LES ÉPEIRES
LE PIÈGE A GLUAUX

Le réseau spiral des Épeires a des combinaisons d'effroyable science. Donnons de préférence notre attention à celui de l'Épeire fasciée ou bien à celui de l'Épeire soyeuse, observables l'un et l'autre dès le matin dans leur pleine fraîcheur.

A la simple vue, le fil qui les compose diffère de celui de la charpente et des rayons. Il miroite au soleil, paraît noduleux et donne l'idée d'un chapelet d'atomes. L'observer avec la loupe sur la toile même n'est guère praticable, à cause de l'agitation du tissu, qui tremblote au moindre souffle. En passant une lame de verre sous la nappe et la soulevant, j'emporte quelques tronçons du fil à étudier, tronçons qui restent fixés sur le verre en lignes parallèles. Maintenant loupe et microscope peuvent intervenir.

Le spectacle est stupéfiant. Ces fils, touchant aux confins du visible et de l'invisible, sont des torsades à tours très serrés, semblables à ces enroulements élastiques que notre industrie prépare avec des fils de laiton. De plus, ils sont creux. L'infiniment subtil est un tube, un canal plein d'une humeur visqueuse pareille à une forte dissolution de gomme arabique. Cette humeur, je la vois s'épancher en traînée diaphane par les extrémités rompues. Sous la pression de la mince lamelle qui les recouvre sur le porte-objet du microscope, les torsades s'étirent, deviennent des rubans tordus, parcourus d'un bout à l'autre, en leur milieu, par un trait sombre qui est la capacité vide.

A travers la paroi de ces fils tubulaires, roulés en lignes torses, l'humeur contenue doit suinter petit à petit et de la sorte rendre le réseau visqueux. Il l'est, en effet, et de façon à provoquer la surprise. D'une fine paille, je touche à plat trois ou quatre échelons d'un secteur. Si doux que soit le contact, l'adhérence est soudaine. Avec la paille soulevée, les fils viennent, s'étirent, doublent et triplent leur longueur à la façon d'un fil de gomme élastique. Enfin, trop tendus, ils se détachent sans rupture, ils se rectifient de nouveau dans leur position première. Ils s'étirent en déroulant leur torsade, ils se raccourcissent en l'enroulant de nouveau ; enfin ils deviennent adhésifs en se vernissant de l'humeur visqueuse dont ils sont pleins.

En somme, le fil spiral est un tube capillaire comme jamais notre physique n'en possédera d'aussi menus. Il est roulé en torsade afin d'avoir une élasticité qui lui permette, sans se rompre, de se prêter aux tiraillements du gibier capturé ; il tient en réserve dans son canal une provision de viscosité, afin de renouveler par une incessante exsudation les vertus adhésives de la surface à mesure que l'exposition à l'air les affaiblit. C'est tout naïvement merveilleux.

L'Épeire ne chasse pas aux lacets, elle chasse aux gluaux. Et quels gluaux ! Tout s'y prend, même l'aigrette de pissenlit qui mollement les effleure. Néanmoins l'Épeire, en rapport continuel avec sa toile, ne s'y prend pas. Pourquoi ?

Rappelons d'abord que l'Araignée s'est ménagé au milieu de son piège une aire dans la structure de laquelle n'entre pas le fil spiral visqueux. Nous avons vu que ce fil s'arrête brusquement à quelque distance du centre. Il y a là, dans une étendue qui sur les grandes toiles représente à peu près la paume de la main un tissu formé de rayons et du commencement de la spirale auxiliaire, tissu neutre où la paille exploratrice n'obtient nulle part adhésion.

En cette région centrale, aire de repos, et uniquement là, stationne l'Épeire, attendant des journées entières l'arrivée du gibier. Si intime et si prolongé que soit son contact avec cette partie de la nappe, elle ne court le risque de s'y engluer, l'enduit visqueux manquant, ainsi que la structure torse et tubulaire, dans toute la longueur des rayons et dans toute l'étendue de la spire auxiliaire. Un fil simple, rectiligne et plein compose ces pièces, de même que le reste de la charpente. Mais lorsqu'une proie vient de se prendre, souvent tout au bord de la toile, il faut vite accourir pour la ligoter et maîtriser ses efforts de délivrance. L'Araignée marche alors sur son réseau, et je ne m'aperçois pas qu'elle en éprouve le moindre embarras. Les gluaux même ne sont pas soulevés par le déplacement des pattes.

En mon jeune temps, lorsque nous allions, en bande, le jeudi, essayer de prendre un chardonneret dans les chènevières, avant d'enduire de glu les vergettes, on se graissait les doigts avec quelques gouttes d'huile, pour ne pas s'empêtrer dans la viscosité. L'Épeire connaîtrait-elle le secret des corps gras ? Essayons.

Je frotte ma paille exploratrice avec du papier légèrement huilé. Appliquée sur le fil spiral de la toile, maintenant elle n'adhère plus. Le principe est trouvé. Sur une Épeire vivante, je détache une patte. Mise telle qu'elle est en contact avec les gluaux, elle n'y adhère pas mieux que sur les cordages neutres, rayons et pièces de la charpente. Il fallait s'y attendre, d'après l'immunité générale de l'Araignée.

Mais voici qui change à fond le résultat. Je mets cette patte macérer, un quart d'heure dans du sulfure de carbone, dissolvant par excellence des corps gras. Avec un pinceau imbibé de ce liquide, je la lave soigneusement. Cette lessive faite, la patte s'englue très bien au fil captateur, et y adhère tout autant que le ferait le premier objet venu, la paille non huilée par exemple.

Ai-je rencontré juste en considérant une matière grasse comme le préservatif de l'Épeire exposée aux perfidies de sa rosace de gluaux ? L'action du sulfure de carbone semble l'affirmer. Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que pareille matière, si fréquente dans l'économie animale, ne vernisse très légèrement l'Araignée par le seul fait de la transpiration. Nous nous frottions les doigts d'un peu d'huile pour manier les baguettes où devait se prendre le chardonneret ; de même l'Épeire se vernit d'une sueur spéciale pour opérer en tout point de sa toile sans crainte des gluaux.

Cependant une station trop prolongée sur les fils visqueux aurait des inconvénients. A la longue, un contact continuel avec ces fils pourrait amener certaine adhésion et gêner l'Araignée, qui doit conserver toute sa prestesse pour courir sus à la proie avant qu'elle ne se dégage. Aussi dans la structure du poste aux interminables attentes, n'entre-t-il jamais des fils glutineux.

C'est uniquement dans son aire de repos que l'Épeire se tient, immobile et les huit pattes étalées, prêtes à percevoir tout ébranlement de la toile. C'est encore là qu'elle prend sa réfection, souvent d'une longue durée, lorsque la pièce saisie est copieuse ; c'est là qu'après l'avoir liée et mordillée, elle traîne toujours sa proie au bout d'un fil, afin de l'y consommer à l'aise, sur une nappe non visqueuse. Comme poste de chasse et comme réfectoire, l'Épeire s'est ménagé une aire centrale exemple de glu.

Quant à cette glu, il n'est guère possible d'en étudier les caractères chimiques, à cause de sa faible quantité. Le microscope nous la montre s'épanchant des fils rompus sous forme d'une traînée hyaline, quelque peu granuleuse. L'expérience que voici nous en apprend davantage.

Avec une lame de verre passée à travers la toile, je cueille une série de gluaux qui restent fixés en traits parallèles. Je couvre cette lame d'une cloche reposant sur une couche d'eau. Bientôt, dans cette atmosphère saturée d'humidité, les fils s'enveloppent d'une gaine aqueuse qui, petit à petit, s'accroît et devient coulante. Alors la configuration en torsade a disparu, et dans le canal du fil se voit un chapelet d'orbes translucides, c'est-à-dire une série de gouttelettes d'extrême finesse.

Au bout de vingt-quatre heures, ces fils ont perdu leur contenu et se trouvent réduits à des traits presque invisibles. Si je dépose alors sur le verre une goutte d'eau, j'obtiens une dissolution visqueuse comme m'en donnerait une parcelle de gomme arabique. La conclusion est évidente : la glu des Épeires est une substance très hygrométrique. Dans une atmosphère saturée d'humidité, elle s'imprègne abondamment et filtre par exsudation à travers la paroi des fils tubulaires.

Ces données nous expliquent certains faits relatifs au travail de la toile. L'Épeire fasciée et l'Épeire soyeuse adultes s'occupent du tissage à des heures très matinales, bien avant l'aube. Si l'air devient brumeux, il leur arrive de laisser l'ouvrage inachevé ; elles édifient la charpente générale, tendent les rayons, décrivent même la spirale auxiliaire, pièces qui sont toutes inaltérables par un excès d'humidité ; mais elles se gardent bien de travailler aux gluaux, qui, imprégnés par le brouillard, se résoudraient en loques visqueuses et perdraient leur efficacité en se délavant. Le filet commencé s'achèvera la nuit suivante, si l'atmosphère est propice.

Si la haute hygrométrie du fil captateur a des inconvénients, elle a surtout des avantages. Les deux Épeires, chassant de jour, affectionnent les chaudes expositions, violemment ensoleillées, où les Criquets se complaisent. Sous les torridités de la canicule, à moins de dispositions spéciales, les gluaux seraient donc exposés à se dessécher, à se racornir en filaments inertes et rigides. C'est tout le contraire qui arrive. Aux heures les plus brillantes, ils se maintiennent toujours souples, toujours élastiques et de mieux en mieux adhésifs.

Comment cela ? Par le seul fait de leur puissante hygrométrie. L'humidité dont l'air n'est jamais dépourvu lentement les pénètre ; elle délaye au degré requis l'épais contenu de leurs tubes et le fait transsuder au dehors, à mesure que s'épuise la viscosité précédente. Quel oiseleur serait capable de rivaliser avec l'Épeire dans l'art des gluaux ? Que de savante industrie pour capturer une Phalène !

Et puis, quelle fougue de fabrication ! Connaissant le diamètre de l'orbe et le nombre de tours, il est aisé de calculer la longueur totale de la spire à gluaux. On trouve ainsi qu'en une séance, toutes les fois qu'elle refait sa toile, l'Épeire angulaire produit une vingtaine de mètres de fil visqueux. L'Épeire soyeuse, plus habile, en produit une trentaine. Or, pendant deux mois l'Épeire angulaire, ma voisine, a renouvelé son piège presque chaque soir. Dans cette période, elle a manufacturé plus d'un kilomètre de ce fil tubulaire qui se roule en torsade serrée et se gonfle de glu.

J'aimerais qu'un anatomiste mieux outillé que je ne le suis, et doué d'une vue moins fatiguée que la mienne, nous expliquât le travail de la merveilleuse corderie. Comment la matière à soie se moule-t-elle en tube capillaire ; comment ce tube s'emplit-il de glu et se dispose-t-il en torsade serrée ? Et comment encore la même tréfilerie fournit-elle des fils communs, travaillés en charpente, en mousseline, en satin ; puis une fumée rousse dont se gonfle la sacoche de l'Épeire fasciée ; puis les galons noirs tendus en méridiens sur la même sacoche ? Que de produits venus de cette curieuse usine, la panse d'une Araignée ! Je vois les résultats sans parvenir à comprendre le fonctionnement de la machine. Je livre le problème aux maîtres du scalpel et du microtome.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème série, chapitre 8.