Lorsqu'en circulant autour de la Terre la Lune passe en droite ligne entre nous et le Soleil, elle nous masque la vue de celui-ci, de même que la main interposée entre notre regard et la flamme d'une bougie nous cache cette flamme. On dit alors qu'il y a éclipse de Soleil. L'expérience que voici mettra en son jour le principe des éclipses.

Tracez au tableau noir un cercle un peu grand dont vous blanchirez l'intérieur ; puis prenez du bout des doigts un petit disque de carton, ou mieux un sou, pour le rapprocher plus ou moins d'un œil, l'autre restant fermé ; placez-vous alors en face du cercle blanc. Si la pièce de monnaie est assez près de l'œil, elle-vous cachera tout le cercle, si grand que soit ce dernier ; en quelque sorte, il l'éclipsera. Mais cette espèce d'éclipse totale n'a lieu que juste en arrière du sou interposé. Pour une personne située à votre droite ou à votre gauche, le rond blanc du tableau reste toujours visible.

Maintenant, sans déranger le sou de sa place, inclinez un peu la tête, de manière à changer la direction du regard. Voilà que le rond reparaît en partie, échancré comme le croissant de la Lune. Dans ces conditions, l'éclipse est partielle.

Inclinez davantage la tête ; inclinez toujours. Le croissant s'élargit, et bientôt le cercle se montre en entier. L'éclipsé n'a plus lieu.

Revenez enfin à la première position, de manière que l'œil, la pièce de monnaie et le rond blanc soient bien en ligne droite. D'abord le rond est totalement masqué. Mais éloignez peu à peu le sou de l'œil dans l'exacte direction du cercle blanc, et vous verrez celui-ci déborder tôt ou tard la pièce et apparaître sous l'aspect d'un anneau. Ce genre d'éclipse, qui masque la vue des parties centrales et laisse les bords visibles sous forme d'un anneau, porte, pour ce motif, le nom d'éclipse annulaire.

Dans cette expérience, évidemment, tout est subordonné à la position de l'œil. En arrière du sou, à une certaine distance, l'éclipse du cercle est totale ; un peu plus loin, sur la même droite, elle est annulaire ; de côté, elle est partielle ; plus à l'écart, elle est nulle. S'il y avait donc plusieurs observateurs en arrière du même sou, chacun, suivant sa position, verrait une éclipse différente, ou, plus fréquemment, n'en verrait pas du tout.

Dans les explications précédentes, substituez le disque du Soleil au rond blanc du tableau, la Lune à la pièce de monnaie, telle ou telle région de la Terre à l'œil de l'observateur, et vous aurez l'exacte théorie des éclipses solaires. La Lune est trop éloignée de nous relativement à sa grosseur pour cacher jamais le Soleil à toute la Terre ; elle est comparable au sou de notre expérience, qui masque la vue du cercle blanc pour un observateur placés juste en arrière, et ne le fait qu'en partie ou même ne le fait pas du tout pour un observateur situé un peu de côté. Dans les circonstances les plus favorables, la Lune peut faire ombre à la surface de la Terre dans l'étendue d'un cercle de vingt-deux lieues de largeur. Pour tous les lieux compris dans l'intérieur de ce cercle, le Soleil est caché en plein et l'éclipse est totale. Au voisinage de cette limite, il est en partie visible et l'éclipse est partielle. Plus loin encore, il se voit en entier et l'éclipse n'a pas lieu.

Or, à cause de la rotation de la Terre sur elle-même et de la translation de la Lune autour de nous, ce cercle d'ombre court à la surface des continents et des mers, de même que se déplace l'ombre d'un nuage en mouvement. Pour toute l'étendue que parcourt ce cercle d'ombre, l'éclipse est totale de proche en proche. Dans le voisinage, elle est partielle ; et plus loin, il n'y a plus rien. Dans l'expérience que je viens de vous proposer, supposez des spectateurs rangés devant le rond blanc du tableau ; supposez aussi que la pièce de monnaie se déplace et vienne à tour de rôle intercepter leurs regards. L'invisibilité du rond n'aura pas lieu pour toute la rangée à la fois elle se propagera d'une personne à l'autre. Au même instant, d'après la position de la pièce, l'éclipse du cercle sera totale pour un spectateur, partielle pour un autre, nulle pour d'autres encore. Ainsi des éclipses de Soleil.

Une éclipse totale de Soleil est bien un des spectacles les plus solennels qu'il nous soit donné de voir. Tout à coup, sans motif apparent, dans un ciel inondé de lumière, le bord occidental de l'astre est maculé de noir. C'est le disque invisible de la Lune qui, par rapport à notre point de vue, vient s'interposer devant le disque solaire. L'écran obscur s'avance toujours et la tache noire augmente. Bientôt le Soleil, à demi caché, semble, de ses rayons blafards, n'éclairer qu'à regret le paysage attristé. Enfin, de minute en minute plus mince, l'extrême bord de l'astre disparaît, et les ténèbres se font, soudaines, mais non complètes, car autour du cercle noir de la Lune rayonne une auréole de pâle lumière ou couronne, qui produit parfois de magiques effets.

Alors, dans le firmament obscurci, les étoiles, d'abord effacées par les clartés du jour, deviennent visibles, du moins les plus brillantes. La température baisse, la rosée se dépose, une brusque impression de fraîcheur vous saisit. Les plantes replient leur feuillage et ferment leurs fleurs comme pour le repos nocturne. Les chauves souris, tristes amies du crépuscule, quittent leurs retraites pour voleter au grand air ; les oiseaux, au contraire, mettent la tête sous la plume ou regagnent leur nid d'un vol incertain. Les bêtes de somme se couchent en chemin, indociles au fouet qui veut les faire avancer ; les taureaux se rangent en cercle au pâturage, les cornes en dehors, comme pour repousser un ennemi commun ; les poussins se réfugient sous l'aile de leur mère ; le chien tremble d'effroi aux talons de son maître ; l'homme lui-même, l'homme, qui connaît la cause de ces ténèbres insolites et calcule d'avance leur venue, ne peut se défendre d'une vague inquiétude. Chacun, devant le sombre phénomène, sent rouler au fond de ses pensées d'involontaires appréhensions. 0 beau Soleil ! quel deuil, quels suprêmes épouvantements, si ta face jamais se voilait pour toujours ! Quelques minutes, cinq au plus, s'écoulent dans cette anxieuse attente puis un flot de lumière jaillit, l'astre radieux déborde de plus en plus l'écran noir de la Lune, et l'illumination du jour renaît par degrés.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874