MARIE. — Cette histoire n'est pas finie, puisque Proserpine n'est pas encore retrouvée.
AURORE. — Et qui vous dit qu'elle se retrouvera ?
MARIE. — Je le sens.
AURORE. — Oui, vous avez raison : une mère doit toujours retrouver sa fille. Je continue donc.
Toute la Sicile visitée sans succès, Cérès passa les mers pour continuer ses recherches dans les pays lointains.
Elle voyageait sous d'humbles apparences, sans aucun de ses divins attributs, qui auraient pu troubler les personnes interrogées et les empêcher de parler. Vous l'eussiez prise pour une villageoise en course. Le jour, sa branche de sapin lui servait de bâton ; de nuit, le bout brûlé se mettait à resplendir et jetait tout à la ronde la lumière du jour.
— « Bonnes gens qui paissez vos moutons, disait Cérès aux bergers qui, assis au penchant des collines, leurs fidèles chiens à côté, modulaient un air rustique sur leur flûte de buis, tout en surveillant du regard les troupeaux ; bonnes gens qui paissez vos moutons, n'auriez-vous pas vu ma petite Proserpine avec des bouquets de fleurs dans le pan de la robe ? » Des années s'étaient écoulées, et la pauvre mère se figurait toujours son enfant avec la brassée de narcisses cueillis dans la fatale prairie.
— Les bergers faisaient signe que non de la tête et Cérès poursuivait sa marche.
— « Bonnes gens qui fauchez vos prés, disait-elle plus loin, n'auriez-vous pas vu ma petite Proserpine avec des bouquets de fleurs dans le pan de la robe ? »
— Les faucheurs suspendaient un instant leur travail, s'appuyaient sur le manche de la faux, s'interrogeaient l'un l'autre du regard et répondaient que non. Cérès se remettait en marche.
Dans un bois, des bûcherons coupaient de la ramée.
— « Bonnes gens qui liez vos fagots, n'auriez-vous pas vu ma petite Proserpine avec des bouquets de fleurs dans le pan de la robe ? » Les bûcherons restaient un instant pensifs, le lien à demi enroulé immobile dans la main ils recueillaient leurs souvenirs et répondaient que non.
Cérès marchait toujours, interrogeait toujours : nul n'avait vu sa fille. A sa question, partout la même et partout répétée, beaucoup la prenaient pour une pauvre folle ; et, dans le pays, on commençait à se la montrer du doigt.
— « Voilà celle qui cherche sa fille, disait-on ; ayons pitié d'elle : la mort de son enfant lui a fait perdre la raison. »
— Et chacun cherchait à consoler de son mieux la mère inconsolable.
Un jour, à Éleusis, non loin d'Athènes, une femme dans la maturité de l'âge, la figure profondément triste, mais empreinte d'une rare noblesse, fut trouvée assise, épuisée de lassitude, sur une pierre, à la porte de la ville. Le roi passait. Touché de compassion, il fit conduire l'étrangère dans son palais pour lui donner l'hospitalité. Or le roi avait alors un petit enfant, Triptolème, encore au berceau, joie de sa mère, espoir de son père ; espoir et joie bien troublés d'amertume, car le pauvre petit, consumé de maladie, dépérissait à vue d'oeil, maigre, pâle, mourant. La reine, la paupière gonflée de pleurs, conduisit au berceau l'étrangère. Celle-ci prit le moribond dans ses bras et lui fit un baiser sur la joue. Voici que sur-le-champ le visage du pauvre petit se colore ; les lèvres d'abord blêmes deviennent vermeilles ; les joues creuses et pâles s'animent de rose et s'emplissent. Ce brusque retour des signes de la santé n'échappe pas à la reine, qui hésite entre la joie et la crainte. L'étrangère fait plus. Elle donne à téter à l'enfant. Aux premières gouttes de lait qui lui mouillent les lèvres, le nourrisson tressaille, comme si quelque fortifiant divin lui courait dans les veines. Il s'abreuve avec délices, il se trémousse de satisfaction dans ses langes et entoure de ses petits bras la cou de sa vivifiante nourrice. Repu, il sourit et s'endort, plein de santé, frais comme le matin, beau comme le jour. Le moribond de tout à l'heure est maintenant un chérubin joufflu. La reine se jette dans les bras de l'étrangère et l'inonde de ces douces larmes que pleure une mère en voyant revenir son fils à la vie ; elle la supplie de rester dans son palais pour avoir soin de l'enfant : tout ce qu'elle possède, son royaume s'il le faut, sera la prix d'un tel service.
L'étrangère consent à rester pour rien, mais à une condition : c'est qu'elle fera l'éducation de l'enfant à sa guise, en secret, sans que personne assiste à ses fonctions de nourrice. La noble figure de l'inconnue et le succès prodigieux du premier allaitement inspiraient trop de confiance pour que la condition ne fût pas acceptée. La reine et le roi consentirent donc à cette éducation secrète.
Le nourrisson prospérait avec une étonnante rapidité, de jour en jour plus vigoureux et plus beau. Bientôt se montrèrent ses deux premières petites dents ; bientôt le poupon sut bégayer maman. La reine était folle de joie, le roi répandait en largesses sur ses sujets son excès de bonheur.
— « Mais comment s'y prend la nourrice pour élever aussi bien notre enfant ? » se demandaient-ils l'un à l'autre. La curiosité l'emporta sur la prudence, et un soir, épiant le moment favorable, ils vinrent bien doucement, sur la pointe des pieds, regarder par le trou de la serrure. Que virent-ils ? Il est trop tard pour vous le raconter ce soir même ; je vous le dirai demain.
Augustine, Claire et Marie volontiers auraient veillé une heure de plus pour savoir ce que la reine et le roi virent par le trou de la serrure ; mais la tante resta inflexible, à cause de l'heure avancée, et forcément il faut ici clore le chapitre.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874