Nous venons de voir que les neiges glissent sur les pentes rapides des montagnes et se précipitent dans les vallées voisines. Les hautes vallées, environnées de pentes toujours neigeuses, sont donc occupées par des neiges que les avalanches accumulent et renouvellent sans cesse. Ces neiges durcies, agglutinées par la pression de leurs assises énormes, et finalement converties en glace par l'alternative de la fusion partielle et du regel, constituent ce qu'on nomme un glacier. Chaque vallée voisine des neiges éternelles possède le sien. Dans les Alpes seules, on en compte plus d'un millier. Leur longueur est parfois de quatre à cinq lieues, et leur largeur d'une lieue et plus. L'épaisseur de ces entassements de neige et de glace est communément de 30 à 40 mètres ; mais en quelques points, elle atteint de 200 à 400 mètres.
Rien de plus varié que l'aspect d'un glacier. Ici, c'est la mer subitement immobilisée par le froid au moment où, sur la fin d'un orage, elle s'enfle et se déroule en lourdes ondulations. Là, toute inégalité disparaît : la surface n'est plus qu'un plan incliné sablé de grains opaques, ou un immense miroir resplendissant. En d'autres points, ce sont de grandes draperies retombant en plis d'albâtre, des cascades dont les flots durcis reposent au milieu d'une écume de neige, des arches en ruine, des édifices fantastiques du cristal le plus pur, des obélisques, des flèches de verre irisées par le soleil. Çà et là, dans le sens transversal de la vallée, bâillent de menaçantes crevasses, dont quelques-unes découpent le glacier dans toute son épaisseur. Entre leurs parois verticales glisse une admirable lumière bleue, qui va s'éteignant plus bas en passant par le vert obscur. Du fond de ces crevasses monte une sourde rumeur d'eau courante : un torrent, en effet, circule sous le glacier. Ailleurs, ce sont des grottes de glace, qui, tamisant le jour d'une certaine manière, semblent bâties d'aigue-marine. Il s'en échappe des ruisseaux d'une eau vive et claire, qui coulent dans des rigoles de cristal et vont se perdre dans les crevasses. Ailleurs encore s'arrondissent de vastes conques, des bassins creusés dans la glace transparente. Cent filets d'eau s'y déversent sans jamais les remplir : l'épaisseur du glacier les absorbe.
A son extrémité la plus avancée vers l'entrée de la vallée, le glacier se termine brusquement par un énorme talus, excavé à la base en forme de caverne. De cette grotte de glace s'échappe un torrent. Les eaux en sont toujours boueuses, noirâtres, laiteuses ou vertes, suivant la nature des roches que le glacier, par sa pression et ses mouvements, triture au fond de son lit. En avant du front des glaces se dresse une ceinture de rocs entassés en désordre. C'est ce qu'on nomme la moraine frontale. Le torrent se fait jour à travers cette digue naturelle et bondit d'un quartier de roc à l'autre.
En général, la surface d'un glacier n'est pas glissante comme le serait celle d'une nappe d'eau gelée ; elle est rude, grenue, et il faut que sa pente soit bien rapide pour qu'on risque d'y glisser. Souvent même, elle est recouverte d'une couche de grains arrondis et séparés, dans laquelle on enfonce comme dans le sable. Cette glace sablonneuse porte le nom de névé. Elle provient de la fusion partielle des neiges, suivie d'une congélation qui transforme chaque flocon imbibé d'eau en un granule de glace. Enfin, sur chacun de ses flancs et dans toute sa longueur, un glacier est bordé par une rangée de débris, éboulés des pentes voisines par l'action de la foudre, des avalanches et des intempéries. Ce sont de grands blocs de rochers anguleux, des sables, des boues, entassés pêle-mêle. On donne à ces deux bordures de débris le nom de moraines latérales.
La vue d'un glacier laisse dans l'esprit l'idée d'un repos immuable, d'une perpétuelle immobilité. Ces immenses traînées de glace, vieilles comme les siècles, semblent inébranlablement enchâssées dans leurs vallées ; ces assises d'eau gelée paraissent avoir la stabilité des assises du roc, dont elles ont la puissance. Et cependant cette première impression nous trompe : les glaciers se meuvent. Ce sont, des fleuves solidifiés ; et, comme les fleuves liquides qu'ils engendrent, ils coulent, mais avec une extrême lenteur. Ils s'avancent dans la vallée de quelques centimètres par jour ; ils descendent tout d'une pièce, traînant à travers mille obstacles le faix de leurs énormes couches.
Un fleuve liquide roule des galets, entraîne des sables et des limons, qui forment les alluvions de son embouchure. Le fleuve de glace charrie également des débris ; mais ses galets sont de grands blocs, et, au lieu de rouler au fond du lit, ils sont portés sur le dos du courant. Je viens de vous dire que de chaque côté d'un glacier se trouve une moraine, c'est-à-dire une file de blocs souvent énormes, précipités des cimes voisines par l'action continue des intempéries, par les coups de foudre et le choc des avalanches. A mesure que le glacier s'avance dans la vallée, ces blocs s'avancent aussi, entraînés par les glaces qui les supportent. Mais en descendant, le glacier trouve des températures plus fortes, et quand il est parvenu en un point où la chaleur s'oppose à l'existence de la glace, il se termine par un brusque talus, par un escarpement que la fusion détruit toujours, mais que renouvelle toujours l'arrivée des glaces suivantes. A partir de ce point, le glacier devient liquide, devient torrent et poursuit en liberté sa course dans la vallée. Chaque bloc des moraines latérales s'achemine donc lentement, avec la tranche du glacier qui le porte, vers l'escarpement terminal. Le voyage est long, n'importe : le bloc finit par arriver au bord du talus. Peu à peu l'appui lui manque ; il surplombe ; la glace se fond sous lui. Il s'ébranle enfin et culbute au milieu des blocs qui l'ont précédé. C'est ainsi que se forme, en avant du glacier, cet entassement de rochers que nous avons nommé moraine frontale. Pour alluvions, les fleuves de glace jettent donc à l'entrée des vallées leurs moraines frontales, où se rassemblent les éclats des montagnes brisées.
La progression annuelle d'un glacier est fort variable : elle dépend de l'inclinaison de la vallée. Pour quelques-uns, on l'a évaluée à une vingtaine de mètres. Quoi qu'il en soit, arrivé en un certain point de la vallée où la température est assez élevée pour le fondre, un glacier se termine toujours par l'escarpement que vous savez, et devient un torrent, origine ou affluent d'un fleuve. Là, le glacier se détruit sans cesse aux rayons du soleil, tandis que de nouvelles neiges s'accumulent dans le haut de la vallée, se convertissent en glace et s'avancent pour entretenir dans un état constant le fleuve congelé.
Il importe de remarquer que, pour atteindre le point de la vallée où sa fusion est totale, un glacier descend bien au-dessous de la limite des neiges éternelles. Dans nos contrées, cette limite se trouve, avons-nous dit, à 2,700 mètres d'altitude. Or certains glaciers des Alpes descendent jusqu'à 1,000 mètres. A cette élévation, les grands arbres et les pâturages sont non seulement possibles, mais encore les moissons peuvent fort bien mûrir. Vous figurez-vous l'étrange spectacle de ces fleuves de glace, descendus des hauteurs des éternels frimas pour braver les ardeurs du soleil au milieu des cultures et sous les noisetiers des vallons ? Tout à côté de la muraille bleue du glacier, les blés jaunissent, les bœufs paissent avec de l'herbe jusqu'au poitrail, les abeilles butinent sur les chatons des aulnes. Ici, c'est l'été, c'est la chaleur, c'est la vie ; là, à deux pas, au fond du vallon, c'est la glace toujours et toujours renouvelée, c'est l'hiver, c'est la mort. — Non, je me trompe : c'est encore la vie, car, de cette masse de glace, sans relâche fondue, résulte un torrent, bientôt rivière ou fleuve, qui va distribuer au loin ses eaux vivifiantes. C'est encore la vie, car un glacier est un char providentiel qui abaisse les neiges éternelles avec une sage lenteur, et les transporte peu à peu, des cimes où elles ne pourraient fondre, dans les vallées, où leur fusion entretient toute l'année le cours des fleuves.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874