MARIE. — En terminant l'apologue sur la Sensitive, vous avez dit — « Et depuis lors, les plantes qui ont dormi dorment. » Est-ce que les plantes dorment en effet, tante Aurore ?

AURORE. — Beaucoup ont pendant la nuit une attitude différente de celle qu'elles ont pendant le jour ; elles ferment leurs fleurs, elles replient leur feuillage comme pour le repos. Cette attitude nocturne se nomme sommeil des plantes. Voici à quelle occasion elle fut observée pour la première fois.

Linné, le grand naturaliste de la Suède, avait reçu de Sauvages, célèbre professeur de Montpellier, une plante méridionale, le lotier pied-d'oiseau, dont il désirait étudier la floraison. La délicate plante, transportée du chaud littoral de la Méditerranée au milieu des froides brumes de la Suède, parvint cependant à fleurir dans les serres d'Upsal. C'était pour la botanique un précieux événement que l'apparition des premières fleurs, toutes petites, jaunes et groupées trois par trois au milieu d'un faisceau de feuilles ; aussi quelle ne fut pas la pénible surprise de Linné lorsque, revenant le soir visiter encore une fois le lotier, il ne trouva plus les fleurs aperçues quelques heures avant ! Cette floraison tant désirée lui échapperait donc, toutes les fleurs ayant disparu, coupées sans doute par une main jalouse ou détruites par les insectes ! Le mal paraissait sans remède lorsque, le lendemain, allant une dernière fois aux informations, Linné retrouva le lotier aussi fleuri qu'il l'avait vu d'abord : les mêmes fleurs, d'une fraîcheur parfaite, étaient présentes aux places primitives. Le mystère ne tarda pas à s'expliquer. Il fut reconnu qu'à l'approche de la nuit, le lotier relève ses feuilles étalées et les rassemble autour de chaque groupe de fleurs, qui deviennent ainsi invisibles. Tel fut le point de départ de la découverte du sommeil des plantes.

Les plantes dorment, non toutes, non celles à feuilles coriaces comme le chêne, le houx, le laurier, le buis, le lilas, que nous avons vu rester à l'écart au moment de s'expliquer devant la Fée, mais celles à feuilles tendres, à feuilles surtout composées de nombreuses folioles, comme le sont celles de la sensitive et de l'acacia. Elles dorment, c'est-à-dire que de nuit elles disposent leur feuillage d'une autre façon que de jour.

L'animal, suivant son espèce, varie d'attitude pour le repos nocturne. La poule monte au perchoir, soulève une patte dans le duvet et se cache la tête sous l'aile ; le chat recherche la cendre de l'âtre, où il se roule en cercle ; le mouton s'accroupit sur le ventre ; le bœuf se couche sur le flanc ; le hérisson se met en boule ; la couleuvre se contourne en spirale serrée. De même, chaque espèce végétale a sa manière de dormir.

L'épinard, au déclin du jour, redresse ses feuilles vers le haut de la tige et les applique contre la sommité encore tendre de la pousse, pour lui faire une tente qui s'ouvrira d'elle-même au retour du soleil. — L'impatiente, frêle balsamine du bord des ruisseaux, fait tout le contraire elle infléchit ses feuilles vers le bas de la tige, La raison, ne me la demandez pas vous me prendriez en flagrant délit d'ignorance. A moins que ce ne soit pour protéger les fruits : l'impatiente ne souffre pas qu'on y touche. Au plus léger attouchement, ils éclatent, lancent leurs graines et roulent leurs valves à la manière d'un morceau de parchemin qui se tord devant le feu. De là provient le joli nom donné à la chatouilleuse plante : Impatiente ne me touchez pas. Je viens de dire que les feuilles s'abaissent peut-être pour défendre les fruits mûrs. Je me hâte d'ajouter que je n'en suis pas du tout persuadée. Savons-nous pourquoi la poule dort sur une patte, l'autre dans la plume ? Savons-nous pourquoi le chat se roule en manchon ? Ces détails de la vie intime des bêtes nous échapperont toujours dans leurs causes. N'espérons pas de l'impatiente, ni de l'épinard, ni des autres, le secret de leurs poses nocturnes. Une plante dort comme ceci ; une autre tout au rebours. Pourquoi ? Demandez-le à la Fée des plantes, si jamais vous vous levez assez matin pour la rencontrer. Elle seule pourrait le dire.

C'est principalement dans les feuilles composées que la disposition pour le repos nocturne est frappante. Examinez de jour un acacia, une mimose, enfin un de ces arbres à feuilles composées si fréquemment cultivés dans les jardins. Examinez-le de nouveau à la tombée de la nuit. Quel curieux changement s'est opéré dans le feuillage ! L'arbre n'a plus la même physionomie. De jour, les folioles, étalées de droite et de gauche de leur support commun, donnent au feuillage un aspect touffu, un air de vigueur qui charme le regard. Le soir arrive, et les folioles, comme abattues de fatigue, se couchent l'une sur l'autre. Le feuillage semble maintenant dégarni ; il est d'aspect triste, souffreteux. On le dirait fané par la soif, frappé à mort par le hâle du jour. Mais le lendemain matin, au retour de la lumière, les feuilles se déplieront, et s'épanouiront aussi fraîches que jamais.

La sensitive, quand vient la nuit, relève ses folioles, et les couche l'une sur l'autre eu deux rangées. Les diverses rangées de la feuille totale se rapprochent en un faisceau, le pétiole commun tourne sur son point d'attache, et la feuille, régulièrement pliée, se rabat de haut en bas. Cette attitude est précisément celle que prend la sensitive soumise à une excitation. Le même fait se reproduit dans les diverses plantes chez lesquelles on peut exciter des mouvements : toutes prennent de nuit la pose qu'elles affectent quand on provoque d'une manière ou de l'autre leur excitabilité. Une mauvaise petite herbe de nos jardins, l'oxalis corniculé, nous en donne un exemple. Trois folioles en forme de cœur, groupées au sommet du pétiole, composent ses feuilles. Si l'on bat quelque temps l'oxalis à très petits coups redoublés, les folioles se plient en long et pendent au bout du pétiole. C'est exactement la disposition qu'elles auraient prise d'elles-mêmes aux approches de la nuit. Ainsi encore un rameau d'acacia, longtemps et rudement secoué, replie ses feuilles comme il l'aurait fait pour le repos nocturne. Telle est la cause du changement d'aspect qu'un vent prolongé peut amener dans le paysage. Divers arbres à feuillage difficilement impressionnable finissent par céder aux secousses continues du vent et prennent en plein jour l'attitude nocturne.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874