Vous vous figurez peut-être que, de tout temps, en vue de notre alimentation, le poirier s'est empressé de produire de gros fruits à chair fondante ; que le navet, pour nous faire plaisir, a gonflé sa racine de pulpe savoureuse ; que le chou-cabus, dans le désir de nous être agréable, s'est avisé de lui-même d'empiler en tête compacte de belles feuilles blanches. Vous vous figurez que le froment, le potiron, la carotte, la vigne, la pomme de terre, la betterave et tant d'autres encore, épris d'un vif intérêt pour l'homme, ont de leur propre gré toujours travaillé pour lui. Vous croyez que la grappe de la vigne est pareille maintenant à celle d'où Noé retira le premier vin ; que le froment, depuis qu'il a paru sur la terre, n'a pas manqué de produire tous les ans une récolte de grains ; que la betterave et le potiron avaient aux premier jours du monde la corpulence qui nous les rend précieux. Il vous semble enfin que les plantes alimentaires nous sont venues telles que nous les possédons aujourd'hui. Détrompez-vous : la plante sauvage est en général pour nous une triste ressource alimentaire ; elle n'acquiert de la valeur que par nos soins.

Dans son pays natal, sur les montagnes du Chili et du Pérou, la pomme de terre à l'état sauvage est un maigre tubercule, de la grosseur d'une noisette. L'homme donne accueil dans son jardin au misérable sauvageon ; il le plante dans une terre substantielle ; il le soigne, il l'arrose. Et voilà que, d'année en année, la pomme de terre prospère elle gagne en volume, en propriétés nutritives, et devient enfin un tubercule farineux de la grosseur des deux poings.

Sur les falaises océaniques exposées à tous les vents croît naturellement un chou, haut de tige, à feuilles rares, échevelées, d'un vert cru, de saveur âcre, d'odeur forte. Qu'attendre d'un pareil sauvageon ? Il n'a certes pas bonne mine ! Qui sait ? Peut-être, sous ses agrestes apparences, recèle-t-il de précieuses aptitudes ? Pareil soupçon vint apparemment à l'esprit de celui qui le premier, à une époque dont le souvenir s'est perdu, admit le chou des falaises dans ses cultures. Le soupçon était fondé. Le chou sauvage s'est amélioré par les soins incessants de l'homme ; sa tige s'est affermie ses feuilles, devenues plus nombreuses, se sont emboîtées, blanches et tendres, en tête serrée ; et le chou cabus a été le résultat final de cette magnifique transformation. Voilà bien, sur le roc de la falaise, le point de départ de la précieuse plante ; voici, dans nos jardins potagers, son point d'arrivée. Mais où sont les formes intermédiaires qui, à travers les siècles, ont graduellement amené la plante à l'état actuel ? Ces formes étaient des pas en avant. Il fallait les conserver, les empêcher de rétrograder, les multiplier, et tenter sur elles de nouvelles améliorations. Qui pourrait dire tout le travail accumulé qui nous a valu le chou cabus ?

Et le poirier sauvage, le connaissez-vous ? C'est un affreux buisson, hérissé de féroces épines. Ses poires, détestable fruit qui vous serre la gorge et vous agace les dents sont toutes petites, âpres, dures, et semblent pétries de grains de gravier. Certes celui-là eut besoin d'une rare inspiration qui, le premier, eut foi dans l'arbuste revêche, et entrevit, pour un avenir éloigné, la poire beurrée que nous mangeons aujourd'hui.

De même, avec la grappe de la vigne primitive, dont les grains ne dépassent pas en volume les baies du sureau. l'homme, à la sueur du front, s'est acquis la grappe juteuse de la vigne actuelle avec quelque pauvre gramen aujourd'hui inconnu, il a obtenu le froment ; avec quelques misérables arbustes, quelques herbes d'aspect peu engageant, il a façonné ses races potagères et ses arbres fruitiers. La terre, pour nous engager au travail, loi suprême de notre existence, est pour nous une rude marâtre. Aux petits des oiseaux elle donne abondante pâture ; à nous elle n'offre de son plein gré que les mûres de la ronce et les prunelles du buisson. Ne nous en plaignons pas, car la lutte contre le besoin fait précisément notre grandeur. C'est à nous, par notre intelligence, à nous tirer d'affaires c'est à nous à mettre en pratique la noble devise « Aide-toi, le ciel t'aidera. »

L'homme s'est donc étudié de tout temps à démêler, parmi les innombrables espèces végétales, celles qui peuvent se prêter à des améliorations. La plupart sont restées pour nous sans utilité ; mais d'autres, prédestinées sans doute, créées plus spécialement en vue de l'homme, se sont faites à nos soins, et ont acquis par la culture des propriétés d'une importance capitale, car notre nourriture en dépend.

L'amélioration obtenue n'est pas cependant si bien fixée que nous puissions compter sur sa permanence, nos soins venant à faire défaut. La plante tend toujours à revenir à son état primitif. Que le jardinier, par exemple, abandonne le chou cabus à lui-même, sans engrais, sans arrosage, sans culture ; qu'il laisse les graines germer au hasard où le vent les aura chassées, et le chou s'empressera d'abandonner sa pomme serrée de feuilles blanches pour reprendre les feuilles lâches et vertes de ses parents sauvages. La vigne pareillement, affranchie des soins de l'homme, donnera dans les haies des pousses vigoureuses, mais dont toute la grappe ne vaut pas un seul grain de raisin cultivé ; le poirier reprendra, sur la lisière des bois, ses longs piquants et ses petits fruits détestables ; le prunier et le cerisier réduiront leurs fruits à des noyaux recouverts d'une pellicule amère ; enfin toutes les richesses de nos vergers s'appauvriront jusqu'à devenir pour nous sans valeur.

Ce retour à l'état sauvage s'effectue même dans nos cultures, malgré tous nos soins, quand on a recours au semis pour reproduire la plante. On sème, je suppose, des pépins pris dans une excellente poire. Eh bien, les poiriers issus de ces graines ne donnent pour la plupart que des poires médiocres, mauvaises, très-mauvaises même. Un autre semis est fait avec des pépins de seconde génération. Les poires dégénèrent encore. Si l'on continue ainsi les semis en puisant toujours les graines dans la génération précédente, le fruit, de plus en plus petit, âpre et dur, revient enfin à l'immangeable poire du buisson.

Pour quelques plantes enfin, le blé par exemple, les améliorations acquises par la culture sont plus stables et persistent malgré le semis, mais à la condition expresse que nos soins ne leur feront jamais défaut. Toutes donc, abandonnées à elles-mêmes et propagées par semences, reviennent à l'état primitif, après un certain nombre de générations chez lesquelles s'effacent peu à peu les caractères imprimés par l'intervention de l'homme.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874