LES ÉPEIRES
LE FIL TÉLÉGRAPHIQUE

Des six Épeires objet de mes observations, deux seulement, la fasciée et la soyeuse, se tiennent constamment sur leurs toiles, même aux ardeurs d'un violent soleil. Les autres ne s'y montrent, en général, qu'à la nuit close. A quelque distance du filet elles ont, dans les broussailles, une retraite sommaire, une embuscade formée de quelques feuilles que rapprochent des fils tendus. C'est là que le jour, le plus souvent, elles stationnent, immobiles et recueillies.

Mais cette vive lumière qui les importune est la joie des champs. Alors, mieux que jamais, l'Acridien bondit, et divague la Libellule. D'ailleurs la nappe à gluaux, malgré les déchirures de la nuit, est d'ordinaire en état de servir encore. Si quelque étourdi s'y laisse prendre, l'Araignée, retirée au loin, ne saura-t-elle profiter de l'aubaine ? N'ayons crainte. A l'instant elle arrive. Avertie comment ? Expliquons l'affaire.

La trépidation de la toile, bien mieux que la vue de l'objet, donne l'éveil. Une expérience très simple le démontre. Sur les gluaux d'une Épeire fasciée, je dépose un Criquet asphyxié à l'instant même par le sulfure de carbone. La pièce morte est mise en place soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés de l'Araignée, stationnaire au centre du filet. Si l'épreuve doit porter sur une espèce à cachette diurne, parmi le feuillage, le Criquet mort est déposé sur la toile, plus ou moins loin du centre, n'importe comment.

Dans l'un et l'autre cas, d'abord rien, l'Épeire persiste dans son immobilité, même quand le morceau est en face d'elle, à une faible distance. Elle est indifférente à la présence du gibier, elle ne semble pas s'en apercevoir, si bien qu'elle finit par lasser ma patience. Alors, avec une longue paille, qui me permet de me dissimuler un peu, je fais trembloter le mort.

Il n'en faut pas davantage. L'Épeire fasciée et l'Épeire soyeuse accourent de l'aire centrale, les autres descendent de la ramée ; toutes vont à l'Acridien, l'enveloppent de rubans, le traitent enfin comme elles l'auraient fait d'un gibier vivant, capturé dans les conditions normales. Il a fallu l'ébranlement de la toile pour les décider à l'attaque.

Peut-être la couleur grise du Criquet n'est-elle pas de visibilité assez nette pour provoquer à elle seule l'attention. Essayons alors le rouge, coloration des plus vives pour notre rétine et probablement aussi pour celle des Aranéides. Aucun des gibiers en usage chez les Épeires n'étant vêtu d'écarlate, je fais avec de la laine rouge un menu paquet, un appât du volume d'un Criquet. Je l'englue à la toile.

Mon artifice réussit. Tant que la pièce est immobile, l'Araignée ne s'émeut ; mais du moment que le paquet tremble, agité par ma paille, elle accourt empressée.

Il y a des naïves qui touchent un peu la chose du bout des pattes et, sans autre information, l'emmaillotent de soie à la façon de l'habituel gibier. Elles vont même jusqu'à mordiller l'appât, suivant la règle de l'intoxication préalable. Alors seulement la méprise est reconnue, et la dupée se retire, ne revient plus, si ce n'est longtemps après, pour rejeter hors de la toile l'encombrant objet.

Il y a des rusées. Comme les autres, elles accourent au leurre de laine rouge, que ma paille fait insidieusement remuer ; elles y viennent de leur pavillon dans la verdure aussi bien que du centre de la nappe ; elles l'explorent des palpes et des pattes ; mais, reconnaissant bientôt que la chose n'a pas de valeur, elles se gardent bien d'y dépenser leur soie en liens inutiles. Mon appât trépidant ne parvient pas à les tromper. Cela se rejette après bref examen.

Cependant les rusées comme les naïves accourent même de loin, du fond de l'embuscade dans la ramée. Comment sont-elles renseignées ! Ce n'est pas certes par la vue. Avant de reconnaître leur erreur, il leur faut tenir l'objet entre les pattes et même le mordiller un peu. Elles sont d'une extrême myopie. A un travers de main de distance, la proie inerte, non apte à faire trembler la toile, reste inaperçue. D'ailleurs, en bien des cas, la chasse se pratique dans la profonde obscurité de la nuit, alors que la vue, serait-elle bonne, est hors de service.

Si les yeux sont des guides insuffisants, même de très près, que sera-ce quand il faut épier la proie de loin ! Dans ce cas, un appareil d'information à distance devient indispensable. Trouver cet appareil n'offre aucune difficulté.

Derrière la toile d'une Épeire quelconque à cachette diurne, regardons attentivement : nous verrons un fil qui part du centre du réseau, monte en ligne oblique hors du plan de la nappe et aboutit à l'embuscade où se tient l'Araignée pendant le jour. Sauf au point central, nul rapport entre ce fil et le reste de l'ouvrage, nul entrecroisement avec les cordons de la charpente. Libre de toute entrave, le trait va droit du centre du filet au pavillon d'embuscade. Sa longueur est d'une coudée en moyenne. L'Épeire angulaire, haut établie dans les arbres, m'en a montré de deux à trois mètres.

A n'en pas douter, ce fil oblique est une passerelle qui permet à l'Araignée de se rendre à la hâte sur la toile lorsque des affaires pressantes l'y appellent, et puis, la tournée finie, de rentrer dans sa hutte. C'est, en effet, le chemin que je la vois suivre, allant ou revenant. Mais est-ce tout ? Non, car si l'Épeire avait uniquement pour but une voie de rapide parcours entre son pavillon et le filet, la passerelle se rattacherait au bord supérieur du réseau. Le trajet serait plus court, et la pente moins rapide.

En outre, pour quel motif ce cordon a-t-il invariablement son origine au centre du réseau visqueux, jamais ailleurs ? Parce que ce point est le lieu de concours des rayons, et de la sorte le centre commun des ébranlements. Tout ce qui remue sur la toile y transmet ses trépidations. Il suffit alors d'un fil issu de ce point-central pour porter à distance l'avis d'un gibier se débattant en un point quelconque de la toile. La cordelette oblique, hors du plan de la nappe, est mieux qu'une passerelle ; c'est avant tout un appareil avertisseur, un fil télégraphique.

Consultons à cet égard l'expérience. Je dépose un Criquet sur le réseau. L'englué se démène. A l'instant l'Araignée sort fougueuse de sa hutte, descend par la passerelle, court sus à l'Acridien, l'enveloppe et l'opère suivant les règles. Peu après, elle le hisse fixé à la filière par un cordage, et l'entraîne dans sa cachette, où se fera longue réfection. Jusque-là, rien de nouveau, les choses se passent comme d'habitude.

Je laisse l'Aranéide à ses propres affaires pendant quelques jours avant d'intervenir moi-même. C'est encore un Criquet que je me propose de lui donner ; mais cette fois, d'un léger coup de ciseaux, sans rien ébranler, je coupe au préalable le fil avertisseur. Le gibier est alors déposé sur la toile. Succès complet ; l'empêtré se débat, fait trembler le filet ; de son côté, l'Araignée ne bouge, comme indifférente aux événements.

L'idée pourrait venir qu'en cette affaire l'Épeire reste immobile dans sa hutte parce qu'elle ne peut accourir, la passerelle étant rompue. Détrompons-nous ; cent voies pour une lui restent, toutes bonnes à la conduire sur les lieux où sa présence serait maintenant nécessaire. Le réseau se rattache à la ramée par une foule de cordons, tous de transit très facile. Or, l'Épeire ne s'engage sur aucun, elle persiste dans le recueillement et l'immobilité.

Pourquoi ? Parce que son télégraphe détraqué ne lui donne plus avis des tremblements de la toile. Elle ne voit pas le gibier pris, trop éloigné, elle l'ignore. Une grosse heure se passe, l'Acridien ruant toujours, elle impassible et moi regardant. A la fin, néanmoins, éveil de l'Épeire, qui, ne sentant plus sous ses pattes l'habituelle tension du fil avertisseur rompu par mes ciseaux, vient s'informer de l'état des choses. L'accès de la toile se fait, sans difficulté aucune, par un cordon de la charpente, le premier venu. Le Criquet est alors aperçu et tout aussitôt enveloppé. Après quoi, le fil informateur est refait, remplaçant celui que je viens de rompre. Par ce chemin, l'Araignée rentre chez elle, traînant sa proie.

Ma voisine, la puissante Épeire angulaire, avec son télégraphe de trois mètres de longueur, me réserve mieux encore. Dans la matinée, il m'arrive de trouver sa toile, maintenant déserte, à peu près intacte, preuve que pendant la nuit la chasse n'a pas été bonne. La bête doit être en appétit. Avec l'amorce d'un gibier, parviendrai-je à la faire descendre de sa retraite élevée ?

J'empêtre dans la toile une pièce de choix, une Libellule, qui désespérément se débat et fait trembler tout le filet. L'autre, là-haut, quitte sa cachette dans la verdure du cyprès, descend par rapides enjambées le long de son fil télégraphique, vient à la Libellule, la ligote et tout aussitôt remonte chez elle par le même chemin, avec sa capture qui lui pendille sur les talons au bout d'un fil. La consommation de la pièce se fera dans la tranquillité du vert reposoir.

Quelques jours après, les conditions restant les mêmes, je recommence en coupant au préalable le fil avertisseur. En vain je fais choix d'une forte Libellule, gibier très remuant, en vain je patiente ; l'Araignée ne descend pas de toute la journée. Son télégraphe étant rompu, elle n'a pas avis de ce qui se passe là-bas, à trois mètres de profondeur. La pièce empêtrée reste sur place, non méprisée, mais non connue. Le soir, à la nuit close, l'Épeire quitte sa case, vient sur les ruines de sa toile, trouve la Libellule, et sur les lieux mêmes en fait curée. Après quoi le filet est renouvelé.

L'une des Épeires que l'occasion a soumises à mon examen simplifie le système, tout en conservant le mécanisme essentiel d'un fil transmetteur. C'est l'Épeire cratère (Epeira cratera Walck.), espèce printanière, qui se livre surtout à la chasse de l'Abeille domestique, sur les romarins fleuris.

A l'extrémité feuillée d'un rameau, elle se construit avec de la soie une sorte de conque ayant l'ampleur et la forme d'une cupule de gland. C'est là qu'elle se tient, la panse incluse dans la niche ronde, les pattes d'avant appuyées sur le bord et prêtes au bond. Cette pose est chère à la paresseuse, qui vient rarement stationner sur la toile, la tête en bas, comme le font les autres. Bien à l'aise dans le creux de sa coupe, elle attend la venue du gibier.

Sa toile, verticale d'après la règle des Épeires, possède assez belle ampleur et se trouve toujours très voisine de la cuvette où repose l'Araignée. De plus, elle est contiguë à cette cuvette par un prolongement anguleux, et dans cet angle est toujours compris un rayon que l'Épeire, assise pour ainsi dire dans son cratère, a constamment sous les pattes. Ce rayon, issu du centre commun où convergent les trépidations venues d'un point quelconque du réseau, est éminemment apte à renseigner l'Araignée. Il a double fonction : il fait partie de la rosace supportant les gluaux, il avertit l'Épeire par ses vibrations. Un fil particulier n'est plus ici nécessaire.

Les autres tendeuses, au contraire, habitant de jour une retraite éloignée, ne peuvent se passer d'un fil spécial qui les met en communication permanente avec la toile déserte. Toutes l'ont en effet, mais seulement lorsque l'âge est venu, l'âge ami du repos et des longues somnolences. Jeunes et alors très alertes, les Épeires ignorent l'art de la télégraphie. Du reste, leur toile, ouvrage fugace dont il ne reste presque rien le lendemain, ne comporte pas semblable industrie. Il est inutile de se mettre en frais d'un appareil avertisseur pour un piège ruiné où ne se prendra plus rien. Seules les vieilles, méditant ou somnolant dans leur pavillon de verdure, sont averties à distance, au moyen d'un fil télégraphique, de ce qui se passe sur la toile.

Pour s'exempter d'une surveillance qui deviendrait pénible à force d'être assidue, pour se reposer tranquille et connaître les événements même en tournant le dos, au filet, l'embusquée a constamment le fil télégraphique sous la patte. De mes observations sur semblable sujet, relatons celle-ci, suffisante à nous renseigner.

Une Épeire angulaire, des mieux bedonnantes, a filé sa toile entre deux Lauriers Tins, sur une largeur de près d'un mètre. Le soleil donne sur le piège, quitté bien avant l'aube. L'Araignée est dans son manoir diurne, qu'il est aisé de trouver en suivant le fil télégraphique. C'est une casemate de feuilles mortes, rapprochées à l'aide de quelques brins de soie. Le refuge est profond ; l'Araignée y disparaît en entier, moins la rotondité de l'arrière-train, qui fait barrière à l'entrée de la cachette.

Ainsi plongée de l'avant dans le fond de sa hutte, l'Épeire ne voit certainement pas sa toile. Posséderait-elle une bonne vue au lieu d'être myope, elle est dans l'impossibilité absolue de suivre du regard l'arrivée de la proie. A cette heure d'illumination vive, renoncerait-elle à la chasse ? Pas du tout. Regardons encore.

Merveille ! L'une des pattes postérieures est tendue hors de la cabane de feuillage, et juste à l'extrémité de cette patte aboutit le fil avertisseur ! Qui n'a pas vu l'Épeire en cette posture, le télégraphe en main, ignore l'une des plus curieuses ingéniosités de la bête. Qu'un gibier survienne, et la somnolente, aussitôt mise en émoi par la patte réceptrice des vibrations, s'empresse d'accourir. Un Criquet que je dépose moi-même sur le filet lui vaut cette agréable alerte et ce qui s'ensuit. Si elle est satisfaite de sa capture, je le suis encore plus de ce que je viens d'apprendre.

L'occasion est trop belle pour ne pas savoir, en de meilleures conditions d'accès, ce que m'a déjà montré l'habitante des cyprès. Le lendemain, je coupe le fil télégraphique, long cette fois d'une brassée et tenu comme hier de l'une des pattes postérieures tendue hors de la cabane. Je dépose alors sur la toile proie double, Libellule et Criquet. Celui-ci lance des ruades avec ses longs tibias éperonnés, l'autre frémit des ailes. La toile est agitée de telle façon que, tout à côté de la niche de l'Épeire, quelques feuilles de l'arbre remuent, mises en branle par les fils de la charpente en rapport avec elles.

Et ce tremblement, même dans un étroit voisinage, n'émeut du tout l'Araignée, ne la fait pas se retourner pour s'informer de ce qui se passe. Du moment que son cordon avertisseur ne fonctionne plus, elle ne sait plus rien des faits. De tout le jour elle ne bouge. Le soir, vers les huit heures, elle sort pour tisser la nouvelle toile, et trouve enfin la riche aubaine qu'elle a ignorée jusqu'ici.

Un mot encore. La toile est bien des fois agitée par le vent. Les diverses pièces de la charpente, secouées et tiraillées par les remous de l'air, ne peuvent manquer de transmettre leur ébranlement au fil avertisseur. Néanmoins, l'Araignée ne sort pas de la hutte, indifférente aux commotions du réseau. Son appareil est donc mieux qu'une sorte de cordon de sonnette qui tire et propage l'impulsion ; c'est un téléphone capable de transmettre, comme le nôtre, les frémissements moléculaires origine du son. Agrippant d'un doigt son fil téléphonique, l'Araignée écoute de la patte ; elle perçoit les vibrations intimes ; elle distingue ce qui est vibration venue d'un captif et ce qui est simple secousse déterminée par le vent.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème série, chapitre 9.