CLAIRE. — J'ai entendu dire que l'on voit dans la Lune comme le dessin d'une figure humaine. Vainement je regarde, je n'aperçois rien qui ait l'apparence de deux yeux, d'une bouche et d'un nez.
AURORE. — Cette figure n'a d'existence que dans l'imagination de ceux qui en parlent. Des taches grisâtres entremêlées de parties brillantes ont donné lieu à ce ridicule conte. Si vous n'avez pas encore sommeil, je vous raconterai ce qu'on voit réellement dans la Lune.
CLAIRE. — Racontez, bonne tante Aurore ; nous n'aurons pas sommeil tant que vous parlerez.
AURORE. — Si l'on dirige vers la Lune une lunette d'astronomie, le disque lumineux apparaît semé d'une multitude prodigieuse de taches rondes ou ovalaires, mi-partie éclairées, mi-partie obscures, et entourées d'un bourrelet ou rempart dont les crêtes brillent du plus vif éclat. A l'époque de la nouvelle lune ou du dernier quartier, alors que la partie visible de l'astre est réduite à un mince croissant, la netteté de ces détails est admirable, et l'on reconnaît, sans la moindre hésitation, que ces taches rondes sont des cavités, des cratère énormes. La pente intérieure du gouffre en face du soleil est éclatante de lumière ; la pente opposée, à l'abri des rayons solaires, est d'une obscurité profonde. Les pics du rempart circulaire semblent flamboyer, et la montagne en bloc projette en arrière, dans les plaines, son ombre d'un noir intense. Cela se répète partout à la surface de la Lune : partout le trait dominant de l'astre est un aspect tourmenté, qui rappelle, mais avec des proportions hors de toute comparaison, celui de certains cantons de l'Auvergne et du Vivarais, couverts de vieux volcans éteints. Sauf quelques grands espaces nivelés, qui d'ici nous apparaissent comme des taches grises, la surface de la Lune est donc hérissée de montagnes de configuration volcanique, c'est-à-dire excavées en cratère. Parmi cette infinité de cônes, il y en a de plus grands, de plus petits, d'isolés, d'assemblés en groupes. Ceux-ci, humbles taupinières, ouvrent leurs cratères à peine au-dessus de la plaine ; ceux-là rivalisent d'élévation avec les plus hautes cimes de la Terre, et leurs entonnoirs plongent si bas, que le soleil jamais n'en visite le fond. Il y en a qui, pour piédestal, ont un immense renflement du sol ; il y en a d'autres qui sont implantés au milieu de prodigieuses enceintes rondes dont on ne ferait pas le tour en plusieurs jours de marche. Puis, sur les flancs de ces cônes, à leur base, dans les vallées qui les séparent, c'est un pêle-mêle bizarre d'aspérités, de dentelures, de crêtes ébréchées, de boursouflures difformes.
La configuration la plus générale est celle de protubérances creusées, au sommet, d'une vaste enceinte circulaire ou cirque, dont le centre est fréquemment occupé par un piton élevé. Tel de ces cratères mesure 180 lieues de circuit ; pour combler le gouffre de tel autre, trois des grandes montagnes de la Terre, le Chimborazo, le mont Blanc et le pic de Ténériffe, ne suffiraient pas avec l'ensemble de leurs matériaux. Le cirque nommé Tycho par les astronomes est particulièrement remarquable. Son contour est de 63 lieues, et la hauteur de ses murailles est en quelques points de 5,000 mètres et plus. Une plaine rugueuse constitue le fond du cirque. Elle brille, ainsi que les parois intérieures des remparts, d'un éclat particulier, comme si elle était vernissée d'une matière vitreuse.
MARIE. — Tous ces grands entonnoirs sont, sans doute, des volcans ?
AURORE. — Non ; les cirques de la Lune, malgré leurs apparences, ne sont pas comparables aux bouches volcaniques de la Terre. Leurs dimensions sont trop grandes. Nos volcans, le Vésuve et l'Etna, par exemple, ont des cratères qui mesurent de 500 à 600 mètres de tour ; les cirques lunaires ont jusqu'à 180 lieues de circuit. D'ailleurs les astronomes n'ont jamais observé d'éruption dans ces prodigieuses bouches, ni rien qui dénote des coulées anciennes de laves. Ce ne sont donc pas des ouvertures volcaniques comme le Vésuve et l'Etna, mais des points où le sol de la Lune s'est soulevé, puis effondré au centre de la boursouflure, en laissant une enceinte de remparts verticaux. Ces immenses amphithéâtres rappellent plutôt certains effondrements circulaires, certaines vallées rondes et à parois verticales qui, dans nos Pyrénées, prennent le nom de cirques. Tel est celui de Héas, gouffre de plus de deux lieues de circuit. Ses remparts n'ont jamais moins de 800 à 900 mètres de haut. De nombreux troupeaux errent dans son enceinte, dont ils ont peine à trouver les limites. Trois millions d'hommes ne le rempliraient pas ; dix millions auraient place sur les gradins de ses remparts. Et pourtant le majestueux cirque pyrénéen n'est qu'une misérable fossette, comparé aux cirques lunaires, qui mesurent 150, 180 lieues de tour, et dont les murailles se dressent à 6 et 7 kilomètres.
CLAIRE. — C'est un singulier pays que la Lune, avec ses énormes montagnes creusées en entonnoir !
AUGUSTINE. — Puisqu'on voit aussi bien les montagnes ; on doit voir également les mers.
AURORE. — On ne voit rien de pareil, et pour une raison toute simple c'est qu'il n'y a pas de mer à la surface de la Lune. Une s'y trouve ni lac, ni étang, ni fleuve, ni rivière d'aucune sorte enfin il n'y a pas d'eau. La preuve en est manifeste. S'il y avait des nappes d'eau à la surface de la Lune, leur évaporation par la chaleur du soleil fournirait des nuages, que nous verrions errer sur le disque de l'astre, comme des taches à formes changeantes. Or on n'aperçoit jamais rien de pareil. La Lune nous apparaît constamment d'une parfaite sérénité ; aucune tache nuageuse, aucun voile vaporeux ne trouble, même de loin en loin, sa limpide clarté. Son éclat, que rien ne ternit, démontre également qu'il n'y a pas d'atmosphère.
En l'absence de l'eau et de l'air, ces deux conditions premières de la vie, la Lune est une solitude perpétuellement silencieuse, un désert d'une morne immobilité, d'où la plante et l'animal, tels que nous les connaissons, sont absolument exclus. La touffe de mousse et la plaque de lichen, pour végéter sur le roc, trouvent dans la rosée des nuits et dans les gaz de l'atmosphère la maigre nourriture qui leur suffit ; mais sur un rocher d'une éternelle sécheresse, qu'aucun souffle d'air ne baigne, ces robustes plantes seraient impossibles. Nos lichens, dont les croûtes coriaces se contentent pour sol de la pierre nue, nos mousses, qui trouvent à végéter sur la tuile du toit, sont donc incompatibles avec les conditions physiques de la Lune. Que dire alors des végétaux supérieurs, de l'animal surtout, dont l'existence est bien plus délicate ? Rien d'analogue ne doit se trouver à la surface de l'astre.
CLAIRE. — Ainsi la Lune n'est qu'un affreux désert, tout hérissé de montagnes ?
AURORE. — De fortes raisons le prouvent, sans que nous puissions encore nous en convaincre directement par la vue.
CLAIRE. — Comment les astronomes, avec leurs grandes lunettes, ne pourraient-ils voir d'ici un animal de la taille de l'éléphant, s'il s'en trouvait à la surface de la Lune ?
AURORE. — En aucune manière. Le plus fort télescope dont l'astronomie ait encore disposé a été construit par un savant de l'Angleterre, lord Ross. C'est un tube énorme de 17 mètres de longueur sur près de 2 mètres de largeur. Il pèse 66 quintaux métriques. Un miroir métallique concave, du poids de 3,809 kilogrammes, occupe le fond du tuyau. Il a pour effet de recueillir et de concentrer une grande quantité de lumière pour donner une image nette de l'astre observé.
CLAIRE. — Voilà une lunette qui ne doit pas être commode à manier !
AURORE. — La lourde machine est portée par de solides murs, véritables fortifications à créneaux. Une forêt de poutres et de cordages la mettent en mouvement et la tournent vers le point voulu du ciel. Eh bien, avec ce télescope, tout au plus distingue-t-on nettement sur la Lune les objets comparables en volume à nos cathédrales. Des êtres de la taille de nos bœufs et de nos éléphants resteraient donc des points invisibles si, contre toute possibilité à cause de l'absence de l'air et de l'eau, la Lune en possédait.
Mais il se fait tard ; il est temps d'aller dormir. Demain, si cela vous intéresse, nous parlerons encore du firmament,
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874