LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
LA PONTE

Pour expurger la terre des souillures de la mort et faire rentrer dans les trésors de la vie la matière animale défunte, il y a des légions d'entrepreneurs charcutiers, parmi lesquels sont dans nos régions, la Mouche bleue de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et la Mouche grise (Sarcophaga carnaria Lin.). Chacun connaît la première. C'est la grosse mouche d'un bleu sombre qui, son coup fait dans le garde-manger mal surveillé, stationne sur nos vitres et gravement y bourdonne, désireuse de s'en aller au soleil mûrir une autre émission de germes. Comment dépose-t-elle ses oeufs, origine de l'asticot odieux exploiteur de nos vivres, venus de la chasse ou de la boucherie ? Quelles sont ses ruses, et comment pouvons-nous y parer ? C'est ce que je me propose d'examiner.

La Mouche bleue fréquente nos demeures l'automne et une partie de l'hiver, jusqu'à ce que les froids deviennent rigoureux ; mais son apparition dans les champs remonte bien plus haut. Dès les premières belles journées de février, on la voit se réchauffer, toute frileuse, contre les murs ensoleillés. En avril, je l'observe, assez nombreuse, sur les fleurs de Laurier-Tin.

Apparemment c'est là que se fait la pariade, tout en sirotant les exsudations sucrées des petites fleurs blanches. Toute la belle saison se passe au dehors, en courtes volées d'une buvette à l'autre. Quand viennent l'automne et son gibier, elle pénètre chez nous et ne nous quitte qu'aux fortes gelées.

Voilà bien ce qu'il faut à mes habitudes casanières, et surtout à mes jambes fléchissant sous le poids des années. Je n'ai pas à courir après mes sujets d'étude ; ils viennent me trouver. J'ai d'ailleurs des aides vigilants. La maisonnée est avertie de mes projets. Chacun m'apporte, dans un petit cornet de papier, la turbulente visiteuse, capturée à l'instant contre les vitres.

Ainsi se peuple ma volière, consistant en une grande cloche en toile métallique, qui repose dans une terrine pleine de sable. Un godet contenant du miel est le réfectoire de l'établissement. Là viennent se sustenter les captives aux heures de loisir. Pour occuper leurs soins maternels, je fais emploi d'oisillons, Pinsons, Linottes, Moineaux, que me vaut, dans l'enclos, le fusil de mon fils.

Je viens de servir une Linotte tuée l'avant-veille. Alors est introduite sous la cloche une Mouche bleue, une seule, pour éviter la confusion. Son ventre replet annonce une prochaine pente. En effet, une heure après, les émotions de l'internement apaisées, la captive est en travail de gésine. D'un pas âpre et saccadé, elle explore le petit gibier, va de la tête à la queue, revient de la queue à la tête, plusieurs fois recommence, enfin se fixe au voisinage d'un oeil, tout fané, retiré dans son orbite.

L'oviducte se coude à angle droit et plonge dans la commissure du bec, tout à la base. Alors, près d'une demi-heure, c'est l'émission des oeufs. Immobile, impassible tant elle est absorbée dans ses graves affaires, la pondeuse se laisse observer au foyer de ma loupe. Un mouvement de ma part l'effaroucherait ; ma tranquille présence ne lui donne inquiétude. Je ne suis rien pour elle.

L'émission n'est pas continue jusqu'à épuisement des ovaires ; elle est intermittente et se fait par paquets. A diverses reprises, la Mouche quitte le bec de l'oiseau et vient se reposer sur le treillis, en se brossant l'une contre l'autre les pattes postérieures. Avant de s'en servir de nouveau, elle nettoie surtout, elle lisse, elle polit son outil, la sonde conductrice des germes. Puis, se sentant les flancs encore riches, elle revient au même point de la commissure du bec. La ponte reprend, pour cesser tout à l'heure et de nouveau recommencer. Une paire d'heures se passent en ces alternances de station au voisinage de l'oeil et de repos sur le treillis.

Enfin c'est fini. La Mouche ne revient plus sur l'oiseau, preuve de l'épuisement des ovaires. Le lendemain elle est morte. Les oeufs sont plaqués en couche continue, à l'entrée du gosier, à la base de la langue, sur le voile du palais. Leur nombre paraît considérable ; toute la paroi gutturale en est blanchie. J'engage un petit pilier de bois entre les deux mandibules pour les maintenir ouvertes et me permettre de voir ce qui se passera.

J'apprends ainsi que l'éclosion se fait en une paire de jours. Aussitôt née, la jeune vermine, amas grouillant, abandonne les lieux et disparaît dans la profondeur du gosier. S'informer davantage du travail est pour le moment inutile... Nous l'apprendrons plus tard en des conditions d'examen plus aisé.

Le bec de l'oiseau envahi était clos au début, autant que le comporte le rapprochement non forcé des mandibules. A la base restait une étroite rainure, suffisante au plus au passage d'un crin. C'est par là que s'est effectuée la ponte. Etirant son oviducte en tube de lorgnette, la pondeuse a insinué dans le détroit la pointe de son outil, pointe légèrement durcie d'une armure de corne. La finesse de la sonde, est en rapport avec la finesse de l'entrée. Mais si le bec était rigoureusement clos, en quel point se ferait le dépôt des oeufs ?

Avec un fil noué, je maintiens les deux mandibules strictement rapprochées, et je mets une seconde Mouche bleue en présence de la Linotte déjà peuplée par la voie du bec. Cette fois la ponte se fait sur un oeil, entre la paupière et le globe oculaire. A l'éclosion, encore une paire de jours après, les vermisseaux pénètrent dans les profondeurs charnues de l'orbite. Les yeux et le bec, voilà donc les deux principales voies d'accès dans le gibier à plumes.

Il y en a d'autres. Ce sont les blessures. Je coiffe une Linotte d'un capuchon de papier qui empêchera l'invasion par le bec et les yeux. Je la sers, sous la cloche, à une troisième pondeuse. Un plomb a atteint l'oiseau à la poitrine ; mais la plaie n'est pas saignante, aucune souillure n'indique au dehors le point meurtri. J'ai du reste soin de remettre en ordre le plumage, de le lisser avec un pinceau, de sorte que la pièce, très correcte d'aspect, a toutes les apparences de se trouver intacte.

La mouche est bientôt là. Elle inspecte attentivement l'oiseau d'un bout à l'autre ; de ses tarses antérieurs elle tapote la poitrine et le ventre. C'est une sorte d'auscultation par le toucher. A la manière dont réagit le plumage, l'insecte reconnaît ce qu'il y a dessous. Si l'odorat vient en aide, ce ne peut être que dans une faible mesure, car le gibier n'a pas encore l'odeur du faisandé. Rapidement la blessure est trouvée. Aucune goutte de sang ne l'accompagne, fermée qu'elle est par un tampon de duvet que le plomb a refoulé. Sans la mettre à découvert en écartant le plumage, la mouche s'y installe. Là, immobile et le ventre disparu sous les plumes, d'une paire d'heures elle ne bouge. Mes assiduités de curieux ne la détournent en rien de ses affaires.

Quand elle a fini, je la remplace. Rien ni sur l'épiderme ni dans l'embouchure de la plaie. Je dois retirer le tampon de duvet et fouiller à quelque profondeur pour mettre à nu la ponte. Allongeant son tube extensible, l'oviducte a donc pénétré avant, au-delà du bouchon de plumes refoulé par le projectile. Les oeufs sont en un seul paquet ; leur nombre est de trois cents environ. Si le bec et les yeux sont rendus inaccessibles, si de plus la pièce est-sans blessures, la ponte se fait aussi, mais cette fois hésitante et parcimonieuse. Je plume complètement l'oiseau pour mieux me rendre compte des faits ; en outre, je le coiffe d'un capuchon de papier qui défendra les habituels accès. Longtemps, à pas saccadés, la pondeuse en tout sens explore le morceau ; de préférence elle stationne sur la tête, qu'elle ausculte en la tapotant des tarses antérieurs. Elle sait qu'il y a là les pertuis nécessaires à ses desseins ; elle sait non moins bien la débilité de ses vermisseaux, incapables de trouer et de franchir l'étrange obstacle qui l'arrête elle-même et empêche le jeu de l'oviducte. La cagoule de papier lui inspire profonde méfiance. Malgré l'appât tentateur de la tête voilée, aucun oeuf n'est déposé sur l'enveloppe, si mince soit-elle.

Lasse de vaines tentatives pour contourner cet obstacle, la mouche se décide enfin pour d'autres points, mais non sur la poitrine, le ventre, le dos, où l'épiderme est trop coriace, paraît-il, et la lumière trop importante. Il lui faut des cachettes ténébreuses, des recoins où la peau soit de grande finesse. Les endroits adoptés sont le creux de l'aisselle et la base de la cuisse en contact avec le ventre. De part et d'autre, des oeufs sont déposés, mais peu nombreux et démontrant que l'aine et l'aisselle ne sont adoptées qu'avec répugnance et faute d'un meilleur emplacement.

Avec un oiseau non plumé et toujours encapuchonné, la même expérience ne m'a pas réussi ; le plumage empêche la mouche de se glisser en ces lieux profonds. Disons enfin que sur un oiseau écorché, ou tout simplement sur un morceau de viande de boucherie, la ponte se fait en un point quelconque, pourvu qu'il soit obscur. Les plus ténébreux sont les préférés.

De ces divers faits il résulte que, pour le dépôt de ses oeufs, la Mouche bleue recherche tantôt les plaies où les chairs sont à nu, tantôt les muqueuses buccales où oculaires, non protégées par un épiderme de quelque résistance. Il lui faut aussi l'obscurité. Nous verrons plus loin les motifs de sa prédilection.

La parfaite efficacité du capuchon de papier, empêchant l'invasion des vers par les voies des orbites et du bec, m'engage à tenter semblable méthode sur l'oiseau en entier. Il s'agit d'envelopper la pièce d'une sorte d'épiderme artificiel qui dissuade la pondeuse de son entreprise comme le fait l'épiderme naturel. Des Linottes, les unes atteintes de blessures profondes, les autres presque intactes, sont introduites isolément dans des sachets de papier pareils à ceux que le jardinier fleuriste, en vue de conserver ses graines, obtient sans encollage au moyen de quelques plis. Le papier est très ordinaire et de médiocre consistance. Des fragments d'un vulgaire journal suffisent.

Ces fourreaux à cadavres sont abandonnés à l'air libre, sur la table de mon cabinet, où les visitent, suivant l'heure du jour, l'ombre opaque et le vif soleil. Attirées par les émanations de mes charcuteries, les Mouches bleues fréquentent mon laboratoire, dont les fenêtres restent toujours ouvertes. Journellement j'en vois qui se posent sur les sachets et, très affairées, les explorent, renseignées par l'odeur de faisandé. A leurs incessantes allées et venues se reconnaît ardente convoitise, et cependant nulle d'elles ne se décide à pondre sur les sacoches. Elles n'essayent pas même d'insinuer l'oviducte dans les rainures des plis. La saison favorable se passe, et rien n'est déposé sur les sachets tentateurs. Toutes les mères s'abstiennent, jugeant infranchissable pour la vermine le mince obstacle du papier.

Cette circonspection du diptère n'a rien qui me surprenne : la maternité a partout des éclaircies de grande lucidité. Ce qui m'étonne, c'est le résultat que voici. Les sachets à linottes passent l'année entière à découvert sur la table ; ils y passent une seconde année, une troisième. De temps à autre j'en visite le contenu. Les oisillons sont intacts, très corrects du plumage, inodores, arides et légers ainsi que des momies. Ils ne sont pas décomposés, ils se sont momifiés.

Je m'attendais à les voir tomber en pourriture, à diffluer en sanie comme nous le montrent les cadavres laissés à l'air libre. Au contraire ; sans autre altération, les pièces se sont desséchées et durcies. Que leur a-t-il manqué pour se résoudre en putrilage ? Tout simplement l'intervention du diptère. L'asticot est donc la cause primordiale de la dissolution cadavérique, il est par excellence le chimiste putréfacteur.

Une conséquence d'intérêt non négligeable est à tirer de mes bourriches en papier. Dans nos marchés, ceux du Midi surtout, le gibier est appendu sans protection aux crocs de l'étalage. Alouettes assemblées par douzaines avec un fil passé dans les narines, Grives et Tourdes, Pluviers et Vanneaux, Sarcelles, Perdreaux et Bécasses, enfin toutes ces gloires de la broche que nous amène la migration d'automne restent des jours et des semaines exposées aux injures du diptère. L'acheteur se laisse tenter par d'irréprochables apparences ; il fait emplette, et, de retour chez lui, au moment des apprêts culinaires, il s'aperçoit que l'asticot travaille la pièce dont il se promettait délicieux rôti. Horreur ! Il faut jeter l'odieux foyer de vermine.

La Mouche bleue est ici la coupable ; chacun le sait, et personne ne songe à sérieusement s'en affranchir, ni le marchand au détail, ni l'expéditeur en gros, ni le chasseur. Que faudrait-il pour empêcher l'invasion des vers ? Presque rien : glisser chaque pièce dans un fourreau de papier. Si cette précaution est prise au début, avant l'arrivée du diptère, tout gibier est inattaquable et peut indéfiniment attendre le degré de maturité exigé des gourmets.

Bourrés d'olives et de baies de myrte, les Merles de la Corse sont un manger exquis. Il nous en arrive parfois à Orange, stratifiés dans des corbeilles où l'air aisément circule et contenus chacun dans un sachet de papier. Ils sont dans un état de parfaite conservation, conforme aux scrupuleuses exigences de la cuisine. Je félicite l'expéditeur anonyme à qui l'idée lumineuse est venue d'habiller de papier ses merles. Son exemple aura-t-il des imitateurs ? J'en doute.

Un grave reproche peut s'adresser à ce moyen de préservation. Dans son suaire de papier, l'objet est invisible ; il ne fait pas montre alléchante ; il n'avertit pas le passant de sa nature et de ses qualités. Une ressource reste, qui laisserait la pièce à découvert, c'est de coiffer tout simplement l'oiseau d'un bonnet de papier. La tête étant la partie la plus menacée, à cause des muqueuses de la gorge et des yeux, il suffirait en général de la protéger pour arrêter le diptère et couper court à ses entreprises.

Continuons d'interroger la Mouche bleue en variant nos moyens d'information. Une boite en fer blanc, d'un décimètre de hauteur environ, contient un morceau de viande de boucherie. Le couvercle obliquement disposé laisse en un point de son pourtour une étroite fissure où pourrait au plus s'engager une fine aiguille. Lorsque l'appât commence à répandre un fumet de faisandé, les pondeuses arrivent, isolées ou plusieurs à la fois. Elles sont attirées par l'odeur qui, propagée à travers une subtile fente, affecte à peine mon odorat.

Quelque temps elles explorent le récipient métallique, cherchent une voie d'entrée. Ne trouvant rien qui lui permette d'atteindre le morceau convoité, elles se décident à pondre sur le fer-blanc, tout à côté de la fissure. Parfois, lorsque l'étroitesse du passage le permet, elles insinuent l'oviducte dans la boite et pondent à l'intérieur, sur les lèvres même de la fente. Au dedans aussi bien qu'au dehors, les oeufs sont plaqués en couche assez régulière d'arrangement et très nette de blancheur. C'est là que je puise comme à la pelle, c'est-à-dire avec une petite spatule de papier. Sans trace aucune des souillures inévitables si la récolte se faisait sur des viandes gâtées, j'obtiens ainsi, pour mes recherches, des germes en tel nombre que je veux.

Nous venons de voir la Mouche bleue refuser de pondre sur le sachet de papier, malgré les effluves cadavériques de la linotte incluse ; maintenant, sans hésitation, elle dépose ses oeufs sur une lame métallique. La nature du support serait-elle pour quelque chose en l'affaire ? Je remplace le couvercle en fer-blanc de la boîte par un rideau de papier tendu et collé sur l'orifice. De la pointe du canif, j'ouvre à travers ce nouvel opercule une étroite fissure linéaire. Cela suffit : la pondeuse accepte le papier.

Ce qui la décide, ce n'est donc pas simplement l'odeur, bien appréciable même à travers le papier non fendu, c'est avant tout la fissure qui rendra possible l'entrée de la vermine, éclose au dehors, à proximité de l'étroit passage. La mère des asticots a sa logique, ses judicieuses prévisions. Elle sait d'avance la débilité de ses vermisseaux, incapables de s'ouvrir une voie à travers un obstacle de quelque résistance ; aussi, malgré la tentation de l'odeur, se garde-t-elle de pondre tant qu'elle n'a pas reconnu une entrée où puissent d'eux-mêmes s'insinuer les nouveau-nés.

Je tenais à savoir si la coloration, l'éclat, le degré de dureté et autres qualités de l'obstacle auraient une influence sur les décisions de la mère obligée de pondre dans des conditions exceptionnelles. Dans ce but, j'ai fait emploi de petits bocaux, amorcés chacun d'un morceau de viande de boucherie. L'opercule consistait soit en papier de coloration diverse, soit en toile cirée, soit en ces feuilles d'étain qui, parées des rutilances de l'or et du cuivre, servent au liquoriste pour coiffer les bouteilles.

Sur aucun de ces couvercles les pondeuses n'ont stationné, désireuses d'y plaquer leurs oeufs ; mais du moment, que le canif les avait éventrés d'une légère fente, tous, qui plus tôt, qui plus tard, sont visités et reçoivent le blanc semis au voisinage de l'ouverture. L'aspect de l'obstacle n'est donc ici pour rien ; l'obscur et le brillant, le mat et le coloré sont détails d'importance nulle ; l'essentiel est un passage qui permette aux vermisseaux d'entrer.

Eclos au dehors, à distance de la pièce convoitée, les nouveau-nés savent très bien trouver leur réfectoire. A mesure qu'ils se libèrent de l'oeuf, sans hésitation aucune, tant leur flair est précis, ils se glissent sous le rebord du couvercle incomplètement joint, ou bien dans le défilé que le canif a ménagé. Les voici rentrés dans leur terre promise, leur infect paradis.

Impatients d'arriver, se laissent-ils tomber du haut de la muraille ? Nullement. D'une douce reptation ils s'acheminent sur la paroi du bocal ; ils font béquille et grappin de leur avant pointu, toujours en quête d'information. Ils atteignent le morceau, aussitôt s'y installent.

Continuons notre enquête en changeant les dispositifs. Une large éprouvette, mesurant au-delà d'un empan de hauteur, est amorcée, tout au fond, d'un morceau de viande de boucherie. Elle est fermée d'une toile métallique dont les mailles, de deux millimètres environ de côté, ne peuvent donner passage au diptère. La Mouche bleue vient à mon appareil. L'odorat est son guide, bien mieux que la vue. Elle accourt à l'éprouvette voilée d'un étui opaque avec la même ferveur qu'à l'éprouvette laissée nue. L'invisible l'attire autant que le visible.

Elle stationne sur le treillis de l'embouchure, attentivement l'inspecte ; mais, soit que les circonstances ne m'aient pas bien servi, soit que le réseau de fils métalliques inspire méfiance, je ne l'ai jamais vue y plaquer ses oeufs d'une façon évidente. Son témoignage me restant douteux, j'ai recours à la Mouche grise (Sarcophaga carnaria).

Celle-ci, peu méticuleuse en ses préparatifs, confiante d'ailleurs dans la robusticité de ses vers, qui naissent tout formés et déjà vigoureux, me montre aisément ce que je désire voir. Elle explore le treillis, choisit une maille, où elle introduit le bout du ventre, et coup sur coup, non troublée par ma présence, elle émet un certain nombre de vermisseaux, une dizaine, plus ou moins. Il est vrai que ses visites se multiplieront, augmentant la famille dans une proportion qui m'est inconnue.

Les nouveau-nés adhèrent un moment à la toile métallique par suite d'une légère viscosité, ils grouillent, se démènent, se dégagent et se précipitent dans le gouffre. La chute est d'un empan et davantage. Cela fait, la mère décampe, certaine que ses fils se tireront d'affaire tout seuls. S'ils tombent sur la viande, c'est parfait ; s'ils tombent ailleurs, ils sauront en rampant atteindre le morceau.

Cette confiance dans l'inconnu du précipice, avec le seul renseignement de l'odeur, mérite plus ample examen. De quelle hauteur la Mouche grise osera-t-elle laisser choir ses fils ? Je surmonte l'éprouvette d'un tube du calibre d'un col de bouteille. L'embouchure est fermée soit avec une toile métallique, soit avec un opercule de papier que le canif a fendu d'une étroite fissure. En totalité l'appareil mesure soixante-cinq centimètres d'élévation. N'importe : la chute est sans gravité pour la souple échine des jeunes vers, et l'éprouvette se peuple en quelques jours de larves où il est facile de reconnaître la famille de la Mouche grise, d'après le diadème frangé qui, à l'arrière de l'asticot, s'ouvre et se referme ainsi que les pétales d'une fleurette. Je n'ai pas vu la mère opérant, je n'étais pas là au moment requis ; mais aucun doute n'est possible sur sa venue et sur le grand plongeon de la famille ; le contenu de l'éprouvette m'en fournit l'authentique certificat.

J'admire la culbute, et, pour en obtenir de mieux probantes, je remplace le tube par un second, de façon que l'appareil a maintenant douze décimètres d'élévation. La colonne est dressée en un certain point fréquenté du diptère, dans un éclairage discret. Son embouchure, garnie d'une toile métallique, arrive au niveau de divers autres appareils, éprouvettes et bocaux, déjà peuplés ou attendant leur population de vermine. Lorsque l'emplacement est bien connu des mouches, je laisse la colonne seule, crainte de détourner les visiteuses par des exploitations plus faciles.

De temps à autre la bleue et la grise se posent sur le treillis, s'informent un moment, puis décampent. Toute la bonne saison, trois mois durant, l'appareil reste en place sans résultat aucun ; de vers il n'y en a jamais. Pour quel motif ? L'infection de la viande ne se propagerait-elle pas, venue de cette profondeur Mais si, elle se propage ; mon odorat émoussé le constate ; celui de mes enfants, appelés en témoignage, le constate encore mieux.

Alors pourquoi la Mouche grise, qui tantôt laissait choir ses vers d'une belle hauteur, se refuse-t-elle à les précipiter du haut d'une colonne d'élévation double ? Craindrait-elle pour ses vers les meurtrissures d'une chute exagérée ? Rien ne dénote chez elle des inquiétudes éveillées par la longueur du canal. Je ne la vois jamais explorer le tube, en arpenter la dimension. Elle stationne sur l'orifice treillissé, et tout se borne là. Serait-elle avertie de la profondeur du gouffre par l'affaiblissement des puanteurs qui en remontent ? L'odorat mesurerait-il la distance, acceptable ou non ? Peut-être bien.

Toujours est-il que, malgré l'appât de l'odeur, la Mouche grise n'expose pas ses vers à des plongeons exagérés. Saurait-elle davantage que, lors de la rupture des pupes, sa famille ailée, heurtant d'un essor brusque les parois d'une longue cheminée, ne parviendrait pas à sortir ? Pareille prévision est conforme aux règles qui disposent les instincts maternels d'après les exigences de l'avenir.

Mais si la chute n'excède pas certaine mesure, les vers naissants de la Mouche grise sont bel et bien précipités ; ainsi l'affirment toutes nos expériences. Cette donnée nous conduit à une application de quelque valeur en économie domestique. Il est bon que les merveilles de l'entomologie nous amènent parfois aux trivialités de l'utile.

L'habituel garde-manger est une sorte de grande cage dont les quatre faces latérales sont en toile métallique et les deux autres en menuiserie. Des crocs fixés à la paroi d'en haut servent à suspendre les pièces qu'il faut garantir des mouches. Pour occuper du mieux l'espace disponible, souvent ces pièces sont simplement déposées sur le plancher de la cage. Avec ces dispositifs est-on bien assuré d'éviter le diptère et sa vermine ? Nullement.

On se garantira peut-être de la Mouche bleue, médiocrement sujette à pondre sur un treillis à distance des viandes ; mais il restera la Mouche grise, qui, plus entreprenante et plus prompte en affaires, introduira ses vers par le pertuis d'une maille et les laissera choir à l'intérieur du garde-manger. Agiles et bien doués en moyens de reptation, les précipités gagneront aisément ce qui repose sur le plancher ; seules seront hors de leurs atteintes les pièces suspendues. Il n'entre pas dans les moeurs des vers de la viande d'explorer les hauteurs, surtout par la voie d'un cordon.

On fait usage aussi de cloches en toile métallique. Encore moins bien que le garde-manger le dôme en treillis protège ce qu'il recouvre. La Mouche grise n'en tient compte. A travers les mailles, elle peut laisser tomber ses vers sur le morceau convoité.

Que faire alors ? Rien de plus simple. Il suffit d'enclore, une par une, dans des enveloppes de papier, les pièces à préserver, Grives, Tourdes, Perdrix, Bécasses et autres. Mêmes soins à l'égard des viandes de boucherie. Avec cette seule armure défensive, qui laisse à l'air circulation suffisante, toute invasion des vers est impossible, même sans cloche et sans garde-manger : non que le papier ait des vertus préservatrices spéciales, mais uniquement parce qu'il forme barrière impénétrable. La Mouche bleue se garde bien d'y pondre et la Mouche grise d'y enfanter, sachant l'une et l'autre leurs vermisseaux naissants incapables de traverser cet obstacle.

Même succès du papier dans la lutte contre les Teignes, fléau des lainages et des pelleteries. Pour éloigner ces tondeuses de draps, ces épileuses de fourrures, on fait généralement usage de camphre, de naphtaline, de tabac, de bouquets de lavande et autres aromates d'odeur forte. Sans vouloir médire de ces préservatifs, il faut reconnaître que le moyen employé est de très médiocre efficacité. Les émanations odorantes n'arrêtent guère les ravages des Teignes.

Je conseillerai donc aux ménagères de remplacer toute cette droguerie par des journaux de format convenable. La pièce à protéger, fourrure, flanelle, vêtement de drap, etc., est soigneusement pliée dans un journal dont on assemble les bords par un pli double, bien épinglé. Si l'assemblage est rigoureux, jamais les teignes ne pénétreront sous l'enveloppe. Depuis que, sur mes conseils, il est fait emploi de cette méthode dans mon ménage, les dégâts d'autrefois ne se renouvellent plus.

Revenons au diptère. Au fond d'un bocal, un morceau de viande est dissimulé sous une couche de sable fin et sec d'un travers de doigt d'épaisseur. L'appareil, librement ouvert, est à large goulot. Attiré par l'odeur, viendra qui voudra sans entrave.

Les Mouches bleues ne tardent pas à visiter ma préparation ; elles pénètrent dans le bocal, sortent et rentrent, s'informent de la chose invisible décelée par son fumet. Une surveillance assidue me les montre affairées, explorant la nappe sablonneuse, la piétinant à petits coups de tarses, l'interrogeant de la trompe. Deux ou trois semaines, je laisse faire les visiteuses. Aucune ne dépose des oeufs.

C'est la répétition de ce que m'a montré le sachet de papier contenant un oiseau mort. Les Mouches se refusent à pondre sur le sable, apparemment pour les mêmes motifs. Le papier était jugé obstacle que ne pourrait franchir la débile vermine. Avec le sable c'est pire. Ses rudesses blesseraient les tendres nouveau-nés, son aridité, tarirait la moiteur indispensable à leurs mouvements. Plus tard, au moment des préparatifs de la métamorphose, les forces étant venues, les vers piocheront très bien la terre et sauront y descendre ; mais au début, ce serait pour eux grave péril. Au courant de ces difficultés, les mères, si tentées qu'elles soient par l'odeur, s'abstiennent de produire. Et en effet, après une longue attente, crainte que des paquets d'oeufs n'aient échappé à mon attention, je visite de fond en comble le contenu du bocal. Viande et sable ne contiennent ni larves ni pupes ; tout est absolument désert.

La couche de sable étant d'un travers de doigt d'épaisseur, cette expérience demande certaines précautions. Il peut se faire que, se gonflant un peu, la viande gâtée émerge en quelques points. Si petits que soient les îlots charnus visibles, les mouches y viennent et peuplent. Parfois encore les exsudations du morceau corrompu imbibent une petite étendue de la nappe sablonneuse. Cela suffit au premier établissement du ver. Ces causes d'insuccès s'évitent avec une couche de sable d'environ un pouce d'épaisseur. Alors Mouche bleue, Mouche grise et autres diptères exploiteurs de cadavres sont très bien tenus à l'écart.

En vue de nous édifier sur notre néant, les orateurs de la chaire ont parfois abusé du ver de la tombe. N'accordons créance à leur lugubre rhétorique. La chimie de la dissolution finale parle assez éloquemment de nos misères sans qu'il soit nécessaire d'y adjoindre d'imaginaires horreurs. Le ver du sépulcre est invention d'esprits moroses, incapables de voir les choses telles qu'elles sont. Sous quelques pouces de terre seulement, les trépassés peuvent dormir leur tranquille sommeil ; jamais le diptère n'y viendra les exploiter.

A la surface du sol, en plein air, oui, l'affreuse invasion est possible ; elle est même la règle absolue. Dans la remise en fusion de la matière pour d'autres ouvrages, cadavre pour cadavre l'homme ne vaut pas mieux que la dernière des brutes. Alors le diptère use de ses droits ; il nous traite comme il le fait à l'égard d'une vulgaire loque animale. Dans ses ateliers de rénovation, la Nature est pour nous d'une superbe indifférence ; au fond de ses creusets, bêtes et gens, gueux et monarques sont absolument même chose. Voilà vraiment l'égalité, la seule de ce monde, l'égalité devant l'asticot.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 21.