MON ÉCOLE
Me voici de retour au village, à la maison paternelle. Avec les sept ans, l'heure est venue d'aller à l'école. Je ne pouvais rencontrer mieux ; le maître est mon parrain. Comment appellerai-je la salle où je devais faire connaissance avec l'alphabet ? Le terme juste ne se trouverait pas, car la pièce servait à tout. C'était à la fois, école, cuisine, chambre à coucher, réfectoire, et par moments poulailler, porcherie. On ne songeait guère en ce temps-là aux palais scolaires ; un misérable refuge suffisait.
De cette pièce, on montait à l'étage supérieur par une large échelle fixe. Sous l'échelle, un grand lit dans une alcôve de planches. Qu'y avait-il là-haut ? Je ne l'ai jamais bien su. J'en voyais descendre par le maître tantôt une brassée de foin destinée à l'ânesse, tantôt un panier de pommes de terre que la ménagère versait dans le chaudron où se cuisait la pâtée des porcelets. Ce devait être un grenier, un entrepôt de provisions pour gens et bêtes. Ces deux pièces composaient toute l'habitation.
Revenons à celle d'en bas, l'école. Au midi, une fenêtre, la seule de la maison, fenêtre étroite et basse dont le cadre peut se toucher de la tête et des deux épaules à la fois. Cette ouverture ensoleillée est le seul point gai de la demeure ; elle domine la majeure partie du village, étalé sur les pentes d'une vallée en entonnoir. Dans son embrasure est la petite table du maître.
La muraille d'en face est creusée d'une niche où reluit un seau de cuivre plein d'eau. Là, quand bon leur semble, avec une tasse laissée à leur portée, puisent les altérés. Dans le haut de la niche, sur quelques étagères, brille la vaisselle d'étain, plats, assiettes, gobelets, descendus de leur chapelle les seuls jours de grande fête.
Un peu partout, aux points où pénètre quelque clarté, sont emplâtrées contre les murs des images coloriées par grandes taches. Il y a là Notre-Dame des Sept-Douleurs, la divine mère désolée qui entr'ouvre son manteau bleu et met à découvert son coeur transpercé de sept glaives. Entre le soleil et la lune qui vous regardent avec de gros yeux ronds, il y a le Père éternel, dont la robe se ballonne comme gonflée par la tempête.
A droite de la fenêtre, dans l'embrasure, voici le Juif errant. Il a chapeau tricorne, grand tablier de cuir blanc, souliers ferrés et solide bâton. « Jamais on n'avait vu un homme aussi barbu », dit la complainte encadrant l'image. Le dessinateur n'a pas oublié ce détail : la barbe du vieillard s'étale en avalanche neigeuse sur le tablier et descend jusqu'aux genoux.
A gauche est Geneviève de Brabant, accompagné de la biche. Dans les broussailles se dissimule le farouche Golo, un poignard à la main. Au-dessus est la mort de M. Crédit, occis par les mauvais payeurs sur le seuil de son cabaret ; et cela se continue de la sorte, en sujets très variés, sur tous les points libres des quatre murailles.
J'étais émerveillé de ce musée, attirant le regard par ses larges plaques de rouge, de bleu, de jaune et de vert. Du reste, le maître n'avait pas monté sa collection, dans le but de nous former l'esprit et le coeur. C'était là le moindre souci du brave homme. Artiste à sa manière, il avait orné la demeure d'après ses goûts, et nous profitions de l'embellissement.
Si le musée à un sou le tableau faisait mon bonheur toute l'année, une autre réjouissance de la salle m'attirait davantage en hiver, lors des grands froids et des neiges prolongées. Contre le mur du fond est la cheminée, un vrai monument pour les dimensions, comme celle de mon aïeule. Sa corniche voûtée occupe toute la largeur de la pièce, car l'énorme réduit a destination multiple.
Au milieu est le foyer, mais à droite et à gauche, à hauteur d'appui, s'ouvrent deux niches, moitié menuiserie, moitié maçonnerie. Chacune d'elles est un lit, avec matelas en écailles de blé vanné. Deux planches glissant dans des coulisses font office de volets et ferment la boîte si le dormeur veut s'isoler. Ce dortoir, abrité sous le manteau de la cheminée, fournit sa double couchette aux privilégiés de la maison, les deux pensionnaires. On doit être bien là-dedans, la nuit, les volets fermés, quand la bise gronde à l'embouchure du noir canal et fait tourbillonner la neige.
Le reste est occupé par le foyer et ses accessoires : escabeaux à trois pieds, boite au sel appendue contre le mur pour conserver son contenu sec, lourde pelle, qu'il faut manier des deux mains, enfin soufflet pareil à celui où je gonflais mes joues dans la demeure du grand-père. Il consiste en un fort rameau de sapin, creusé de tout son long au fer rouge. A l'aide de ce canal, le souffle de la bouche est dirigé à distance sur le point qu'il s'agit de rallumer. Sur l'appui de deux pierres flambent le fagot de ramée fourni par le maître et la bûche que chacun de nous doit apporter le matin, s'il veut, avoir droit au régal du foyer.
D'ailleurs le feu ne s'allumait pas précisément pour nous, mais avant tout pour chauffer une rangée de trois chaudrons où doucement se cuisinait la pâtée des porcelets, mélange de son et de pommes de terre. C'était là véritablement, malgré le tribut d'une bûche, la destination des flambées. Les deux pensionnaires aux meilleures places, sur leurs escabeaux, nous autres assis sur les talons, nous formions demi-cercle autour des grandes marmites, pleines jusqu'aux bords et lançant de petits jets de vapeur, avec des bruits de pouf, pouf, pouf.
Les plus hardis, quand les regards, du maître étaient tournés ailleurs, piquaient de la pointe du couteau une pomme de terre cuite à point et l'adjoignaient à leur morceau de pain ; car il faut dire que si dans mon école on travaillait peu, du moins on y mangeait beaucoup. C'était d'usage courant que de casser quelques noix et de grignoter son croûton tout en écrivant sa page ou en alignant ses chiffres.
Pour nous, les petits, à cette consolation d'étudier la bouche pleine s'en ajoutaient par moments deux autres qui valaient bien la noix cassée. La porte du fond communiquait avec une basse-cour où la poule, entourée de sa famille de poussins, grattait le tas de fumier ; où les porcelets, au nombre d'une douzaine, barbotaient dans leur auge de pierre. Cette porte s'ouvrait souvent pour des sorties dont nous abusions. Elle s'ouvrait, mais les malins d'entre nous se gardaient bien de la refermer.
Aussitôt les porcelets d'accourir, à la file l'un de l'autre, attirés par le fumet des pommes de terre bouillies. Le banc des jeunes, le mien, adossé contre le mur au-dessous du seau de cuivre où nous allions boire quand la noix nous avait altérés, était précisément sur leur passage. Ils arrivaient trottinant, grognant, la fine queue bouclée ; ils nous frôlaient les jambes ; de leur groin rose et frais, ils nous fouillaient le creux de la main pour y prendre un reste de croûton ; de leurs petits yeux éveillés, ils nous interrogeaient pour savoir si nous n'avions pas dans les poches, à leur intention, quelque châtaigne sèche. La tournée finie, un peu de-ci, un peu de-là, ils regagnaient la basse-cour, amicalement chassés par le mouchoir du maître.
Puis venait la visite de la poule, nous amenant ses poussins veloutés de duvet. Chacun s'empressait d'émietter un peu de pain aux gentils visiteurs. On rivalisait d'empressement pour les attirer à soi et caresser du bout du doigt le mol poil follet de leur dos. Non, les distractions ne nous manquaient guère.
Que pouvions-nous apprendre à pareille école ? Parlons d'abord des jeunes, dont je faisais partie. Chacun de nous avait, ou plutôt était censé avoir entre les mains un petit livre de deux sous, l'alphabet, imprimé sur papier gris. Cela débutait, sur la couverture, par un pigeon ou quelque chose d'approchant. Venait après une croix, suivie de la série des lettres. La page tournée, se présentait le terrible ba, be, bi, bo bu , écueil du plus grand nombre. Ce redoutable feuillet franchi, nous étions censés savoir lire et admis parmi les grands.
Mais pour utiliser le petit livre, fallait-il au moins que le maître s'occupât un peu de nous et nous montrât de quelle manière il fallait s'y prendre. Le loisir manquait au brave homme, trop occupé par les grands. Le fameux alphabet à pigeon nous était imposé uniquement pour nous donner contenance d'écoliers. Nous devions le méditer sur notre banc, le déchiffrer à l'aide du voisin, si par hasard quelques lettres lui étaient connues. Nos méditations n'aboutissaient guère, à tout instant troublées par la visite aux pommes de terre des chaudrons, la dispute entre camarades pour une bille, l'invasion grognante des porcelets, l'arrivée des poussins. Ces distractions aidant, nous attendions avec patience que l'on nous fit sortir. C'était là notre travail le plus sérieux.
Les grands écrivaient. A eux le peu de lumière de la salle, devant l'étroite fenêtre où le Juif errant et le farouche Golo se faisaient vis-à-vis ; à eux la grande et unique table entourée de bancs. L'école ne fournissant, rien, pas même une goutte d'encre, chacun devait arriver avec son complet outillage. L'encrier d'alors, souvenir de l'antique galimart dont parle Rabelais, était un long étui de carton divisé en deux étages. Le compartiment supérieur recevait les plumes, venues de l'aile du dindon ou de l'oie et taillées avec le canif ; l'inférieur contenait dans une petite fiole un peu d'encre obtenue avec de la suie délayée dans du vinaigre.
La grande occupation du maître était de tailler les plumes, travail délicat, non sans danger pour les doigts inexperts, puis de tracer en tête de la page blanche une ligne de barres, de lettres isolées, de mots, suivant la force de l'écolier. Cela fait, ayez l'oeil sur le chef-d'oeuvre qui va soudain embellir le modèle.
Par quelques flexions onduleuses du poignet, la main, appuyée sur le petit doigt, prépare, combine son élan. Tout à coup cette main part, vole, tourbillonne ; et voilà que sous la ligne d'écriture se déroule une guirlande de boucles, de spirales et de tire-bouchons, encadrant un oiseau aux ailes déployées. Le tout, s'il vous plaît, à l'encre rouge, la seule digne de pareille plume. Petits et grands, nous restions ébahis devant ces merveilles. Le soir, aux veillées de famille, on repassait de main en main le chef-d'oeuvre rapporté de l'école. « Quel homme, disait-on, quel homme qui d'un trait de plume vous fait un Saint-Esprit ! »
Que lisait-on dans mon école ? — Tout au plus, en français, quelques morceaux d'histoire sainte. Le latin revenait plus souvent, pour nous apprendre à chanter à vêpres comme il se doit. Les plus avancés essayaient de déchiffrer le manuscrit, l'acte de vente, grimoire de quelque tabellion.
Et l'histoire, la géographie ? — Nul n'entendit jamais parler de cela. Que nous importait que la terre fût ronde ou cubique ! La difficulté de lui faire produire quelque chose n'en restait pas moins la même.
Et la grammaire ? — Le maître s'en souciait fort peu, et nous encore moins. Substantif, indicatif, subjonctif et autres termes du jargon grammatical nous eussent bien surpris par leur nouveauté et par leur rébarbative tournure. La correction du langage écrit ou parlé devait s'apprendre par l'usage. Du reste, les scrupules sur ce point ne gênaient aucun de nous. A quoi bon tant raffiner lorsque, au sortir de l'école, on revient à son troupeau de moutons !
Et l'arithmétique ? — Oui, on en faisait quelque peu, mais pas sous ce nom savant. On appelait cela le calcul. Ecrire des nombres pas trop longs, les additionner, les retrancher l'un de l'autre, c'était travail assez courant. Le samedi soir, pour clore la semaine, il y avait branle-bas général de calcul. Le plus fort se levait, et d'une voix retentissante récitait la première douzaine du livret. Je dis douzaine, car alors, à cause de nos vieilles mesures duodécimales, l'usage était d'étendre jusqu'à douze la table de multiplication.
Le couplet fini, la classe entière, les petits compris, le reprenait en choeur avec un tel tapage que poussins et porcelets prenaient la fuite si, de fortune, ils se trouvaient là. Et cela durait jusqu'à douze fois douze, le chef de file entonnant la douzaine suivante, toute la classe la répétant aussi haut qu'elle pouvait, donner de voix. De tout ce que nous enseignait l'école, le livret était ce qu'on savait le mieux, tant cette bruyante méthode finissait par marteler le nombre dans nos cervelles.
Ce n'est pas à dire que l'on devînt habile calculateur. Les plus experts aisément se perdaient au milieu des retenues d'une multiplication. Quant à la division, étaient bien rares ceux qui pouvaient s'élever jusque-là. En somme, pour résoudre le moindre problème, on avait recours à des combinaisons mentales bien plus qu'à l'intervention savante du chiffre.
Après tout, notre maître était un excellent homme à qui, pour bien mener l'école, il ne manquait qu'une chose, le temps. Il nous consacrait le peu de loisir que lui laissaient ses nombreuses fonctions.
Et d'abord il gérait les biens d'un propriétaire étranger au village, n'apparaissant que de loin en loin. Il avait sous sa surveillance un vieux château à quatre tours, devenues colombiers ; il présidait à la rentrée des foins, à l'abattage des noix, à la cueillette des pommes, à la moisson des avoines. Pendant la belle saison, nous lui venions en aide.
L'école, bien fréquentée pendant l'hiver, était alors presque déserte. Restaient seuls, non utilisables encore aux travaux des champs, quelques enfants, parmi lesquels celui qui devait un jour mettre par écrit ces choses mémorables. La classe était alors plus gaie. Souvent elle se faisait sur le foin, sur la paille ; plus souvent encore elle se passait à nettoyer le colombier, écraser les escargots sortis, par un temps pluvieux, de leurs forteresses, les hautes bordures de buis du jardin attenant au château.
Notre maître était barbier. De sa main légère, qui savait si bien embellir nos pages d'écriture d'un oiseau tire-bouchonné, il rasait les notabilités de l'endroit, le maire, le curé, le notaire. Notre maître était sonneur de cloches. Un mariage, un baptême, suspendaient la classe ; il fallait carillonner. Une menace d'orage nous donnait vacances : il fallait mettre en branle la grosse cloche pour écarter la foudre et la grêle. Notre maître était chantre au lutrin. De sa voix puissante, il remplissait l'église quand il chantait à vêpres le Magnificat. Notre maître remontait et réglait l'horloge du village. C'était sa fonction d'honneur. Un coup d'oeil donné au soleil pour s'informer à peu près de l'heure, il montait au clocher, ouvrait une grande cage de planches et se trouvait au milieu des rouages d'un grand tournebroche dont il était seul à connaître les secrets.
Avec telle école, tel maître, tels exemples, que deviendront mes goûts naissants, à peine indiqués ? En ce milieu, ils doivent périr, étouffés pour toujours. Eh bien, non : le germe est vivace ; il me travaille les veines et n'en sortira plus. Il trouve aliment partout, jusque sur la couverture de mon alphabet de deux sous. Il y a là une rustique image de pigeon que j'étudie, que je médite avec bien plus de zèle que je ne fais de l'A B C.
Son oeil rond, cerclé d'une couronne de points, semble me sourire. Son aile, dont je compte une à une les plumes, me parle de l'essor là-haut, parmi les beaux nuages ; elle me transporte au bois de hêtres dressant leurs troncs lisses sur un tapis de mousse d'où émergent des champignons blancs, pareils à des oeufs laissés là par quelque poule vagabonde ; elle me conduit aux cimes neigeuses où l'oiseau laisse l'empreinte étoilée de ses pattes rouges. Il est magnifique, mon ami le pigeon ; il me console des amertumes cachées sous la couverture du livre. Grâce à lui, je suis bien sage sur mon banc, et j'attends sans trop d'impatience que l'on nous fasse sortir.
L'école en plein air a d'autres douceurs. Lorsque le maître nous mène écraser les escargots des bordures de buis, je ne remplis pas toujours scrupuleusement mon office d'exterminateur. Mon talon parfois hésite devant la poignée que je viens de cueillir. Ils sont si beaux ! Jugez donc : il y en a de jaunes et de rosés, de blancs et de bruns, tous avec des rubans noirs qui tournent en spirale. Je remplis mes poches des mieux colorés, pour en jouir à mon aise.
Les jours de fenaison au pré du maître, j'entre en relations avec la grenouille qui, écorchée et mise au bout d'une gaule fendue, me sert d'appât, au bord du ruisselet, pour faire sortir l'écrevisse de ses caves. Je prends sur les aulnes l'Hoplie, splendide scarabée qui fait pâlir l'azur du ciel. Je récolte le narcisse et j'apprends à puiser, du bout de la langue, la gouttelette mielleuse qu'il faut aller chercher au fond de la corolle fendue. J'apprends aussi qu'un mal de tête est la conséquence de ce régal trop prolongé. Ce malaise ne nuit en rien à mon admiration pour la superbe fleur blanche, portant collerette rouge à l'entrée de son entonnoir.
Lors de l'abattage des noix, les maigres pelouses me réservent les criquets, déployant leurs ailes les uns en éventail bleu, les autres en éventail rouge. Ainsi la rustique école, même au coeur de l'hiver, fournissait continuel aliment à ma curiosité des choses. Nul besoin de guide et d'exemple ; la passion de la bête et de la plante progressait d'elle-même.
Ce qui ne progressait pas, c'était la connaissance des lettres, bien négligées pour le pigeon. J'en étais là, toujours inexpert au revêche alphabet, lorsque mon père, par une inspiration fortuite, m'apporta de la ville ce qui devait me donner l'élan dans la voie de la lecture. Malgré son rôle considérable dans mon éveil intellectuel, l'acquisition n'était pas ruineuse, oh ! non. C'était une grande image de six liards, coloriée et subdivisée en compartiments où des animaux de toute sorte enseignaient la série des lettres par les initiales de leur nom.
Où caser le précieux tableau ? Il y avait précisément à la maison, dans la pièce réservée aux enfants, une petite fenêtre pareille à celle de l'école, comme cette dernière ouverte au fond d'une sorte de niche, et comme elle donnant vue sur l'ensemble du village. L'une à droite, l'autre à gauche du château à colombiers, les deux s'équivalaient sur les hauteurs de l'entonnoir de la vallée. Je ne pouvais jouir de la fenêtre de l'école que de loin en loin, lorsque le maître quittait sa petite table ; j'avais à ma disposition la seconde tant que je voulais. J'y faisais de longues stations, assis sur une planchette encastrée dans l'embrasure.
On avait là coup d'oeil superbe. J'y voyais les confins du monde, c'est-à-dire les collines qui barraient l'horizon, sauf une trouée vaporeuse par où, sous les vernes et les mules, s'écoulait le ruisseau aux écrevisses. Là-haut, hérissant les crêtes et touchant le ciel, quelques chênes battus par la bise ; au-delà, plus rien, l'inconnu plein de mystère.
Au fond de la cuve, l'église avec ses trois cloches et son cadran de l'horloge. Un peu plus haut, la grande place, où, d'un bassin à l'autre, sous l'abri d'une ample voûte, bruissait une source aménagée en fontaine. De ma fenêtre s'entendaient le caquet des laveuses, les coups de battoir, les grincements des chaudrons écurés avec du sable et du vinaigre. Sur les pentes, des maisonnettes clairsemées, avec jardinets en étages, soutenus par des murs branlants, faisant ventre sous la poussée des terres. Ici et là des ruelles en pente très rapide où les bosselures du roc formaient pavé naturel. Dans ces périlleux couloirs, le mulet, aux sabots fermes pourtant, n'eût osé s'engager avec sa charge de ramée.
Là-bas, hors du village, à mi-hauteur des collines, le grand tilleul archiséculaire, le Tel comme nous l'appelions, dont les flancs excavés par les siècles étaient, dans nos jeux, la cachette favorite. Les jours de foire, son immense frondaison versait l'ombre sur les troupeaux de boeufs et de moutons.
En ce jour solennel, unique dans l'an, quelques idées me venaient du dehors ; j'apprenais que le monde ne finissait pas avec ma conque de collines. Je voyais arriver à dos de mulet et dans des outres en peau de bouc le vin du cabaretier. J'assistais, sur la grande place, à l'ouverture des jarres pleines de poires cuites, à l'étalage des corbeilles de raisins, fruit à peine connu, objet d'ardentes convoitises. J'admirais le tourniquet qui, pour un sou, suivant le point où s'arrêtait son aiguille sur la rangée circulaire de clous, faisait gagner tantôt un caniche rose en sucre d'orge, tantôt une fiole ronde d'anis praliné, tantôt et plus souvent rien du tout.
A terre, sur une toile grise, s'exposaient les rouleaux d'indienne, à fleurettes rouges, tentation des filles. Non loin s'élevait le monceau de sabots en bois de hêtre, de toupies et de flûtes en buis. Les gardiens de moutons y choisissaient leurs instruments, les essayaient en soufflant quelques notes naïves. Que de nouveautés pour moi, que de choses à voir en ce monde ! Mais ce temps de merveilles était de courte durée. Le soir, après quelques bourrades au cabaret, tout était fini. Pour un an, le village rentrait dans le silence.
Ne nous attardons pas à ces souvenirs de l'aube de la vie. Il s'agit de la fameuse image apportée de la ville. Où la caserai-je pour en jouir comme il convient ? Et, parbleu, on l'emplâtera contre l'embrasure de ma fenêtre. La niche, avec le siège de sa planchette, deviendra cellule d'étude ; j'y pourrai alterner le regard du gros tilleul aux bêtes de mon alphabet. Ainsi fut fait.
Maintenant à nous deux, ma précieuse image. Cela débutait par l'âne, la sainte bête. Son nom, à grosse initiale, m'apprenait la lettre A. Le boeuf m'enseignait le B, le canard m'instruisait du C, le dindon faisait sonner le D. Ainsi des autres. Quelques compartiments, il est vrai, manquaient de clarté. J'étais en froideur avec l'hippopotame, le kamichi, le zébu, qui prétendaient me faire dire H, K et Z. Ces animaux étrangers, ne donnant pas à l'abstraction de la lettre l'appui d'une réalité connue, me firent hésiter quelque temps sur leurs récalcitrantes consonnes.
N'importe : le père intervenant dans les cas difficiles, les progrès furent rapides au point qu'en peu de jours je pouvais feuilleter avec fruit mon petit livre à pigeon, jusque-là indéchiffrable. J'étais initié, je savais épeler. Mes parents étaient émerveillés. Ce progrès inattendu, aujourd'hui je me l'explique. L'image révélatrice, me mettant en société des bêtes, concordait avec mes instincts. Si l'animal n'a pas tenu à mon égard ses promesses, je lui dois du moins de m'avoir appris à lire. Par d'autres voies j'y serais parvenu sans doute, mais non avec cette rapidité et cet agrément. Vive la bête !
Une seconde fois, la chance me favorise. Comme récompense de mes progrès, on me donne les fables de La Fontaine, livre de vingt sous, très riche en images, petites il est vrai, très incorrectes, délicieuses toutefois. Il y a là le corbeau, le renard, le loup, la pie, la grenouille, le lapin, l'âne, le chien, le chat, tous personnages de ma connaissance. Ah ! le superbe livre, si bien dans mes goûts avec ses maigres figures où la bête agit, parle. Quant à comprendre ce qui est dit là-dedans, c'est une autre affaire. Va toujours, mon garçon, assemble des syllabes qui ne te disent rien encore ; plus tard elles te parleront, et La Fontaine restera pour toujours ton ami.
J'ai dix ans et je suis au collège de Rodez. Mes fonctions de clergeon dans la chapelle de l'établissement universitaire me valent la gratuité de l'externat. Nous sommes quatre à surplis blanc, à calotte et soutane rouges. Le plus jeune de la corporation, je suis là comme simple figurant. Je fais nombre, et c'est à peu près tout, ne sachant jamais au juste quand il faut agiter la clochette et déplacer le missel. Des tremblements me prennent lorsque, venus deux de ce côté-ci, deux de ce côté-là, nous nous assemblons, avec génuflexion, au milieu du choeur, pour entonner, à la fin de l'office, le Domine, salvum fac regem. Confessons-le : muet de timidité, je laissais faire les autres.
Néanmoins, j'étais bien vu, car, en classe, je faisais bonne figure pour le thème et la version. En ce milieu latinisant et grécisant, il était question de Procas, roi des Albains, et de ses deux fils, Numitor et Amulius. On parlait de Cynégire, l'homme aux fortes mâchoires, qui, les deux mains perdues à la bataille, happait encore et retenait avec les dents une galère persane. On racontait le Phénicien Cadmus, qui sema des dents de dragon en guise de fèves et recueillit de son semis une armée de soudards, s'entretuant à mesure qu'ils sortaient de terre. Seul, survécut à la tuerie un dur à cuire, fils apparemment de la grosse molaire du fond.
M'eût-on entretenu des choses de la lune, je n'aurais pas été plus ahuri. Je me dédommageais avec la bête, qui était loin d'être oubliée au milieu de cette fantasmagorie de héros et de demi-dieux. Tout en faisant honneur aux exploits de Cadmus et de Cynégire, je ne manquais guère, le dimanche et le jeudi, d'aller m'informer si la primevère, le jaune coucou, faisait son apparition dans les prés ; si la linotte couvait sur les genévriers ; si le hanneton tombait dru des peupliers secoués. Ainsi, toujours plus vif, s'entretenait le feu sacré.
D'un échelon à l'autre, j'en étais à Virgile, tout épris de Mélibée, Corydon, Ménalque, Damétas et les autres. Les polissonneries des bergers antiques fort heureusement passaient inaperçues, et il y avait, dans le cadre où se mouvaient les personnages, des détails exquis sur l'abeille, la cigale, la tourterelle, la corneille, la chèvre, le cytise. C'était vrai régal que ces choses des champs dites en vers sonores ; aussi le poète latin a-t-il laissé tenace impression en mes souvenirs classiques.
Puis brusquement adieu les études, adieu Tityre et Ménalque. La malchance s'abat sur nous, implacable. Le pain menace de manquer à la maison. Et maintenant, petit, à la grâce de Dieu ; traîne tes grègues un peu partout, et gagne comme tu le pourras tes deux sous de pommes de terre frites. La vie va devenir géhenne abominable. Passons vite.
Dans ce lamentable désarroi, l'amour de l'insecte devait sombrer. Nullement. Il aurait persisté sur le radeau de la Méduse. Le souvenir me reste de certain hanneton des pins rencontré pour la première fois. Ses panaches antennaires, son élégant semis de taches blanches sur fond marron, furent un rayon de soleil dans les noires misères de la journée.
Abrégeons. La bonne fortune, qui n'abandonne jamais les vaillants, m'amène à l'école normale primaire de Vaucluse, où je trouve pâtée assurée : châtaignes sèches et pois chiches. Le directeur, homme à vues généreuses, a bientôt confiance dans le sujet qui vient de lui arriver. Il me laisse agir à peu près à ma guise, pourvu que soient satisfaits les programmes de l'école, très modestes alors.
Frotté d'un peu de latin et d'orthographe, j'ai quelque avance sur mes condisciples. J'en profite pour débrouiller mes vagues connaissances de la plante et de la bête. Tandis qu'autour de moi s'épluche une dictée, à grands renforts de dictionnaire, j'examine, dans le mystère de mon bureau, le fruit du laurier-rose, la coque du muflier, le dard de la guêpe, l'élytre du carabe.
Avec cet avant-goût des sciences naturelles, glané vaille que vaille, à la dérobée, je sortis de l'école plus passionné que jamais d'insectes et de fleurs. Et cependant il fallait y renoncer. Le gagne-pain de l'avenir, l'instruction à compléter largement, l'exigeait de façon impérieuse. Qu'entreprendre pour m'élever au-dessus de l'école primaire, nourrissant à peine alors son personnel ? L'histoire naturelle ne pouvait me conduire à rien. L'enseignement de cette époque la tenait à l'écart, comme indigne de s'associer au latin et au grec. Les mathématiques me restaient, très simples d'outillage : un tableau noir, un bâton de craie, quelques livres.
Je me lance donc à corps perdu dans les sections coniques, les différentielles et les intégrales. Rude escrime s'il en fût, sans guide, sans conseil, seul, face à face des jours et des jours devant l'abstruse difficulté, que ma tenace méditation dépouillait enfin de ses ténèbres. Vinrent après les sciences physiques, étudiées de la même manière, avec un laboratoire impossible, ouvrage de mon industrie.
Je laisse à penser ce que, dans cette lutte acharnée, devenait la science favorite. Je me morigénais à la moindre velléité d'émancipation, crainte de me laisser séduire par quelque gramen nouveau, quelque coléoptère inconnu. Je me faisais violence. Mes livres d'histoire naturelle étaient condamnés à l'oubli, relégués au fond d'une malle.
Bref, on m'envoie enseigner la physique et la chimie au collège d'Ajaccio. Cette fois la tentation est trop forte. La mer pleine de merveilles, la plage où le flot jette de si beaux coquillages, le maquis à myrtes, arbousiers et lentisques, tout ce paradis de superbe nature lutte avec trop d'avantages contre le cosinus. Je succombe. Deux parts sont faites de mes loisirs. L'une, la plus forte, revient aux mathématiques, base de mon avenir universitaire suivant mes projets ; l'autre se dépense timidement en herborisations, en recherches des choses de la mer. Quel pays, quelles magnifiques études à faire, si, non obsédé par l' x et par l' y, je m'étais adonné sans réserve à mes penchants !
Nous sommes le fétu de paille, jouet des vents. Nous croyons aller vers un but volontairement choisi ; la destinée nous pousse vers un autre. Les mathématiques, préoccupation outrée de ma jeunesse, m'ont à peine servi ; et la bête, dont je me privais autant qu'il était en mon pouvoir, console mes vieilles années. Je n'en garde pas néanmoins rancune au cosinus, que je tiens toujours en haute estime. S'il m'a fait pâlir autrefois, il m'a toujours valu et me vaut encore quelques bonnes distractions sur l'oreiller, lorsque le sommeil tarde à venir.
Sur ces entrefaites, vint à Ajaccio un botaniste avignonnais de grande réputation, Requien, qui, un carton bourré de papier gris sous le bras, herborisait depuis longtemps à travers la Corse, aplatissant, desséchant et distribuant à ses amis. Nous eûmes bientôt fait connaissance. En mes heures de liberté, je l'accompagnais dans ses courses botaniques, et jamais le maître n'eut disciple plus attentif.
A vrai dire, Requien n'était pas un savant, mais un passionné collectionneur. S'il fallait dire le nom et la distribution géographique d'une plante, bien peu se seraient sentis capables de rivaliser avec lui. Brin d'herbe, coussinet de mousse, croûte de lichen, filament d'algue, tout lui était connu. A l'instant la dénomination scientifique venait. Quelle sûreté de mémoire, quel ordre de classement dans l'amas énorme des choses vues ! J'en étais stupéfait. En botanique, je dois beaucoup à Requien. Si la mort lui en eût laissé le temps, je lui devrais sans doute bien davantage, car c'était un coeur généreux, largement ouvert aux tribulations des novices.
L'an d'après, je connus Moquin-Tandon, avec lequel, grâce à Requien, j'avais déjà échangé quelques lettres botaniques. L'illustre professeur de Toulouse venait étudier sur les lieux de la flore qu'il se proposait de décrire d'après les herbiers. A son arrivée, toutes les chambres de l'hôtel étant retenues pour les membres du conseil général convoqué, je lui offris le gîte et le vivre : lit improvisé dans une pièce donnant sur la mer ; service de murène, de turbot et d'oursins, menu vulgaire en ce pays de cocagne, mais de haut intérêt pour le naturaliste, à cause de sa nouveauté. Mon offre cordiale le tenta ; il se laissa gagner ; et nous voilà, pour une quinzaine, la course botanique aux environs terminée, devisant à table de omni re scibili.
Avec Moquin-Tandon se faisaient jour en moi de nouvelles perspectives. Ce n'était plus ici le nomenclateur à mémoire infaillible, mais le naturaliste aux larges idées ; le philosophe, qui monte des petits détails aux grands aperçus ; le littérateur, le poète qui sait, sur la vérité nue, jeter le magique manteau de la parole imagée. Jamais plus je n'assisterai à pareille fête intellectuelle. « Laissez là vos mathématiques, me disait-il ; personne ne prendra intérêt à vos formules. Venez à la bête, à la plante ; et si vous avez, comme il me le semble, quelque ardeur dans les veines, vous trouverez qui vous écoutera. »
Une expédition fut faite dans le centre de l'île, au monte Renoso, qui m'était déjà familier. Je fis récolter au savant l'Immortelle des frimas (Helichrysum frigidum), admirable nappe d'argent ; l'Herbe des mouflons, erba muvrone, comme disent les Corses (Armeria multiceps); la Reine-Marguerite cotonneuse (Leucanthemum tomentosum), qui vêtue d'ouate, frissonne à côté des neiges ; et tant d'autres raretés délices du botaniste. Moquin-Tandon jubilait. De mon côté, bien mieux que l'Immortelle des frimas, sa parole, sa verve m'attiraient, me gagnaient. En descendant de la froide cime, ma résolution était prise : les mathématiques seraient abandonnées.
La veille de son départ : « Vous vous occupez de coquillages, me dit-il ; c'est quelque chose, mais ce n'est pas assez. Il faut surtout s'informer de la bête. Je vais vous monter comment cela se pratique. » Et, armé de ciseaux fins empruntés à la corbeille de couture du ménage, muni de deux aiguilles à la hâte emmanchées d'un bout de sarment, il me montra, dans l'eau d'une assiette profonde, l'anatomie d'un escargot. A mesure venaient l'explication et le croquis des organes étalés. Telle est la seule et mémorable leçon d'histoire naturelle que j'aie jamais reçue en ma vie.
Il est temps de conclure. Je m'interrogeais sur l'instinct, ne pouvant interroger le Scarabée taciturne. Autant qu'il m'est possible de lire en moi, je réponds : « Dès le bas âge, dès le premier éveil intellectuel, j'ai la propension aux choses de la nature ; pour en revenir au terme topique, j'ai la bosse de l'observation. »
Après les détails donnés sur mes ascendants, il serait dérisoire d'invoquer l'atavisme comme explication du fait. Nul ne se risquerait non plus à faire intervenir la parole et l'exemple des maîtres. D'éducation scientifique, moisson des écoles, il n'y en a pas absolument. Je ne suis jamais entré dans une salle de faculté que pour y subir le toisé des examens. Sans maîtres, sans guides, souvent sans livres, en dépit de la misère, le terrible étouffoir, je vais de l'avant, je persiste, je tiens tête aux épreuves, si bien que l'indomptable bosse finit par épancher son maigre contenu. Oh ! oui, bien maigre, mais peut-être de quelque valeur si les circonstances lui fussent venues en aide. J'étais né animalier. Pourquoi et comment ? Pas de réponse.
Nous sommes ainsi, les uns et les autres, dans des directions diverses et à des degrés plus ou moins élevés, des caractéristiques qui nous marquent d'un sceau spécial, caractéristique d'origine insondable. Elles sont parce qu'elles sont, et nul n'en sait davantage. Ce don ne se transmet pas : l'homme de talent a pour fils un imbécile. Il ne s'acquiert pas non plus, mais se perfectionne par l'exercice. Qui ne l'a pas en germe dans ses veines ne le possédera jamais, malgré tous les soins d'une éducation en serre chaude.
Ce qui prend le nom d'instinct lorsqu'on parle de l'animal est l'analogue du génie. C'est, de part et d'autre, une cime au-dessus des vulgaires platitudes. Le premier se transmet, immuable et d'égale mesure pour toute la série d'une espèce ; il est permanent, général, en cela bien différent du génie, non transmissible et changeant de l'un à l'autre. Héritage inviolable de la famille, l'instinct échoit à tous, sans distinction. Là cesse la différence. Indépendant des structures similaires, il éclate comme le génie, ici ou ailleurs, sans aucun motif appréciable. Rien ne peut le faire prévoir, rien dans l'organisation ne l'explique. Interrogés sur ce point, les Bousiers et les autres, chacun en son genre de talent, nous répondraient, si nous pouvions les comprendre : « L'instinct est le génie de la bête. »
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 4.