LA SAUTERELLE VERTE

Nous voici au milieu de juillet. La canicule astronomique débute ; mais en réalité la saison torride a marché plus vite que le calendrier, et depuis quelques semaines la température est accablante.

On célèbre ce soir, au village, la fête nationale. Tandis que la gaminaille gambade autour d'un feu de joie dont j'entrevois la réverbération sur le clocher de l'église et que le tambour solennise de quelques fla-fla l'ascension de chaque fusée, solitaire en un coin obscur, dans la fraîcheur relative des neuf heures, j'écoute le concert de la fête des champs, de la fête des moissons, bien supérieure en majesté à celle que célèbrent en ce moment, sur la place du village, la poudre, les fagots allumés, les lanternes de papier et surtout le rogomme. C'est simple comme le beau, c'est calme comme le puissant.

Il est tard, et les Cigales se taisent. Assouvies de lumière et de chaleur, elles se sont prodiguées en symphonie tout le jour. La nuit venue, repos pour elles, mais repos fréquemment troublé. Dans l'épaisse ramée des platanes, bruit soudain comme un cri d'angoisse, strident et court. C'est la désespérée lamentation de la Cigale surprise en sa quiétude par la Sauterelle verte, ardente chasseresse nocturne, qui bondit sur elle, l'appréhende au flanc, lui ouvre et lui fouille le ventre. Après l'orgie musicale, la tuerie.

Sans grand regret, je n'ai jamais vu et je ne verrai jamais la suprême expression de nos réjouissances nationales, la revue militaire de Longchamp. Les journaux m'en apprennent assez. Ils me donnent un croquis des lieux.

J'y vois, installée çà et là dans le bocage, la sinistre croix rouge, avec la mention : « Ambulance militaire, ambulance civile ». Il y aura donc des os cassés à raccommoder, des insolations à calmer, des morts peut être à déplorer. C'est prévu, c'est dans le programme.

Ici même, dans mon village, habituellement si paisible, la fête ne se terminera pas, j'en mettrais la main sur le feu, sans l'échange de quelques horions, assaisonnement obligé d'une journée de liesse. Au plaisir, pour être bien goûté, il faut, paraît-il, le piment de la douleur.

Ecoutons et méditons loin du tumulte. Tandis que la Cigale éventrée proteste, la fête se poursuit là-haut sur les platanes avec changement d'orchestre. C'est maintenant le tour des artistes nocturnes. Aux alentours du point de carnage, dans le fouillis de verdure, une oreille fine perçoit le susurrement des Sauterelles. C'est une sorte de bruit de rouet, très discret, vague frôlement de pellicules arides froissées. Sur cette sourde basse continue éclate, par intervalles, un cliquetis précipité, très aigu, presque métallique. Voilà le chant et la strophe entrecoupée de silences. Le reste est l'accompagnement.

Malgré ce renfort d'une basse, maigre, très maigre concert après tout, bien qu'il y ait dans mon étroit voisinage une dizaine environ d'exécutants. Le son manque d'intensité. Mon vieux tympan n'est pas toujours capable de saisir ces subtilités sonores. Le peu que j'en recueille est d'extrême douceur, on ne peut mieux approprié au calme des lueurs crépusculaires. Un peu plus d'ampleur encore dans ton coup d'archet, Locuste verte ma mie, et tu serais un virtuose préférable à la rauque Cigale, dont on t'a fait usurper le nom et la réputation dans les pays du Nord.

Tu n'égalerais cependant jamais ton voisin, le gentil Crapaud sonneur de clochettes, qui tintinnabule à la ronde, au pied des platanes, tandis que tu cliquettes là-haut. C'est le plus petit de ma population batracienne, le plus aventureux aussi en expéditions.

Que de fois, aux dernières lueurs du soir, ne m'arrive-t-il pas de le rencontrer lorsque, faisant la chasse aux idées, j'erre au hasard dans le jardin ! Quelque chose fuit, roule en culbutes devant mes pas. Est-ce une feuille morte déplacée par le vent ? Non, c'est le mignon Crapaud que je viens de troubler dans son pèlerinage. Il se gare à la hâte sous une pierre, une motte de terre, une touffe de gazon, se remet de son émotion et ne tarde pas à reprendre sa limpide note.

En cette soirée d'allégresse nationale, ils sont bien près d'une douzaine sonnant à qui mieux mieux autour de moi. La plupart sont blottis parmi les pots à fleurs qui, disposés en rangs pressés, forment un vestibule devant ma demeure. Chacun a sa note, toujours la même, plus grave pour les uns, plus aiguë pour les autres, note brève, nette, remplissant bien l'oreille et d'une exquise pureté.

D'un rythme lent, cadencé, ils semblent psalmodier des litanies. Cluck, fait celui-ci ; click, répond cet autre à gosier plus fin ; clock, ajoute ce troisième, ténor de la bande. Et cela se répète indéfiniment, comme le carillon du village en un jour férié : cluck, click, clock ; — cluck, click, clock.

L'orphéon batracien me remet en mémoire certain harmonica, ma convoitise lorsque, pour mon oreille de six ans, commençait à devenir sensible la magie des sons. C'était une série de lames de verre d'inégale longueur, fixées sur deux rubans tendus. Un bouchon de liège au bout d'un fil de fer servait de percuteur. Imaginez une main novice frappant au hasard sur ce clavier, avec la brusquerie la plus désordonnée d'octaves, de dissonances, d'accords renversés, et vous aurez une image assez nette de la litanie des Crapauds.

Comme chant, cette litanie n'a ni queue ni tête ; comme sons purs, c'est délicieux. Il en est ainsi de toute musique dans les concerts de la nature. Notre oreille y trouve de superbes sons, puis s'affine et acquiert, en dehors des réalités sonores, le sentiment de l'ordre, première condition du beau.

Or cette douce sonnerie d'une cachette à l'autre est l'oratorio matrimonial, la convocation discrète de chacun à sa chacune. Les suites du concert sans autre informé se devinent ; mais ce qu'il serait impossible de prévoir, c'est l'étrange finale des noces. Voici, en effet, que le père, en ce cas le vrai Pater-familias dans la noble acception du mot, quitte un jour ou l'autre sa retraite dans un état méconnaissable.

Il porte l'avenir empaqueté autour des pattes postérieures ; il déménage avec le faix d'une grappe d'oeufs pareils de grosseur à des grains de poivre. La volumineuse charge lui cerne les mollets, lui engaine les cuisses, lui remonte en besace sur le dos. Il en est tout difforme.

Où va-t-il, se traînant, incapable de bondir, tant il est accablé ? Il va, dans sa tendresse, où la mère se refuse d'aller ; il se rend à la mare voisine, dont les eaux tièdes sont indispensables à l'éclosion et à la vie des têtards. La ponte mûrie à point autour de ses jambes sous le moite couvert d'une pierre, il affronte l'humidité et le plein jour, lui passionné du sec ténébreux ; par petites étapes il va de l'avant, les poumons, congestionnés de fatigue. La mare est loin peut-être ; n'importe : le tenace pèlerin la trouvera.

Il y est. Sans retard il plonge, malgré sa profonde aversion du bain, et à l'instant la grappe d'oeufs est détachée de la mutuelle friction des jambes. Voilà les oeufs dans leur élément. Le reste se fera tout seul. Son devoir d'immersion accompli, le père se hâte de rentrer chez lui, au sec. A peine a-t-il tourné le dos que les petits têtards noirs sont éclos et frétillent. Pour rompre leur coque, ils n'attendaient que le contact de l'eau.

Parmi les chanteurs des crépuscules de juillet, un seul, s'il avait note variée, pourrait rivaliser avec les clochettes harmoniques du Crapaud. C'est le Scops ou petit-duc, gracieux rapace nocturne, aux yeux ronds dorés. Il dresse sur le front deux cornicules de plumes qui lui ont valu dans le pays le nom de Machoto banarudo, chouette cornue. Son chant, assez nourri pour remplir à lui seul le silence des nuits, est d'une monotonie énervante. Avec une imperturbable régularité de mesure, tchô... tchô... fait l'oiseau quand il expectore, des heures durant, sa cantate à la lune.

En ce moment, chassé des platanes de la place par le tapage des réjouissances, l'un est venu me demander l'hospitalité. Je l'entends à la cime d'un cyprès voisin. De là-haut, dominant l'assemblée lyrique, il découpe, par périodes égales, l'orchestration confuse des Sauterelles et des Crapauds.

A sa douce note fait contraste, par intervalles, une sorte de miaulement de chat issu d'un autre point. C'est le cri d'appel de la vulgaire Chouette, l'oiseau méditatif de Pallas Athéné. Tapie tout le jour dans la retraite d'un olivier caverneux, elle s'est mise en pérégrination lorsque sont tombées les ombres du soir. D'un vol sinueux, à balancement d'escarpolette, elle est venue des environs sur les vieux pins de l'enclos. De là elle mêle au concert général la discordance de son miaulement un peu adouci par la distance.

Le cliquetis de la Locuste verte est trop subtil pour être bien saisi au milieu de ces bruyants ; il ne m'en arrive que de maigres ondées tout juste perceptibles lorsqu'un peu de silence se fait. Elle ne possède comme appareil sonore qu'un modeste tympanon à racloir ; eux, les privilégiés, ont le soufflet, le poumon, qui lance la colonne d'air vibrante. La comparaison n'est pas possible. Revenons aux insectes.

L'un d'eux, quoique inférieur de taille et non moins parcimonieusement outillé, dépasse, et de beaucoup, la Sauterelle en lyrisme nocturne. C'est le pâle et fluet Grillon d'Italie (OEcanthus pellucens Scop.), si débile qu'on n'ose le saisir crainte de l'écraser. Il concerte de tous côtés sur les romarins, tandis que les vers luisants allument, pour compléter la fête, les feux bleus de leurs lampions.

Le délicat instrumentiste consiste avant tout en vastes ailes, fines et miroitantes, ainsi que des lamelles de mica. A la faveur de cette aride voilure, il stridule avec une intensité capable de dominer la cantilène des Crapauds. On dirait, mais avec plus d'éclat, plus de tremolo dans le coup d'archet, le chant du vulgaire Grillon noir. La confusion est inévitable pour qui ne sait pas qu'à cette époque des fortes chaleurs le vrai Grillon, orphéoniste du printemps, a disparu. A son gracieux violon en a succédé un autre plus gracieux encore et digne d'une étude spéciale. Nous y reviendrons en temps opportun.

Tels seraient donc, en se bornant aux sujets d'élite, les principaux choristes de cette soirée musicale  : le Scops, aux langoureux solos ; le Crapaud, carillonneur de sonates ; le Grillon d'Italie, qui racle sur la chanterelle d'un violon ; la Sauterelle verte, qui semble taper sur un minuscule triangle d'acier.

Nous célébrons aujourd'hui, avec plus de tapage que de conviction, l'ère nouvelle, politiquement datée de la prise de la Bastille ; eux, d'une superbe indifférence aux choses humaines, célèbrent la fête du soleil. Ils chantent la félicité de vivre, ils disent l'hosanna de l'embrasement caniculaire.

Que leur importent l'homme et ses réjouissances, si mobiles ! Pour qui, pour quoi, pour quelle idée tonneront dans quelques années les pétarades de nos explosions ? Bien clairvoyant serait celui qui pourrait le dire. La mode change et nous amène l'imprévu. La fusée complaisante épanouit au ciel sa gerbe d'étincelles pour l'exécré d'hier devenu l'idole d'aujourd'hui. Demain elle montera pour un autre.

Dans un siècle ou deux, en dehors des érudits, sera-t-il encore question de la prise de la Bastille ? C'est très douteux. Nous aurons d'autres joies, et aussi d'autres ennuis.

Plongeons plus avant dans l'avenir. Un jour viendra, tout semble le dire, où, de progrès en progrès, l'homme succombera, tué par l'excès de ce qu'il appelle la civilisation. Trop ardent à faire le dieu, il ne peut espérer la placide longévité de la bête ; il aura disparu alors que le petit Crapaud dira toujours sa litanie, en compagnie de la Sauterelle, du Scops et des autres. Ils chantaient avant nous sur la planète ; ils chanteront après nous, célébrant l'immuable, la gloire torride du soleil.

Ne nous attardons pas davantage à ce festival, redevenons le naturaliste désireux de s'instruire dans l'intimité de la bête. La. Sauterelle verte (Locusta viridissima Lin.) ne semble pas commune dans mon voisinage. L'an passé, me proposant d'étudier ce locustien et mes chasses restant sans résultat, je fus obligé de recourir à l'obligeance d'un garde forestier, qui m'en fit parvenir une paire de couples du plateau de Lagarde, région froide où le hêtre commence l'escalade du Ventoux.

Par boutades, la fortune sourit aux persévérants. L'introuvable de l'année dernière est devenu presque le commun cet été. Sans sortir de mon étroit enclos, j'obtiens des Sauterelles autant que je peux en désirer. J'en entends bruire le soir dans tous les fourrés de verdure. Profitons de l'aubaine, qui peut-être ne se présentera plus.

Dès le mois de juin, ma trouvaille est installée, en nombre suffisant de couples, sous une cloche en toile métallique que reçoit un lit de sable dans une terrine. Superbe insecte, ma foi, en entier d'un vert tendre avec deux galons blanchâtres qui lui longent les flancs. Par sa taille avantageuse, ses proportions sveltes, ses grandes ailes de gaze, c'est le plus élégant de nos locustiens. Je suis enchanté de mes captifs. Que m'apprendront-ils ? Nous verrons. Pour le moment, il faut les nourrir ; ici se renouvelle l'embarras où m'avait mis le Dectique. Conseillé par le régime général de l'Orthoptère, ruminant des pelouses, j'offre aux incarcérés la feuille de laitue. Ils y mordent en effet, mais très sobrement et d'une dent dédaigneuse. C'est vite reconnu : j'ai affaire à des végétariens peu convaincus. Il leur faut autre chose ; de la proie apparemment. Mais laquelle ? Un heureux hasard me l'apprit.

A l'aube, je faisais les cent pas devant ma porte, lorsque quelque chose tombe du platane voisin avec d'aigres grincements. J'accours. C'est une Sauterelle vidant le ventre d'une Cigale aux abois. En vain celle-ci bruit et gesticule, l'autre ne lâche prise, plongeant la tête au fond des entrailles et les extirpant par petites bouchées.

J'étais renseigné : l'attaque avait eu lieu là-haut, de grand matin, pendant le repos de la Cigale ; et les soubresauts de la malheureuse, disséquée vivante, avaient fait choir en un paquet l'assaillante et l'assaillie. Plus tard, à bien des reprises, l'occasion ne m'a pas manqué d'assister à pareil massacre.

J'ai vu même, comble de l'audace, la Sauterelle se lancer à la poursuite de la Cigale, qui fuyait d'un vol éperdu. Tel l'épervier poursuivant en plein ciel l'alouette. L'oiseau de rapine est ici inférieur à l'insecte. Il s'en prend à plus faible que lui. La Locuste, au contraire, assaille un colosse, beaucoup plus gros, plus vigoureux que son ennemi ; et néanmoins le résultat de ce corps à corps disproportionné n'est pas douteux. Avec sa forte mâchoire, pince acérée, la Sauterelle manque rarement d'éventrer sa capture, qui, dépourvue d'armes, se borne à crier et à se trémousser.

L'essentiel est de la maintenir, chose assez facile pendant la somnolence de la nuit. Toute Cigale rencontrée par le féroce locustien en ronde nocturne doit périr piteusement. Ainsi s'expliquent les soudains grincements d'angoisse qui éclatent parfois dans la ramée à des heures tardives, indues, alors que les cymbales depuis longtemps se taisent. Le bandit, habillé de vert-céladon, vient de happer quelque Cigale endormie.

Le menu de mes pensionnaires est trouvé : je les nourrirai de Cigales. Ils prennent si bien goût à ce service qu'en deux ou trois semaines le sol de la volière est un charnier semé de têtes et de thorax vides, d'ailes arrachées, de pattes désarticulées. Le ventre seul disparaît presque en totalité. C'est le morceau de choix, peu substantiel, mais de haut goût, paraît-il.

Là est amassé, en effet, dans le jabot de la bête, le sirop, la sève sucrée que la percerette de la Cigale fait sourdre des tendres écorces. Serait-ce à cause de cette friandise que le ventre de la proie a la préférence sur tout autre morceau ? Il se pourrait bien.

Dans le but de varier le régime, je m'avise, en effet, de servir des fruits bien doux, des quartiers de poire, des grains de raisin, des parcelles de melon. Le tout est délicieusement apprécié. La Sauterelle verte est comme l'Anglais : elle raffole de bifteck saignant assaisonné de confitures. Voilà pourquoi peut-être, la Cigale saisie, elle lui crève tout d'abord la panse, qui fournit mélange de chair et de confiserie.

Consommer des Cigales au sucre n'est pas possible en tout pays. Dans les régions du Nord, où elle abonde, la Locuste verte ne trouverait pas le mets qui la passionne ici. Elle doit avoir d'autres ressources.

Pour m'en convaincre, je lui sers des Anoxies (Anoxia pilosa Fab.), l'équivalent estival du Hanneton printanier. Le coléoptère est accepté sans hésitation. Il n'en reste que les élytres, la tête, les pattes. Même résultat avec le superbe et dodu Hanneton du pin (Melolontha fullo Lin.), somptueuse pièce que je retrouve le lendemain éventrée par mon escouade d'équarrisseurs.

Ces exemples nous en apprennent assez. Ils nous disent que la Sauterelle est un fervent consommateur d'insectes, surtout de ceux qui ne sont pas protégés par une cuirasse, trop dure ; ils nous affirment des goûts hautement carnassiers, mais non exclusifs comme ceux de la Mante religieuse, qui refuse tout hors du gibier. Le bourreau des Cigales sait tempérer avec le végétal un régime par trop échauffant. Après la chair et le sang, la pulpe sucrée des fruits ; parfois même, faute de mieux, un peu d'herbage.

Néanmoins le cannibalisme persiste. Je ne vois jamais, il est vrai, dans ma volière à Locustes, les sauvageries si fréquentes chez la Mante religieuse, qui harponne ses rivales et dévore ses amants ; mais si quelque faible succombe, les survivants ne manquent guère d'exploiter son cadavre ainsi qu'ils le feraient d'une ordinaire proie. Sans l'excuse de la pénurie des vivres, ils se repaissent du compagnon défunt. Du reste, toute la gent porte-sabre montre, à des degrés divers, la propension à faire ventre des camarades éclopés.

Ce détail négligé, les Sauterelles très pacifiquement cohabitent sous mes coches. Jamais entre elles de noise sérieuse. Tout au plus un peu de rivalité au sujet des vivres. Je viens de servir un morceau de poire. Une Locuste s'y campe aussitôt. Jalouse, elle écarte par des ruades quiconque vient mordre au délicieux morceau. L'égoïsme est partout. Repue, elle cède la place à une autre, intolérante à son tour. Une par une, toute la ménagerie vient se restaurer. Le jabot plein, on se gratte un peu du bout des mandibules la plante des pieds, on se lustre le front et les jeux avec la patte mouillée de salive ; puis, agriffé au treillis ou couché sur le sable en posture méditative, béatement on digère, on fait la sieste la majeure partie du jour, au fort de la chaleur surtout.

C'est le soir, après le coucher du soleil, que le troupeau se met en émoi. Vers les neuf heures, l'animation est dans son plein. Par élans brusques, on escalade le haut du dôme, on descend avec la même hâte, pour remonter encore. On va et revient tumultueux ; on court, on bondit sur la piste circulaire, dégustant, sans s'y arrêter, les bonnes choses rencontrées.

Les mâles, qui d'ici, qui de là, stridulent à l'écart, agacent de leurs antennes les passantes. Les futures mères gravement déambulent, le sabre à demi relevé. Pour ces agités, ces enfiévrés, la grande affaire est maintenant la pariade. Un regard exercé ne s'y méprend pas.

C'est aussi pour moi le principal sujet d'observation. En peuplant les volières, j'avais surtout pour but de reconnaître à quel point se généralisaient les étranges moeurs nuptiales que nous a fait connaître le Dectique à front blanc. Mon désir est satisfait, mais non en plein, car l'heure tardive des événements ne m'a pas permis d'assister, à l'acte final des noces. C'est très avant dans la nuit ou de grand matin que les choses se passent.

Le peu que j'ai vu se borne à d'interminables préludes. Face à face, presque front contre front, les énamourés longuement se palpent, s'interrogent de leurs molles antennes. On dirait deux adversaires croisant et recroisant de pacifiques fleurets. De temps à autre, le mâle stridule un peu, donne quelques brefs coups d'archet, puis se tait, trop ému peut-être pour continuer. Onze heures sonnent, et la déclaration n'est pas encore terminée. Bien à regret, mais vaincu par le sommeil, j'abandonne le couple.

Le lendemain, dans la matinée, la femelle porte, appendue sous la base de l'oviscapte, l'étrange machine qui nous a tant surpris chez le Dectique. C'est une ampoule opaline, du volume d'un gros pois et vaguement subdivisée en un petit nombre de vésicules ovoïdes. Quand la Locuste marche, la chose effleure la terre et se souille de grains de sable englués.

Le festin terminal de la mère Dectique se retrouve ici dans toute son horreur. Lorsque, au bout d'une paire d'heures, l'ampoule fécondante est tarie de son contenu, la Sauterelle la happe par lopins ; longtemps elle mâche et remâche le visqueux morceau et finit par déglutir le tout. En moins d'une demi-journée, le faix d'opale a disparu, savouré, consommé jusqu'à la dernière miette.

L'inimaginable, importé, dirait-on, d'une autre planète, tant il s'écarte des usages terrestres, reparaît donc, sans variation notable, chez la Sauterelle après le Dectique. Quel singulier monde que celui des Locustiens, l'un des plus vieux de l'animalité sur la terre ferme ! Il est à croire que ces étrangetés sont la règle dans la série entière. Consultons un autre porteur de sabre.

Je choisis l'Ephippigère (Ephippigera vitium Serv.). si facile à élever avec des morceaux de poire et des feuilles de salade. Les choses se passent en juillet et août.

Le mâle stridule un peu à l'écart. Ses coups d'archet, passionnément scandés, font vibrer tout le corps de la bête. Puis il se tait. Petit à petit, par lentes enjambées, en quelque sorte cérémonieuses, l'appelant et l'appelée se rapprochent. Ils sont face à face, muets l'un et l'autre, immobiles, les antennes mollement oscillantes, les pattes antérieures gauchement levées et se donnant, par intervalles, comme des poignées de main. Le paisible tête-à-tête dure des heures. Que se disent-ils ? Quels serments se font-ils ? Que signifient leurs oeillades ?

Mais le moment n'est pas venu. On se sépare, on se brouille, et chacun va de son côté. La bouderie n'est pas longue. Les voilà de nouveau réunis. Les tendres déclarations recommencent sans plus de succès. Enfin, le troisième jour, j'assiste à la fin des préliminaires. Le mâle s'insinue discrètement sous sa compagne, à reculons, suivant les us et coutumes des Grillons. Etendu en arrière et couché sur le dos, il se cramponne à l'oviscapte, sa perche d'appui. La pariade s'accomplit.

Le résultat est un énorme spermatophore, une sorte de framboise d'opale à grains volumineux. Sa couleur et sa conformation rappellent un paquet d'oeufs d'escargot, aspect que le Dectique m'a montré une fois, mais moins accentué, et que je retrouve dans la machine de la Sauterelle verte. Un faible sillon médian divise l'ensemble en deux grappes symétriques, comprenant chacune sept ou huit sphérules. Les deux nodosités situées à droite et à gauche de la base de l'oviscapte sont plus translucides que les autres et contiennent un noyau d'un rouge orangé vif. L'appareil est fixé par un large pédicule, empâtement de matière hyaline.

Aussitôt l'objet mis en place, le mâle fuit efflanqué et va, sur un quartier de poire, se refaire de sa ruineuse prouesse. L'autre, nonchalamment, assez embarrassée, erre à petits pas sur le treillis de la cloche, en relevant un peu sa framboise, son faix monstrueux qui équivaut, en volume, à la moitié du ventre de la bête.

Deux, trois heures s'écoulent ainsi. Puis l'Ephippigère se boucle en anneau et vient, du bout des mandibules, cueillir des parcelles de la sacoche mamelonnée, sans la crever, bien entendu, sans amener d'épanchement. Elle la décortique de façon superficielle, elle en prélève de menus lambeaux, que longuement elle mastique et avale. Tout un après-midi se poursuit cette méticuleuse consommation par atomes. Le lendemain la framboise a disparu, intégralement ingurgitée pendant la nuit.

D'autres fois la finale est moins prompte, et surtout moins répugnante. J'ai gardé note d'une Ephippigère qui traînait à terre sa sacoche, tout en la mordillant de temps à autre. Le sol est inégal, raboteux, récemment labouré de la pointe du couteau. La framboise ampullaire englue des grains de sable, des mottes terreuses, qui augmentent notablement le poids de la charge sans que l'insecte paraisse y donner attention.

Parfois le charroi est laborieux, la masse s'étant collée à quelque lopin de terre inébranlable. Malgré l'effort déployé pour dégager l'objet, celui-ci ne se détache pas de son point de suspension sous l'oviscapte, preuve d'une adhérence de quelque solidité.

Toute la soirée, tantôt sur le grillage et tantôt sur le sol, l'Ephippigère vagabonde sans but, d'un air soucieux. Plus souvent encore, elle stationne, immobile. L'ampoule se fane un peu, mais sans diminuer notablement de volume. Les bouchées happées au début ne se répètent plus, et le peu qui a été enlevé n'intéresse que la surface.

Le lendemain, les choses en sont au même point. Rien de nouveau non plus le surlendemain, sauf que l'ampoule se fane davantage tout en conservant ses deux points rouges presque aussi vifs qu'au début. Enfin, après quarante-huit heures d'adhérence, l'appareil se détache sans l'intervention de l'insecte.

La burette a cédé son contenu. C'est une ruine aride, ratatinée, méconnaissable, abandonnée à la voirie et, tôt ou tard, butin des fourmis. Pourquoi cet abandon lorsque, dans les autres cas, j'ai vu, l'Ephippigère si friande du morceau ? Peut-être parce que le mets nuptial s'était par trop souillé de grains de sable, odieux sous la dent.

Un autre Locustien, la Phanéroptère, qui porte court yatagan recourbé en faucille (Phaneroptera falcata Scop.), m'a dédommagé en partie de mes tracas d'éducation. A diverses reprises, mais toujours dans des conditions insuffisantes pour une observation complète, je l'ai surprise portant sous la base du sabre la machine à fertiliser. C'est une fiole diaphane, ovalaire, de trois à quatre millimètres, supportée par un fil de cristal, un col presque aussi long que la partie renflée. Sans y toucher, l'insecte laisse la fiole se tarir et se dessécher sur place. [ De plus amples détails sur ce curieux sujet seraient déplacés dans un livre où l'anatomie et la physiologie n'ont pas toujours leurs coudées franches. On les trouvera dans mon étude sur les Locustiens. Annales des sciences naturelles, 1896. ]

Tenons-nous-en là. Ces cinq exemples, fournis par des genres si différents, Dectique, Analote, Sauterelle, Ephippigère, Phanéroptère, établissent que le Locustien est, comme le Scolopendre et le Céphalopode, un représentant attardé des moeurs antiques. Il nous garde un précieux spécimen des étrangetés génésiques des vieux temps.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 12.