LE KERMES DE YEUSE

Avec le nid, supérieure expression des industries maternelles, rivalisent d'autres méthodes éducatrices, parfois d'admirable tendresse. La Lycose traîne, appendue aux filières, la sacoche des oeufs, qui lui bat les jarrets : la moitié de l'année elle porte et promène sur l'échine ses petits assemblés en groupe, touffu. Pareillement, le Scorpion garde les siens sur le dos il les y laisse prendre des forces une quinzaine de jours, jusqu'au moment de l'émancipation. En suant de la cire blanche, la Dorthésie se fait au bout du ventre un exquis manchon où les jeunes éclosent, se parent de houppes cotonneuses et doucement se mûrissent pour l'exode. La moelleuse cabine, ouverte d'un pertuis, donne issue aux reclus, un par un, à mesure qu'ils sont capables de s'établir sur l'euphorbe nourricière.

Un humble parmi les humbles, le Kermès de l'yeuse, a trouvé mieux encore ; la mère, devenue forteresse inexpugnable, lègue à sa famille, comme berceau, sa peau durcie en bastion d'ébène.

En mai, inspectons patiemment, aux chaudes expositions, les menus rameaux de l'yeuse ou chêne vert. Visitons aussi l'arbuste revêche, à petites feuilles piquantes, connu du paysan provençal sous le nom d'avàus, et des botanistes sous celui de chêne kermès. Cette misérable broussaille, que l'on franchit d'une enjambée, est un chêne en effet, un chêne pour de bon, comme le prouvent ses beaux glands enchâssés dans une âpre capsule. Nous y ferons récolte aussi bien que sur l'yeuse. Mais laissons le chêne ordinaire, le rouvre ; nous n'y trouverions rien de ce que nous cherchons aujourd'hui. Seuls, les deux premiers sont à explorer.

Nous y verrons, un peu de-ci, un peu de-là, jamais en abondance, des globules d'un noir luisant et de la grosseur d'un pois médiocre. Voilà le Kermès, un insecte des plus étranges. Cela, un animal ? Qui n'est pas au courant de la chose ne s'en douterait guère ; il prendrait l'objet pour une baie, pour une sorte de groseille noire. L'erreur serait d'autant plus facile que, mis sous la dent, le globule craque et donne douce saveur relevée d'un peu d'amertume.

Et ce fruit presque délicieux est un animal, nous affirme-t-on, un insecte. Voyons cela de près, avec la loupe. On cherche une tête, un ventre, des pattes. De tête, il n'y en a pas absolument ; de ventre et de pattes, non plus ; le tout est une sorte de grosse perle digne de la joaillerie commune obtenue avec le jais. Y a-t-il au moins une segmentation, certificat de l'insecte ? Point. L'objet est lisse à l'égal de l'ivoire poli. Y a-t-il quelques frémissements, quelques indices d'une aptitude à se mouvoir ? Point. Le caillou n'est pas mieux inerte.

Peut-être trouverons-nous à la face inférieure du globule, dans la partie en contact avec le rameau, quelques traces de structure animale. L'objet se détache aisément et sans rupture, à la façon d'une baie. La base est un peu déprimée et enfarinée d'une matière blanche cireuse qui fait office de mastic et donne adhérence. Par un séjour de vingt-quatre heures dans l'alcool, cette matière se dissout et laisse à découvert la région qu'il s'agit d'examiner.

La loupe inspecte scrupuleuse ; elle ne parvient pas à découvrir sur cette base des pattes, des grappins, si menus soient-ils, qui serviraient à fixer l'animal. Elle ne découvre pas non plus de suçoir qui, implanté dans l'écorce, humerait la sève, nourriture indispensable. Moins lisse que le dos, cette partie est aussi nue que le reste. On dirait, en vérité, que le Kermès adhère au rameau par simple encollement et n'a pas avec lui d'autres rapports.

Cela ne peut être. La perle noire se nourrit ; elle grossit ; sans discontinuer elle verse au dehors un produit qui semble venir de l'atelier d'un liquoriste. Pour suffire à de telles dépenses, il lui faut, tout au moins, un rostre perforateur de l'écorce juteuse. Elle l'a certainement, mais si menu que ma vue fatiguée ne parvient pas à le discerner. Au moment où je détache le Kermès de son support, peut-être l'outil d'abreuvage se contracte-t-il et rentre en lui-même au point de devenir invisible.

Dans l'hémisphère tourné vers le bas du rameau, le globule s'excave en large sillon qui occupe la majeure part du demi-méridien. A l'extrémité inférieure de ce sillon, sur les confins de la base d'appui, bâille un pertuis en forme d'étroite boutonnière. Par là seulement le Kermès est en rapport avec le monde extérieur. C'est une porte à services multiples, fonctionnant tout d'abord en fontaine de sirop.

Cueillons quelques rameaux d'yeuse peuplés de Kermès, et mettons-les tremper dans un verre d'eau par le bout sectionné. Quelque temps, le feuillage se maintiendra frais, condition suffisante au bien-être de l'insecte. Nous ne tarderons pas à voir sourdre du pertuis en boutonnière une humeur incolore et limpide qui, dans une paire de jours, s'amasse en une goutte pareille de volume au bidon d'où elle suinte. Devenue trop lourde, la goutte tombe, mais sans ruisselet sur le Kermès, car l'orifice d'écoulement est en arrière. Une autre aussitôt commence à se former. La fontaine n'est pas intermittente, elle est perpétuelle ; sans interruption, elle pleure sa larme.

Du bout du petit doigt cueillons le pleur de l'alambic et dégustons. Délicieux ! Comme arôme et saveur, c'est, de bien peu s'en faut, l'équivalent du miel. Si le Kermès se prêtait à l'éducation en grand nombre, ainsi qu'à la récolte aisée de son produit, nous aurions en lui un précieux fabricant de sucrerie. Il est réservé à d'autres de l'exploiter avec passion.

Ces autres sont les Fourmis, patientes récolteuses. Elles accourent au Kermès encore mieux qu'au Puceron. Ce dernier est avare de son ambroisie ; il faut longtemps le solliciter, lui chatouiller la panse avant d'en obtenir une toute petite lampée, au bout des cornicules. Le Kermès est un prodigue. De son plein gré, à tout moment, il laisse qui veut s'abreuver à sa tonne, et c'est par flots qu'il fait largesse de sa liqueur.

Aussi les Fourmis s'empressent-elles auprès du distillateur ; elles font galerie; des trois, des quatre à la fois, elles pourlèchent l'embouchure du bidon. Si haut que soit installé le Kermès dans la frondaison du chêne vert, elles savent le trouver à merveille. Lorsque j'en vois une qui grimpe délibérément, je n'ai qu'à la suivre du regard ; elle me conduit tout droit au cabaret noir. Elle est mon guide infaillible lorsque, tout jeune encore, le Kermès échapperait, par sa petitesse, aux recherches de la vue non avertie. Les très petits tiennent buvette, eux aussi, et sont dès lors achalandés comme les gros.

Sur l'arbre, en pleine liberté des champs, l'assiduité des Fourmis, cueillant le sirop à mesure qu'il suinte, ne permet guère d'évaluer la richesse de la source. Le rond tonnelet, incessamment mis à sec, donne à peine signe de mouillure autour de sa bonde. Il faut l'isolement d'un rameau, loin des buveurs, pour bien juger de l'ampoule à nectar. Alors, en l'absence des Fourmis, on voit la liqueur s'amasser assez vite en une goutte surprenante de volume. L'humeur extravasée dépasse la capacité du vase, et l'écoulement continue, aussi nourri que jamais. La fabrique de sirop est en permanence ; quand il n'y en a plus, il y en a encore.

Les Fourmis pratiquent l'élevage des Pucerons, leurs bêtes à lait. Quelles vacheries ne feraient elles pas, de produit incomparablement rémunérateur, si le Kermès de l'yeuse permettait l'éducation en parc ! Mais il est isolé, peu nombreux d'ailleurs et de déménagement impraticable. Enlevé de sa station, il périt, impuissant à se fixer autre part. Les Fourmis l'exploitent donc tel quel, sans la moindre tentative d'en faire troupeau dans un chalet de feuillage. Leur industrie, sagement, recule devant l'impossible.

Dans quel but ce nectar, si copieux et si bien apprécié des connaisseurs ? Coulerait-il à l'intention des Fourmis ? Pourquoi pas, après tout ? Du fait de leur nombre et de leur activité d'amasseuses, elles remplissent un rôle de haute portée dans le pique-nique général des vivants. Pour prix de leurs services, leur ont été octroyés le pis corniculaire du Puceron et la fontaine du Kermès.

En fin mai, cassons l'ampoule noire. Sous l'enveloppe, dure et friable, une anatomie sommaire nous montre des oeufs, rien autre que des oeufs. On s'attendait au matériel d'un liquoriste, à des rangées de cucurbites ; on trouve un encombrant ovaire. Le Kermès n'est guère autre chose qu'un coffre bourré de germes.

Les oeufs sont blancs et assemblés, au nombre d'une trentaine environ, par petits groupes ou têtes dont les grains, sous le rapport de l'arrangement, rappellent les amas d'akènes d'une renoncule. Des houppes de très fines trachées cernent les glomérules et les entourent d'un inextricable fouillis qui rend impossible un dénombrement exact. Une approximation grossière donne la centaine. Le total des oeufs serait donc de quelques milliers.

Que veut faire le Kermès de cette prodigieuse descendance ? Alchimiste du manger général, il fait comme tant d'autres, parmi les humbles, préposés à l'élaboration des molécules nutritives ; il conjure, au moyen du nombre excessif, l'extermination dont il est menacé. De sa liqueur, il abreuve délicieusement la Fourmi, hôte importun peut-être, mais non dangereux ; d'autre part, de ses oeufs il alimente un consommateur qui amènerait l'extinction du Kermès, s'il n'était soumis lui-même à sévère émondage.

Il m'est arrivé de trouver à l'ouvrage l'amateur d'omelettes. C'est un vermisseau de rien, qui va rampant d'un glomérule à l'autre et vide les oeufs encore contenus dans leur gaine natale. D'ordinaire il est seul ; parfois il a des compagnons, deux, trois et davantage. Dix est le plus grand nombre fourni à mes données par les trous de sortie.

Comment est-il parvenu dans le coffre-fort, de partout blindé de corne impénétrable ? A coup sûr, il a été introduit en germe par la voie de la boutonnière d'où pleure le sirop. Une mère est survenue qui, trouvant le pertuis, a pris une lampée, puis, se retournant, a plongé son oviducte. Sans violence, voici l'ennemi dans la citadelle.

Il appartient à la tribu des Chalcidiens, zélés fouilleurs d'entrailles. Très expéditif en besogne, il acquiert la forme adulte et sort de la coque dans les premières semaines de juin. C'est un géant par rapport aux fils du Kermès ; il a deux millimètres. L'étroite lucarne par où s'est faite l'introduction du germe ne pouvant plus maintenant lui donner passage, le reclus, de sa dent acérée et patiente, s'ouvre une porte de sortie à travers la paroi, si bien que la coque est finalement percée d'autant d'ouvertures rondes qu'il y avait de convives. Eux partis, le coffret est vide ; rien ne reste de la plantureuse omelette.

Ce ravageur d'ovaires est d'un noir-bleu foncé. Des ailes sombres, concaves, étroitement rabattues en manière de mantelet élytral, lui donne une vague apparence de coléoptère. Tête aplatie, débordant de droite et de gauche le corselet ; mandibules puissantes comme il convient pour forer la coriace muraille. Antennes longues, sans cesse vibrantes, coudées, un peu renflées au bout et ornées d'un anneau blanc. Courtaude et trapue, prestement la bestiole trottine ; elle se lustre les ailes ; se brosse les antennes, tout heureuse d'avoir vidé le ventre d'un Kermès. A-t-elle un nom dans nos catalogues ? Je l'ignore et me soucie médiocrement de le savoir. Une étiquette en latin barbare ne renseignerait pas mieux le lecteur que ne le font quelques lignes d'histoire.

Juin touche à sa fin. Depuis quelque temps a cessé le suintement sucré ; les Fourmis ne viennent plus à la buvette, signe de changements profonds à l'intérieur. Le dehors cependant ne s'est pas modifié. C'est toujours le globule noir et luisant, ferme et lisse, bien fixé sur sa base blanchie de cire. De la pointe du canif fracturons la boîte d'ébène, au pôle supérieur, à l'opposite de l'empâtement d'appui. Sa paroi est dure et cassante tout autant que l'élytre d'un Scarabée. A l'intérieur rien ne reste de la pulpe juteuse ; le contenu consiste en une aride farinette, mélange d'atomes blancs et d'atomes roux.

Recueillons cette poudre dans un petit tube de verre, armons-nous la vue d'une loupe et regardons. La chose est étourdissante d'aspect. Cette poussière grouille, cette cendre vit, et en tel nombre qu'un essai de supputation épouvante. C'est la cohue de l'innombrable. Pour la sauvegarde d'un pou, la fécondité n'a pas de limites.

A leur couleur blanche se reconnaissent des oeufs non encore mûrs pour l'éclosion. En cette fin de juin, ce sont les moins nombreux. Les autres, colorés par l'animalcule inclus, sont d'un roux clair ou d'un jaune orangé. Ce qui domine, c'est un amas d'atomes blancs, dépouilles chiffonnées des oeufs éclos.

Or, ces loques sont arrangées par capitules rayonnants, exactement comme l'étaient les germes dans les glomérules de l'ovaire. Ce détail nous apprend qu'il n'y a pas de ponte, c'est-à-dire que les oeufs n'ont pas été conduits non seulement hors des flancs de la mère, mais encore en un point spécial de l'enceinte délimitée par la carapace, leur commun toit protecteur ; ils sont éclos aux lieux mêmes de leur formation. Les grappes ovigères, restant telles quelles d'arrangement et de situation, sont devenues des bouquets de petits.

Les Psychés nous ont déjà fourni un exemple de cette curieuse genèse qui dispense la mère de la ponte et fait éclore la famille aux points occupés par les oeufs. Rappelons-nous l'informe papillonne, misérable d'aspect encore plus que la chenille. Elle se retire dans sa dépouille chrysalidaire et s'y dessèche, toute gonfle d'oeufs dont l'éclosion se fera sur place. La mère Psyché devient une aride sacoche d'où la famille sortira vivante. C'est aussi le cas du Kermès.

J'assiste à la naissance. Les nouveau-nés s'agitent pour émerger de leurs enveloppes. Beaucoup y parviennent en laissant aux points d'attache et dans l'arrangement rayonné la fine dépouille de l'oeuf. D'autres, non moins nombreux, arrachent du groupe leur fourreau et le traînent longtemps, appendu à l'arrière. L'adhérence est telle que l'animalcule peut franchir l'huis de la coque avec sa dépouille et achever de se libérer hors du logis. Aussi trouve-t-on sur le rameau natal, à quelque distance de la pilule mère, de nombreuses défroques blanches qui, si l'on n'avait suivi de près la marche des événements, feraient croire à une éclosion effectuée hors du Kermès. Ces pellicules extérieures sont mensongères ; toute la famille éclôt au dedans du coffret.

Après avoir recueilli la poussière animée dont elle est maintenant remplie, donnons un coup d'oeil à la boîte d'ébène. La capacité en est divisée en deux étages par une cloison transversale, subtile relique de l'animal desséché. La substance individuelle du Kermès était si peu de chose qu'une délicate pellicule la représente maintenant. Le reste de la masse incluse dans la coque appartenait aux ovaires. L'étage supérieur est donc occupé par les nouveau-nés, non moins bien que l'étage inférieur.

De ce dernier compartiment, il est aisé de sortir quand vient l'heure de l'exode ; à la base, une porte est ouverte, toujours béante ; c'est la fissure en forme de boutonnière. Mais comment s'en aller de l'étage d'en haut, séparé de l'autre par une cloison ? Les petits sont si débiles, si menus, qu'ils ne viendraient jamais à bout de crever la membrane. Regardons mieux. La cloison est percée au milieu d'une lucarne ronde. Les habitants de l'étage inférieur ont directement à leur service l'huis de l'habitacle, la boutonnière de sortie ; ceux de l'étage supérieur y parviennent au moyen du trou de leur plancher. Superbe prévenance du mécanisme de la dessiccation : la mère Kermès, tarie en plancher pelliculaire, se perce d'un judas dans lequel la moitié de la famille périrait prisonnière.

Par sa petitesse, la bestiole échappe, de guère s'en faut, à la vue ordinaire. Une bonne loupe nous la montre comme un minuscule pou de contour ovalaire, plus atténué en arrière qu'en avant et coloré d'un roux tendre. Six pattes très actives. Le futur immobile, le parfait inerte, débute par la marche trottinante. Deux longues antennes en vibration ; en arrière, deux cirrhes allongés et diaphanes, échappant au regard si l'on n'y met une attention soutenue. Deux points noirs oculaires.

Dans le petit tube de verre où je l'observe, l'animalcule se montre très affairé. Il vagabonde, les antennes étalées et oscillantes ; il grimpe, descend, remonte, se promène de long en large en culbutant sur son passage les pellicules chiffonnées des oeufs vides. Il est en préparatifs de départ, cela se voit. L'atome veut aller courir le vaste monde. Que lui faut-il ? Apparemment un rameau de l'arbre nourricier. J'ai veillé à ce besoin.

Dans l'enclos est un chêne vert, un seul, vigoureux arbuste de trois à quatre mètres d'élévation. Vers le milieu de juin, l'apparition des jeunes commençant, j'y fixe une trentaine de Kermès non séparés de la ramille qui les porte.

Malgré tous mes soins, il ne sera pas aisé de suivre les pérégrinations de la famille du Kermès, si elle se disperse sur l'yeuse, comme je le présume. Le voyageur est trop petit, et le pays trop vaste. D'ailleurs, les sommités de l'arbuste, l'examen à la loupe, feuille par feuille, ramuscule par ramuscule, est impraticable et lasserait toute patience.

Quelques jours après, je visite ce qui est à ma portée. Des sorties ont eu lieu, et nombreuses, comme l'attestent les pellicules blanches laissées en chemin. Quant aux jeunes, je n'en vois nulle part, ni sur l'écorce des rameaux ni sur les feuilles. Auraient-ils tous gagné les cimes inaccessibles de l'yeuse ? Seraient-ils ailleurs ? Première question à résoudre, et dans des conditions, où les émigrants ne puissent échapper à mes regards.

Dans des pots à fleurs, garnis de terreau provenant de feuilles décomposées, je transplante de jeunes yeuses d'un empan ou deux de hauteur. Sur les rameaux de chaque plant, je fixe avec une gouttelette de gomme, cinq ou six Kermès, en ayant bien soin de ne pas obstruer le pertuis de sortie. Le petit bosquet artificiel est déposé à l'abri des violences du soleil, dans mon cabinet, en face d'une fenêtre.

Le 2 juillet, j'assiste à une sortie. Au plus fort de la chaleur, vers les deux heures, la vermine quitte son bastion en essaim innombrable. Les jeunes Kermès franchissent, empressés, la porte cochère du logis, la fente en boutonnière ; beaucoup traînent à l'arrière la défroque de l'oeuf. Ils stationnent un moment sur le dôme du globule, puis se dispersent sur les ramuscules voisins. Divers montent et parviennent à la cime du plant, sans paraître bien satisfaits de leur ascension ; divers descendent le long de la tige, de façon qu'il m'est impossible de soupçonner vers quel but la troupe se dirige. Il y a là peut-être un moment de trouble dû aux joies des premiers pas dans l'étendue libre ; l'animalcule erre à l'aventure, livré aux allégresses de l'émancipation. Laissons faire, et le calme viendra.

Le lendemain, en effet, je ne trouve plus un seul pou sur l'yeuse ; tous sont descendus sur la terre noire du pot, non loin de la tige. Cette terre, récemment arrosée, est gonfle des sapidités du feuillage pourri et réduit en poussière. Là, sur une étendue guère plus large que l'ongle, les bestioles se sont rassemblées en dense troupeau. Pas une ne remue, tant elles paraissent satisfaites de leur pacage, ou plutôt de leur abreuvoir. Elles me semblent prendre réfection, immobilisées par le bien-être.

Je viens en aide à leur félicité. Pour maintenir l'emplacement frais et donner un peu d'ombre, je couvre l'abreuvoir de quelques feuilles mortes d'yeuse, ramollies au préalable dans un verre d'eau. Et maintenant, mes petits poux, tirez-vous d'affaire à votre guise ; je ne peux rien d'autre pour vous.

Je viens d'apprendre un point essentiel de votre histoire, un détail sans lequel tout le reste de mes recherches n'avait aucune chance d'aboutir. Mes soupçons du début, très rationnels du reste, étaient mal fondés. Au lieu de s'établir sur l'yeuse, à l'exemple de la mère, les jeunes descendent à terre, au pied de l'arbre natal. Ils y trouvent, dans la mousse et les feuilles mortes, un abri plus ou moins frais qui les restaure de ses exsudations, du moins au début.

Et plus tard, de quoi vivent-ils ? — Je ne suis pas en mesure de le dire. Cinq à six jours, je les vois stationner en troupeau au même point. Nul ne s'écarte du groupe, nul ne descend, dans le terreau. Puis le nombre diminue ; petit à petit tous disparaissent, évaporés pour ainsi dire, revenus à ce rien qu'ils avoisinaient de si près. L'assemblée d'atomes n'a pas laissé de traces.

Apparemment le pot à fleurs planté d'un chêne vert ne remplissait pas bien les conditions de prospérité. Il eût fallu en même temps du gazon, du gramen à rhizomes, enfin un fouillis de végétation herbacée, riche de radicelles peu profondes, où les petits Kermès auraient implanté leur suçoir. Est-ce bien cela ?

Je m'en informe dans la campagne, au pied des yeuses que j'avais reconnues bien peuplées en mai. Les familles de poux sont là certainement, dans un médiocre rayon d'étendue, car les chétives bestioles sont incapables d'un voyage lointain. Je scrute la végétation variée occupant le sol autour de l'arbre ; je fouille, j'extirpe, et patiemment, la loupe en main, j'examine une par une les racines et les souches arrachées. Continuée à bien des reprises, tant en hiver qu'en automne, la pénible investigation n'aboutit pas ; l'animalcule est introuvable.

L'année suivante, au retour du printemps, je devais apprendre que la présence d'une végétation au pied de l'arbre n'est pas nécessaire. Revenons à l'yeuse de l'enclos. J'avais garni sa frondaison d'une trentaine de Kermès parvenus à maturité. Il en était sorti, par caravane, une multitude d'émigrants. Or, au pied de l'yeuse, ainsi qu'à la ronde dans une étendue de quelques pas, le sol est parfaitement nu. Aucun brin de gazon ou d'herbage quelconque ne pousse en ce recoin expurgé récemment par la bêche. Quant aux racines de l'yeuse elle-même, il est inutile, ce me semble, d'en tenir compte : elles sont à des profondeurs où l'animalcule ne peut les atteindre.

Et cependant, en mai, l'arbuste, jusque-là exempt de Kermès, se peuple de pilules noires. Mon semis a prospéré. Les bestioles issues des coques ont passé la mauvaise saison dans le sol et sont revenues sur l'arbre au retour des chaleurs pour s'y transformer en globules. De quoi ont-elles vécu dans ce terrain ingrat, où pas une radicelle ne se trouve ? Probablement de rien.

Elles descendent à terre, plutôt en recherche d'un gîte que d'un réfectoire. Contre la rudesse de l'hiver, leur refuge est bien précaire s'il consiste, comme tout semble le dire, en quelques fissures dans un grain terreux, non loin de la surface. Par le fait des intempéries, combien il doit en disparaître, de ces mal protégés ! Aux ravages des mangeurs d'oeufs à la coque s'adjoignent, plus terribles, ceux de la mauvaise saison ; aussi, pour conserver un, le Kermès procrée des mille et des mille.

Le reste de l'histoire n'est pas d'acquisition aisée. Avril commence. Mes trois enfants, joie de mes vieux jours, me prêtent la subtile vue de leur jeune âge. Sans leur aide, je renoncerais à la chasse que je me propose de faire sur les confins de l'invisible. L'année précédente, des broussailles d'yeuse, bien à portée du regard, ont été reconnues riches de Kermès. J'ai marqué d'un fil blanc chaque ramille peuplée.

C'est là que, patiemment, feuille par feuille, ramuscule par ramuscule, mes petits collaborateurs exercent leurs investigations. Après un sommaire coup de loupe de ma part, la récolte est mise dans une boîte d'herborisation. Le scrupuleux examen se fera dans mon cabinet, avec toutes les aises de l'observation.

Le 7 avril, au moment où je commence à désespérer de mes recherches, un animalcule passe dans le champ de ma loupe. C'est lui, c'est bien lui ! Tel je l'ai vu sortir l'an passé de la coque natale, tel je le revois maintenant. Rien n'est changé dans son aspect, ni la forme, ni la coloration, ni la taille. Il déambule, très affairé, sans doute a la recherche d'un point qui lui convienne. Le moindre pli de l'écorce à tout instant me le dérobe. Je mets sous cloche le rameau porteur du précieux atome.

Le lendemain j'entrevois une mue. A la bestiole trottinante succède un corpuscule immobile. C'est le début du Kermès globulaire. La bonne fortune ne m'a valu qu'une seule fois pareille trouvaille, qui eût mérité une étude plus circonstanciée si j'avais disposé de sujets assez nombreux. Ma visite aux yeuses était un peu tardive ; c'était en mars que j'aurais dû la faire. A cette époque, je le présume, j'aurais surpris l'animalcule quittant le sol et regagnant la frondaison du chêne vert pour s'y transformer. Au lieu d'un seul sujet, j'en aurais eu plusieurs, sans pouvoir compter néanmoins sur une collection nombreuse, car les misères de l'hiver ont certainement compromis les familles, si opulentes au début. Ils sont descendus de l'arbre par centaines de mille ; ils y remontent par maigres escouades, comme le certifie la rareté des globules noirs en bonne saison.

Ce que deviennent les ascensionnistes, mon unique bestiole nous le dit assez clairement. Elle est devenue un point sphérique, signe indubitable du futur Kermès. En peu de jours, la dessiccation l'a gagnée, malgré le verre d'eau où plongeait la base du rameau. Heureusement je dispose de quelques autres corpuscules pareils, un peu plus développés. Mes récoltes sur l'yeuse m'en donnent de deux sortes.

Les plus nombreux sont globulaires et de grosseur variable suivant l'âge. Les moindres mesurent un millimètre à peine. La face ventrale est plane et cernée d'un bourrelet neigeux, ébauche d'une base cireuse. La face dorsale est ronde, roussâtre ou d'un marron pâle, avec de subtiles houppes blanches distribuées sans ordre. Sous ce costume, le jeune Kermès rappelle certain coquillage des mers chaudes, la Porcelaine tigre. La sucrerie déjà fonctionne. A l'arrière s'amasse une gouttelette limpide où viennent s'abreuver les Fourmis. En quelques semaines, la coloration passe au noir d'ébène, la sphère acquiert le volume d'un pois, et voici le Kermès en son état final.

Les moins nombreux s'allongent en minuscule limace à demi contractée. La face ventrale est aplatie et repose par toute son étendue sur le rameau. La face dorsale est convexe et de coloration ambrée plus ou moins vive. Elle est semée de particules neigeuses saillantes, disposées en séries longitudinales au nombre de cinq ou sept. Avec sa coloration ambrée et son ornementation d'atomes blancs, la bestiole a quelque peu l'aspect de certaines pâtisseries, langues de chat, semées de parcelles de sucre. A l'arrière, aucun suintement de liqueur sirupeuse ; aussi les Fourmis n'y viennent pas.

Je me figure que cette seconde forme est l'état larvaire des mâles. Il sortira de là, je le présume, des insectes ailés propres à la pariade. Vérifier ce soupçon m'est impossible. Mes sujets limaciformes périssent sur leur rameau fané, et suivre leur évolution hors de mon cabinet est entreprise au-dessus de ma patience.

De cette histoire bien incomplète du Kermès de l'yeuse, un point surtout est à retenir. La mère, ovaire énorme affranchi de la ponte, se dessèche en coffre où la famille éclôt sans déplacement des germes. Dans cette aride relique, la famille grouille par milliers jusqu'à l'heure de l'exode. Simplifiant à l'extrême l'habituelle méthode de procréation, l'animal se résout en boite à petits.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 25.