourd'hui de scrupuleuse exactitude en ses observations pour décider de la nature de ces êtres problématiques.
Et puis, dans les mers, que d'autres espèces animales qui prennent, à s'y méprendre, les apparences de la plante ! Les unes s'épanouissent isolément sur les rochers en rosaces pourprées ; les autres se groupent en gracieuses guirlandes, en gerbes de fleurs voguant au gré des flots. Il en est qui ressemblent à des champignons de cristal, liserés de carmin et d'azur, qui mollement flottent au sein de l'eau sans jamais prendre pied ; on en connaît qui revêtent la forme d'une lanière gélatineuse, d'une frange foliacée, d'une bulle d'écume, d'un noyau de gelée. Est-ce bien là de la gelée, de l'écume, un champignon, une fleur, une plante, un animal ? Qui décidera ? La douleur.
La chair, pour être chair, avant tout doit souffrir. Tout ce qui frémit, tout ce qui se crispe au contact douloureux de la pointe d'une aiguille vit d'une vie supérieure, de la vie de l'animal ; tout ce qui reste impassible vit d'une vie moins parfaite, de la vie du végétal.
Chose étrange ! Ici-bas douleur et perfection s'appellent l'une l'autre. Et quel plus bel exemple pourrions-nous en trouver autre part qu'en nous-mêmes ? L'homme, comme toutes les espèces animales, est assujetti à la douleur physique, la rude conseillère qui lui fait connaître le péril et le met sur ses gardes pour l'éviter plus tard. La douleur de la brûlure lui enseigne les dangers du feu, la douleur de la chute lui apprend les périls de la pesanteur.
Marmot inexpérimenté qui, de ta petite main, t'escrimes à saisir la flamme de la lampe, attends, attends : la brutale va venir, la douleur, et ton éducation sera faite sur les perfidies de la flamme. Désormais tu n'y toucheras plus.
L'homme est donc soumis à la sévère éducation de la souffrance physique, comme l'exige la sauvegarde de son corps menacé de tant de dangers. Il a de plus, noble et terrible privilège, il a de plus la souffrance morale, qui nous soumet au creuset de l'épreuve et nous sort de là transfigurés, comme le métal précieux dégagé par le feu de son vil alliage. Courage donc, mes chères enfants, au milieu des tribulations de la vie, car vous en aurez certainement votre part ; supportez-les résignées et confiantes en Dieu : de grandes choses sont au bout. Pour avoir reculé devant la douleur, la plante, nous dit l'apologue, n'a pu s'élever à une vie supérieure. Serions-nous aussi faibles devant l'épreuve, nous qu'attendent d'immortelles destinées ?
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874