Aux premiers jours du printemps, un souffle accourt tout imprégné de vapeurs balayées sur les mers ; ces vapeurs se rassemblent en nuages, et bientôt une pluie fine, tiède, vivifiante, descend sur la terre, encore plongée dans son engourdissement hivernal. Le sol s'en imbibe avec avidité, et voici que la végétation s'éveille. Aussitôt la vie circule, avec la sève, sous l'écorce ramollie ; le bourgeon se gonfle, rejette ses écailles, éclate et montre ses premières feuilles, d'un vert lustré. Le poirier épanouit ses bouquets de fleurs blanches, dont les pétales tomberont dans quelques jours comme une neige printanière ; les rameaux fleuris du pêcher semblent enveloppés d'un crêpe rose ; les haies d'aubépines et de prunelliers, de leurs milliers de petites corolles, exhalent d'amères senteurs. Un miracle s'est fait : au contact des tièdes ondées, dans le grain enfoui sous terre, dans le bourgeon abrité sous ses écailles, a couru le tressaillement de la vie.

Or d'où vient cette pluie qui verdit les sillons en appelant la récolte à la vie ? — Elle vient des trésors de Dieu ; elle vient de la mer et elle y retourne.

Nous voici aux chaleurs de l'été. Flétrie par le soleil, la feuille demande en vain une goutte d'eau à la terre altérée. Sous la tuile brûlante du toit, le passereau piaule tristement ; aux champs, l'insecte se glisse sous terre, à la recherche d'un reste de fraîcheur ; dans nos maisons, le chien se couche à l'ombre et halète de lassitude. Nous cédons nous-mêmes à cette chaleur accablante, et, du regard, nous interrogeons le ciel avec anxiété, impatients de voir accourir les nuages chargés d'une averse. Enfin ils arrivent, accompagnés du tonnerre, cette grande voix de l'orage ; et ils répandent à larges flots la fraîcheur sur la terre.

Or d'où vient cette averse qui donne à tout ce qui vit une nouvelle vigueur ? — Elle vient des trésors de Dieu ; elle vient de la mer et elle y retourne.

Et ces flocons de neige, qui, descendus d'un ciel tout gris et, silencieux, abritent, pendant l'hiver, le grain confié à la terre sous un manteau d'une éclatante blancheur ; et ces cristaux de givre, qui tapissent l'écorce des arbres de miroitantes fleurs de glace ; et cette rosée, qui brille sur les brins d'herbe aux rayons du soleil ; et tous ces cours d'eau, fécondité de la terre, fleuves, rivières, fontaines, torrents, d'où viennent-ils ?

Ils viennent tous des trésors de Dieu ; ils viennent de la mer et ils y retournent.

Ils viennent de la mer, réservoir inépuisable qui recouvre de ses eaux une étendue trois fois plus grande que celle de tous les continents réunis ; de la mer, dont les abîmes descendent en quelques points à deux et trois lieues de profondeur, et reçoivent sans cesse le tribut de tous les cours d'eau de la terre, sans être jamais comblés.

L'énorme surface des mers fournit à l'atmosphère ses vapeurs et ses nuages, qui se résolvent en pluie, et, chassés par le vent, voyagent, comme d'immenses arrosoirs, au-dessus des terres, qu'ils fertilisent. A leur tour les pluies, les neiges, déversées par les nuages, donnent naissance aux fleuves, qui charrient leurs eaux à la mer. Il s'effectue de la sorte un courant continuel qui, né de la mer, retourne à la mer après avoir pénétré dans l'atmosphère sous forme de nuages, arrosé la terre à l'état de pluie, et parcouru les continents à l'état de rivières et de fleuves.

La mer est donc le réservoir commun des eaux. Fleuves ; sources, fontaines, minces filets d'eau, tout en vient, tout y retourne. L'eau d'une goutte de rosée, l'eau qui circule avec la sève dans les plantes, l'eau qui dégoutte de notre front en transpiration, viennent de la mer et sont en route pour y revenir. Quelque petite que soit la gouttelette, elle ne s'égare pas en route. Si le sable aride la boit, le soleil l'en retire et l'envoie rejoindre les vapeurs de l'atmosphère, et, tôt ou tard, le bassin des mers d'où elle était venue. Rien ne se perd, rien n'échappe au regard de Celui qui, dans le creux de la main, a mesuré les océans, et sait le nombre de leurs gouttes d'eau.

AUGUSTINE. — Alors le Rhône, lui si grand, tire ses eaux de la mer et les y ramène ?

AURORE. — Le Rhône vient de la mer, et le Rhône y retourne ; il y verse cinq millions de litres d'eau toutes les secondes.

AUGUSTINE. — Avec tant d'eau continuellement reçue, la mer ne finit-elle pas par déborder, comme un bassin trop plein ?

AURORE. — Vous êtes bien loin de compte, ma chère enfant. Le Rhône n'est pas le seul cours d'eau qui s'en aille à la mer. Sans sortir de la France, il y a encore le Rhin, la Garonne, la Loire, la Seine, et une foule d'autres d'une importance moindre. Ce n'est là encore qu'une bien faible partie des cours d'eau qui se déversent dans la mer. Tous les fleuves du monde s'y rendent, absolument tous ; et ils sont bien nombreux, et il y en a de bien grands. L'Amazone, dans l'Amérique du Sud, a l,400 lieues de parcours, et 10 lieues de large à son embouchure. Quelle masse d'eau le puissant fleuve ne doit-il pas fournir !

Figurez-vous bien que tous les cours d'eau de la terre, les petits comme les grands, les moindres ruisseaux comme les fleuves énormes, sans discontinuer s'écoulent dans la mer. Vous connaissez le petit ruisseau où nous allons quelquefois cueillir du cresson. Eh bien, il s'en va droit à la mer, tout comme l'Amazone ; il y verse par seconde ses quelques litres d'eau ; c'est tout ce qu'il peut faire. Mais il ne va pas trouver la mer tout seul, la mer immense, lui si petit, si petit. Il rencontre de la compagnie en route, il mêle son filet d'eau claire à des ruisseaux plus forts, qui deviennent rivière en se réunissant plusieurs ; le fleuve reçoit la rivière, et la mer, en recevant le fleuve, reçoit le faible ruisselet.

AUGUSTINE. — Les eaux courantes, mais toutes, toutes, sans discontinuer, arrivent à la mer, et cela dans le monde entier. Je reviens alors à ma demande : pourquoi, avec tant d'eau continuellement reçue, la mer ne verse-t-elle pas ?

AURORE. — Si, quand il est plein, un réservoir reçoit d'une source juste autant qu'il laisse écouler par une ouverture, le réservoir peut-il verser, bien qu'il lui arrive sans cesse de l'eau ?

AUGUSTINE. — Certes non perdant autant qu'il gagne, il doit garder le même niveau.

AURORE. — Il en est ainsi de la mer. Elle perd juste autant qu'elle gagne, et de la sorte son niveau reste toujours le même. Les ruisseaux, les torrents, les rivières, les fleuves, se rendent à la mer ; mais les ruisseaux, les torrents, les rivières, les fleuves, viennent aussi de la mer. Ils ramènent dans l'immense réservoir ce qu'ils y ont pris et pas une goutte d'eau de plus.

AUGUSTINE. — Si le ruisseau au cresson vient de la mer, ses eaux devraient être salées ; et je sais fort bien qu'elles ne le sont pas du tout.

AURORE. — Sans doute, elles ne sont pas salées ; mais aussi le ruisseau ne sort pas de la mer comme l'eau d'une rigole sort d'un réservoir. Avant d'être ce qu'il est, le ruisseau a d'abord voyagé dans les airs en nuages venus de la mer. Ces nuages ont versé de la pluie, de la neige, en voyageant d'un côté et d'autre. Cette pluie, cette neige fondue, ont pénétré dans le sol, s'y sont infiltrées et entretiennent maintenant la source du ruisseau. Cette source n'est pas salée, quoique venant de la mer ; le motif en est tout simple. Quand on met de l'eau salée dans une assiette, en plein soleil, l'eau seule s'en va et le sel reste. Pareillement, les vapeurs que le soleil fait élever de la mer ne sont pas salées, parce que le sel ne les accompagne pas quand elles se forment. Alors les cours d'eau alimentés par la neige et la pluie, descendues des nuages, ne peuvent être salés.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874