Les feuilles de certains végétaux sont douées de mouvements amples et brusques qui, dans une certaine mesure, rappellent ceux des animaux. Trois plantes surtout sont renommées sous ce rapport le sainfoin oscillant, la dionée gobe-mouche et la sensitive.
Le sainfoin oscillant est originaire des plaines chaudes et fangeuses situées à l'embouchure du Gange. Ses feuilles sont, comme celles de notre trèfle, composées de trois parties ou folioles attachées à l'extrémité d'une commune queue, avec cette différence que les folioles de la plante indienne sont très-inégales entre elles : celle du milieu est grande, ovale, et atteint jusqu'à un décimètre de longueur ; les deux latérales sont très-petites en proportion et mesurent au plus une paire de centimètres.
La grande foliole est soumise à une alternative de redressement et d'abaissement réglée sur la présence ou l'absence du soleil. Dans la nuit, elle est pendante et appliquée contre le pétiole (1) par sa face inférieure. Aussitôt le jour paru, elle se meut lentement et se redresse peu à peu à mesure que le soleil monte. A l'heure de midi, par un jour bien vif, elle est en ligne droite avec le pétiole. On la voit alors, si la chaleur est ardente, s'animer d'un tremblotement rapide. Puis le soleil décline et la feuille baisse à mesure, pour reprendre, à la nuit, sa position pendante. Outre cette oscillation générale réglée par le cours de l'astre, elle en accomplit d'accidentelles d'après l'état du ciel. Un nuage vient-il à donner de l'ombre, la foliole descend ; le jour reprend-il sa sérénité, la foliole remonte. Elle est enfin tellement sensible à l'influence de la lumière, qu'à toute heure du jour elle change de direction, s'élève ou s'abaisse suivant que l'éclat du ciel s'accroît ou s'affaiblit.
Les mouvements des deux folioles latérales sont bien plus remarquables et indépendants du soleil. Dans l'obscurité comme à la lumière, de nuit ainsi que de jour, pourvu qu'il fasse chaud, ces deux folioles s'abaissent et se relèvent à tour de rôle, sans discontinuer, semblables à deux petites ailes qui lentement battraient l'air en sens inverse. Dès que celle de droite est parvenue au terme de son ascension, la foliole de gauche descend, reste un moment en repos, puis remonte, tandis que la foliole opposée redescend. L'ascension est un peu plus lente que la descente et se fait par secousses pareilles à celle d'une aiguille de montre marquant les secondes. Le nombre de ces petits élans saccadés est d'une soixantaine par minute. Ce perpétuel jeu de balançoire, qui fait tour à tour descendre et remonter chacune des deux folioles, est d'autant plus actif que le temps est plus humide et plus chaud. Il ne cesse qu'à la mort de la feuille.
La dionée gobe-mouche est une petite herbe des marais de la Caroline, dans les Etats-Unis de l'Amérique du Nord. Ses feuilles se composent d'une queue dilatée sur les côtés en larges ailes, et d'une partie arrondie dont les deux moitiés peuvent jouer autour de la nervure du milieu et s'appliquer l'une contre l'autre comme le feraient deux battants pivotant sur une charnière. Cette partie ronde est en outre bordée de longs cils raides et pointus. Si quelque insecte vient s'y poser, la feuille rapproche vivement ses deux moitiés et saisit la bestiole dans le filet de ses cils entre-croisés. Plus l'insecte s'agite pour se libérer, plus le piège végétal se resserre. La feuille ne se rouvre et ne lâche le prisonnier que lorsque l'animal ne bouge plus, exténué de fatigue ou tout fait mort.
La sensitive est une plante herbacée de l'Amérique méridionale, recherchée à cause de son extrême irritabilité, qui l'a rendue célèbre et lui a valu son nom. On la cultive en pots dans nos jardins. Ses feuilles sont composées de nombreuses et petites folioles disposées de droite et de gauche d'un pétiole commun en plusieurs doubles rangées. Sa tige est armée d'aiguillons crochus, et ses fleurs forment de petites houppes globuleuses.
Supposons la plante au soleil, avec ses feuilles pleinement étalées. On touche très-légèrement une foliole, une seule, au commencement, à la fin, au milieu d'une rangée, n'importe. Aussitôt cette foliole se redresse ; sa compagne du côté opposé en fait autant, et les deux viennent s'appliquer l'une contre l'autre par leur face supérieure. L'impulsion donnée se propage plus loin. La seconde paire de folioles se meut comme la première, la troisième en fait autant, puis la quatrième, la cinquième, etc. ; si bien que, de proche en proche et chacune à son tour, toutes se redressent et se couchent l'une sur l'autre.
Si l'événement a peu de gravité, les trois ou quatre paires voisines du point touché se replient, les autres ne remuent pas. Mais si le choc est plus rude, les folioles se replient toutes d'un bout à l'autre de chaque rangée, puis les diverses rangées se rapprochent et s'assemblent, la queue commune pivote sur son point d'attache, et toute la feuille s'infléchit vers la terre. Enfin, si la secousse est violente, toutes les feuilles se replient à la hâte, prennent un aspect fané et pendent, comme mortes, le long de la tige.
Le danger passé, la sensitive se rassure. Bientôt ses folioles s'entr'ouvrent à demi, comme pour regarder, craintives, si l'ennemi n'est plus là. Les pétioles tournent lentement sur leur base, les feuilles se redressent et s'étalent de nouveau.
Dans les plaines brûlantes du Brésil, où la sensitive vient naturellement et couvre de grandes étendues de terrain, il suffit du galop d'un cheval ou même de la marche d'un passant sur la route pour mettre tout le feuillage en émoi. Le faible ébranlement que le pas du voyageur imprime au sol fait refermer leurs feuilles aux sensitives les plus rapprochées ; celles-ci, en se mouvant, secouent leurs voisines, et, de l'une à l'autre, l'impulsion se propage à la ronde. Sans cause apparente, le tapis de verdure, soudainement, s'agite et prend un aspect fané.
La sensitive n'est pas seulement impressionnée par le choc ou l'ébranlement, elle est encore sensible aux divers excitants, comme le changement brusque de température, la chaleur et le froid, le contact des substances corrosives. Etalée dans la tiède atmosphère d'une serre, elle se replie brusquement si l'on ouvre le vitrage pour faire entrer l'air frais du dehors. Elle se replie encore quand, épanouie à l'ombre, elle reçoit tout à coup les rayons du soleil. Il suffit d'un nuage qui rafraîchit l'air en voilant un instant le soleil pour lui faire fermer son feuillage.
Mais l'action la plus violente est celle de la chaleur ou d'un corrosif. Si l'on concentre les rayons du soleil sur une foliole avec un verre de lunette, ou bien si l'on brûle légèrement cette foliole avec une mèche de papier, sans la toucher en aucune manière, la plante, en quelques instants, ferme et rabat toutes ses feuilles, à partir du point brûlé. On obtient le même résultat en déposant sur une foliole, avec toutes les précautions pour éviter le moindre ébranlement, une gouttelette de liquide corrosif, tel que l'eau forte ou l'huile de vitriol. L'une et L'autre de ces deux épreuves, quoique ne blessant qu'un point de la sensitive, sans aucune secousse, causent une impression très-profonde et durable, car la plante expérimentée met très-longtemps pour revenir de son état fané et s'épanouir de nouveau. Si même l'épreuve est répétée plusieurs fois de suite, les pieds les plus vigoureux finissent par périr. De tels faits mettent en mémoire l'animal, qui revient vite d'une émotion légère, reste longtemps accablé par une douleur aiguë, et succombe enfin quand il est trop violemment éprouvé par la répétition de la souffrance.
MARIE. — La sensitive souffre donc ?
AURORE. — Ma chère enfant, je ne peux rien vous dire sur ce mystérieux sujet. Nul ne sait si ces soudaines crispations du feuillage pour la moindre blessure sont signe ou non de sensibilité. Tout ce que je peux faire, c'est de vous raconter un bel apologue sur la sensitive.
Note :
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874