LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
LE VER

Ecloses dans l'intervalle de deux jours en saison chaude, soit à l'intérieur de mes appareils et directement sur le morceau de viande, soit à l'extérieur au bord d'une fissure qui permet l'entrée, les larves de la Mouche bleue se mettent aussitôt à l'ouvrage. Elles ne mangent pas, au sens rigoureux du mot, c'est-à-dire qu'elles ne divisent pas la nourriture, ne la triturent pas au moyen d'outils masticatoires. Leur pièces buccales ne se prêtent à ce genre de travail. Ce sont deux bâtonnets cornés, glissant l'un contre l'autre et non opposables par leur extrémité crochue, disposition qui exclut tout office apte à saisir et broyer.

Les deux grappins gutturaux servent à la marche bien mieux qu'à la nutrition. Le ver les implante tour à tour sur la voie parcourue, et d'une contraction de croupe progresse d'autant. Il a dans son gosier tubulaire l'équivalent de nos bâtons ferrés, qui fournissent l'appui et permettent l'élan.

A la faveur de cette mécanique buccale, l'asticot non seulement chemine à la surface, mais encore il pénètre aisément dans la viande ; je l'y vois disparaître comme s'il plongeait dans du beurre. Il y fait sa trouée, mais sans prélever sur son passage autre chose que des gorgées fluides. La moindre parcelle solide n'est détachée et déglutie. Ce n'est pas là son régime. Il lui faut un brouet, un consommé, une sorte d'extrait Liebig coulant qu'il prépare lui-même. Puisque digérer n'est en somme que liquéfier, on peut dire, sans paradoxe, que le ver de la Mouche bleue digère sa nourriture avant de l'avaler.

En vue de soulager nos défaillances stomacales, les préparateurs de produits pharmaceutiques raclent l'estomac du porc et celui du mouton ; ils obtiennent ainsi la pepsine, agent digestif qui a la propriété de liquéfier les matières albuminoïdes, la chair musculaire en particulier. Que ne peuvent-ils gratter l'estomac de l'asticot ! Ils obtiendraient un produit de qualité supérieure, car le ver carnivore possède, lui aussi, sa pepsine, de singulière activité. Les expériences suivantes l'établissent.

Du blanc d'oeuf cuit à l'eau bouillante est divisé en cubes menus que j'introduis dans une petite éprouvette. A la surface du contenu je sème les oeufs de la Mouche bleue, oeufs sans la moindre souillure, tels que me les fournissent les pontes faites à l'extérieur de boîtes en fer-blanc amorcées de viande et non parfaitement closes. Une éprouvette pareille reçoit le blanc d'oeuf cuit, mais non peuplé de germes. Fermées d'un tampon de coton, les deux préparations sont abandonnées dans un recoin obscur.

En quelques jours, le tube où grouille la vermine, nouvellement née, contient un liquide fluide et transparent comme de l'eau. Il n'y resterait rien si je le renversais. Tout le blanc d'oeuf a disparu, liquéfié. Quant aux vers, déjà grandelets, ils paraissent fort mal à leur aise. Sans appui pour atteindre l'air respirable, la plupart plongent dans le bouillon, leur ouvrage ; ils y périssent noyés. D'autres, plus vigoureux, rampent sur le verre jusqu'au tampon d'ouate, qu'ils parviennent à traverser. Leur avant pointu, armé de grappins, est le clou qui s'enfonce dans la masse filandreuse.

Dans la seconde éprouvette, qui, disposée à côté de l'autre, a subi les mêmes influences atmosphériques, rien de saillant n'est survenu. Le blanc d'oeuf cuit a conservé sa blancheur mate et sa fermeté. Tel je l'avais mis, tel je le retrouve. Tout au plus s'y constatent des traces de moisissure. La conséquence de cet essai primordial est de pleine évidence : l'intervention du ver de la Mouche bleue convertit en liquide l'albumine cuite.

On titre la valeur de la pepsine pharmaceutique d'après la quantité de blanc d'oeuf cuit qu'un gramme de cet agent peut liquéfier. Le mélange doit être exposé dans une étuve à la température de soixante degrés, et en outre fréquemment agité. Ma préparation, où éclosent les oeufs de la Mouche bleue, n'est ni secouée, ni soumise à la chaleur d'une étuve, tout s'y passe en repos et dans les conditions thermométriques de l'air ambiant ; néanmoins, en peu de jours, l'albumine cuite travaillée par la vermine devient coulante comme de l'eau.

Le réactif cause de cette liquéfaction échappe à mon examen. Les vers doivent le dégorger par doses infinitésimales, tandis que leurs bâtonnets gutturaux, en mouvement continuel, émergent un peu de la bouche, rentrent, reparaissent. Ces coups de piston, ces sortes de baisers s'accompagnent de l'émission du solvant ; du moins je me le figure ainsi. L'asticot crache sur sa nourriture, il y dépose de quoi la convertir en bouillon. Evaluer en quantité cette expectoration n'est pas dans mes moyens ; je constate le résultat, je n'aperçois pas l'agent provocateur.

Or, ce résultat est en vérité stupéfiant si l'on considère l'exiguïté des moyens. Nulle pepsine, venue du porc et du mouton, ne peut rivaliser avec celle du ver. Je possède un flacon de pepsine venu de l'Ecole de pharmacie de Montpellier. Avec la savante drogue, je poudre copieusement des morceaux de blanc d'oeuf cuit, comme je le fais avec la ponte de la Mouche bleue. Nulle intervention de l'étuve, nulle addition d'eau distillée ni d'acide chlorhydrique, adjuvants recommandés. L'expérience est conduite exactement de la même façon que celle des tubes à vermine.

Le résultat n'est pas du tout ce que j'attendais. Le blanc d'oeuf ne se liquéfie pas. Il s'humecte simplement à la surface, et encore cette humidité peut-elle provenir de la pepsine, qui est très hygrométrique. Oui, j'avais raison de le dire : si la chose était praticable, il serait avantageux pour la pharmaceutique de cueillir sa drogue digestive dans l'estomac de l'asticot. Le ver l'emporte ici sur le porc et le mouton.

En ce qui me reste à dire, la même méthode est suivie. Sur le morceau expérimenté, je mets éclore la ponte de la Mouche bleue, et je laisse les vers travailler à leur guise. La chair musculaire, venue du mouton, du boeuf, du porc indifféremment, ne se convertit pas en liquide ; elle devient une purée coulante d'un brun vineux. Le foie, le poumon, la rate, sont mieux attaqués, sans toutefois dépasser l'état de marmelade demi-fluide, qui se délaye très bien dans l'eau et paraît même s'y dissoudre. La matière cérébrale ne se liquéfie pas non plus, elle se résout simplement en fine purée.

D'autre part, les matières grasses, suif de boeuf, lard frais, beurre, n'éprouvent pas d'altération appréciable. De plus, les vers rapidement dépérissent, incapables de grossir un peu. De pareils aliments ne leur conviennent pas. Pour quels motifs ? Apparemment parce qu'ils ne sont pas liquéfiables au moyen du réactif dégorgé par les vers. De même la pepsine ordinaire n'attaque pas les matières grasses ; il faut la pancréatine pour les émulsionner. Ce curieux rapprochement de propriétés, positives avec les matières albuminoïdes, négatives avec les matières grasses, affirme l'analogie et peut-être l'identité du dissolvant expectoré par les vers et de la pepsine des animaux supérieurs.

Une autre preuve est celle-ci. La pepsine classique, ne dissout pas l'épiderme, matière de nature cornée. Celle des vers du diptère ne le dissout pas non plus. Il m'est aisé d'élever des larves de la Mouche bleue avec des Grillons morts dont j'ai ouvert le ventre. Je n'y parviens pas si la pièce est intacte ; les asticots ne savent pas lui trouer la succulente panse ; ils sont arrêtés par l'épiderme, contre lequel leur réactif est sans action. Ou bien encore je sers des cuissots de Grenouille dépouillés de leur peau. La chair du batracien devient bouillon et disparaît jusqu'à l'os. Si je ne les dénude pas, ils restent intacts au milieu de la vermine. Leur fine peau suffit à les protéger.

Cette inaction sur l'épiderme nous explique pourquoi la Mouche bleue se refuse à pondre sur un point quelconque de la bête exploitée. Il lui faut les délicates muqueuses des narines, des yeux, du gosier, ou bien des plaies où la chair est à nu. Nul autre emplacement ne lui convient, serait-il excellent sous le rapport du fumet et de l'ombre. Tout au plus, ne trouvant pas mieux lorsque mes artifices s'en mêlent, se décide-t-elle à plaquer quelques oeufs sous l'aisselle d'un oisillon plumé, ou bien à l'aine, points où l'épiderme est de finesse exceptionnelle.

En sa prescience maternelle, la Mouche bleue connaît à merveille les surfaces d'élection, les seules aptes à se ramollir, à diffluer par l'attaque du réactif que baveront les nouveau-nés. La chimie de l'avenir lui est familière, quoique sans usage pour sa propre réfection ; la maternité, haute inspiratrice des instincts, lui en donne leçon.

Si scrupuleuse qu'elle soit dans le choix des points où doivent se déposer les oeufs, la Mouche bleue ne se préoccupe pas de la qualité des vivres destinés à sa famille. Tout cadavre lui est bon. Redi, le savant italien qui, le premier, ruina l'antique et sotte idée des vers fils de la pourriture, alimentait la vermine de ses appareils avec de la chair d'origine très variée. Afin de rendre ses preuves plus concluantes, il exagérait les données du réfectoire. Chair de tigre et de lion, d'ours et de léopard, de renard et de loup, de mouton et de boeuf, de cheval et d'âne, et bien d'autres, fournies par la riche ménagerie de Florence, variaient le régime imposé. Cette prodigalité n'était pas nécessaire ; loup et mouton sont au fond même chose pour un estomac sans préjugés.

Lointain disciple de l'historien des asticots, je reprends le problème sous un aspect non soupçonné de Redi. Toute chair provenant d'un animal d'ordre supérieur convient à la famille du diptère ; en sera-t-il de même si la pièce est d'organisation moins élevée, et consiste en charcuterie de poisson, par exemple, de batracien, de mollusque, d'insecte, de myriapode ? Les vers accepteront-ils ces victuailles, et surtout parviendront-ils à les liquéfier, condition primordiale ?

Je sers un morceau de Merlan cru. La chair est blanche, fine, à demi translucide, de digestion aisée pour notre estomac, et non moins bien pour le dissolvant du ver. Elle se résout en un fluide opalin, coulant comme de l'eau. A peu près ainsi se liquéfie le blanc d'oeuf cuit. En pareil milieu conservant encore des îlots solides, les vers grossissent d'abord ; puis, manquant d'appuis et menacés de noyade dans un bouillon trop fluide, ils rampent sur la paroi de verre, inquiets et désireux de s'en aller. Ils montent jusqu'au tampon d'ouate fermant l'éprouvette et s'efforcent de déguerpir à travers le coton. Doués d'une tenace persévérance, presque tous décampent malgré l'obstacle. L'éprouvette à blanc d'oeuf m'avait montré pareil exode. Bien que le mets leur convienne, comme en témoigne leur croissance, les vers cessent de s'alimenter et s'échappent lorsque la noyade est imminente.

Avec d'autres poissons, Raie et Sardine, avec les muscles de la Rainette et de la Grenouille, les chairs se résolvent simplement en purée. Des hachis de Limace, de Scolopendre, de Mante religieuse, fournissent les mêmes résultats.

Dans toutes ces préparations, l'action dissolvante des vers s'affirme non moins bien que lorsqu'il est fait usage de viande de boucherie. De plus, les vers semblent satisfaits de l'étrange régime que ma curiosité leur impose ; ils prospèrent au sein des victuailles ; ils s'y transforment en pupes.

La conclusion est donc beaucoup plus générale que ne se figurait Redi. Toute chair, d'ordre supérieur ou d'ordre inférieur n'importe, convient à la Mouche bleue pour l'établissement de sa famille. Les cadavres de la bête à poils et de la bête à plumes sont les vivres préférés, probablement à cause de leur richesse, permettant de copieuses pontes ; mais à l'occasion les autres sont acceptés aussi, sans inconvénient. Toute loque ayant vécu de la vie animale rentre dans le domaine de ces défricheurs de la mort.

Quel est leur nombre pour une seule mère ? J'ai déjà parlé d'une ponte de trois cents, relevée oeuf par oeuf. Une circonstance bien fortuite me permet d'aller plus loin. Dans la première semaine de janvier 1905, il était survenu, brusque et de peu de durée, un froid bien exceptionnel pour ma région. Le thermomètre descendait à douze degrés au-dessous de zéro. Au plus fort de la sauvage bise qui déjà mettait du roux sur le feuillage des oliviers, me fut apportée une Effraie ou Chouette des clochers, trouvée morte gisant à terre, en plein air, non loin de ma demeure. Mon renom d'amateur de bêtes me valait ce présent, qu'on croyait m'être agréable.

Il le fut, en effet, mais pour des motifs auxquels n'avait certes pas songé l'inventeur de la pièce. L'oiseau était intact, bien correct de plumage, sans la moindre blessure apparente. Peut-être était-il mort de froid. Ce qui me le fit accepter avec reconnaissance l'aurait fait, précisément refuser de tout autre. Ses grands yeux, fanés par la mort, disparaissaient sous un épais amas d'oeufs, où je reconnus la ponte de la Mouche bleue. D'autres amas pareils occupaient le voisinage des narines. Si je veux un semis d'asticots, en voilà certes un comme je n'en ai pas vu d'aussi riche.

Je dépose le cadavre sur le sable d'une terrine, je le couvre d'une cloche en toile métallique et je laisse les événements suivre leur cours. Le laboratoire où j'installe ma bête n'est autre que mon cabinet de travail. Il y fait, de peu s'en faut, aussi froid qu'au dehors, à tel point que l'eau de l'aquarium où j'élevais autrefois des larves de Phrygane s'est prise toute en un bloc de glace. En semblable condition de température, les yeux de la Chouette gardent, invariable, leur blanc voile de germes. Rien ne bouge, rien ne grouille. Lassé d'attendre, je n'accorde plus attention au cadavre ; je laisse à l'avenir de décider si le froid n'a pas exterminé la famille du diptère.

Dans le courant de mars, les paquets d'oeufs ont disparu, j'ignore depuis combien de temps. L'oiseau d'ailleurs semble intact. A la face ventrale, tournée en l'air, le plumage garde le correct arrangement et le frais coloris. Je soulève la pièce. C'est léger, très aride, sonnant le racorni ainsi qu'une vieille savate tannée aux champs par le soleil d'été. D'odeur, point. L'aridité a maîtrisé l'infection, qui du reste n'a jamais été importune en cette glaciale période. Le dos, en contact avec le sable, est au contraire une odieuse ruine, en partie déplumée. Les pennes de la queue ont les canons à nu ; quelques os se montrent dénudés de muscles et blanchis. La peau est devenue un cuir noirâtre, percé de trous ronds pareils à ceux de la membrane d'un crible. C'est affreux de hideur, mais très instructif.

Le misérable Hibou, si délabré de l'échine, nous apprend d'abord qu'une température de douze degrés au-dessous de zéro ne compromet pas les germes de la Mouche bleue. Les vers sont nés sans encombre malgré la rude bourrasque ; ils ont copieusement festoyé d'extrait de viande ; puis, devenus gros et gras, ils sont descendus en terre en perçant de trous ronds la peau de l'oiseau. Leurs pupes doivent maintenant se trouver dans le sable de la terrine.

Elles y sont effectivement, et si nombreuses que, pour les recueillir, je suis obligé de recourir au tamis. Jamais, me servant de pinces, je ne viendrais à bout de telle multitude par un simple triage. Le sable passe à travers les mailles du crible, les pupes restent en dessus. Les compter une à une excéderait ma patience. Je les mesure au boisseau, c'est-à-dire avec un dé à coudre dont je connais la contenance, évaluée en pupes. Le résultat de ma supputation n'est pas loin de neuf cents.

Cette famille provient-elle d'une seule mère ? Volontiers je l'admettrais, tant à est peu probable que la Mouche bleue, fort rare dans nos habitations pendant les rudesses de l'hiver, soit assez fréquente au dehors pour se grouper et vaquer en commun à ses affaires tandis que sévit une glaciale bourrasque. Une attardée, jouet de la bise, une seule, doit avoir déposé sur les yeux de la Chouette le faix pressant de ses ovaires. Cette ponte de neuf centaines, ponte incomplète peut-être, témoigne du haut rôle du diptère liquidateur de cadavres.

Avant de rejeter l'Effraie exploitée par les vers, surmontons notre répugnance et donnons un coup d'oeil à l'intérieur de l'oiseau. C'est une cavité anfractueuse, palissadée de ruines n'ayant plus de nom. Muscles et viscères ont disparu, convertis en purée et consommés à mesure par la population. De partout, à l'humide a succédé le sec, au boueux le solide.

En vain mes pinces fouillent coins et recoins, elles n'y rencontrent pas une seule pupe. Tous les vers ont émigré, absolument tous. Du premier au dernier, ils ont abandonné la cabine cadavérique, douce à leur délicat épiderme ; ils ont quitté le velours pour les rudesses du sol. Le sec leur serait-il, maintenant nécessaire ? Ils l'avaient au sein de la carcasse, aride, tarie à fond. Se précautionneraient-ils contre le froid et la pluie ? Nul abri ne pourrait mieux leur convenir que l'épais édredon du plumage, conservé sans dommage aucun sur le ventre, la poitrine et tous les points non en contact avec la terre. Ils ont fui, semble-t-il, le bien-être pour un séjour moins clément. L'heure de la transformation venue, tous ont quitté le Hibou, gîte excellent, tous ont plongé dans le sable.

La sortie du tabernacle mortuaire s'est faite par des trous ronds dont la peau est percée. Ces trous sont l'ouvrage des vers, là-dessus aucun doute ; cependant nous venons de voir les pondeuses refuser pour support de leurs oeufs tout point où les chairs sont défendues par un épiderme de quelque résistance. Le motif en est le défaut d'action de la pepsine sur les matières épidermiques. Faute de liquéfaction en des points pareils, le brouet alimentaire y serait impossible.

D'autre part, les vermisseaux ne peuvent pas, ou tout au moins ne savent pas, à l'aide de leur double harpon guttural, piocher l'enveloppe, la déchirer et parvenir à la chair fluidifiable. A ces nouveau-nés la force manque, et surtout l'intention. Mais aux approches de la descente en terre, vigoureux et brusquement versés dans l'art requis, les vers savent très bien corroder patiemment et s'ouvrir un passage. Des crocs de leurs bâtonnets ambulatoires, ils piochent, ils grattent, ils dilacèrent. Les instincts ont des inspirations soudaines. Ce qu'elle ne savait pas faire au début, la bête le sait sans apprentissage, lorsque l'heure est venue de pratiquer telle et telle autre industrie. L'asticot mûr pour l'inhumation perfore un obstacle membraneux que le ver, occupé de son bouillon, n'aurait pas même essayé d'attaquer ni de sa pepsine ni de ses grappins.

Pour quel motif le ver abandonne-t-il la carcasse, excellent abri ? Pourquoi va-t-il se domicilier dans le sol ? Premier assainisseur des choses mortes, il travaille au plus pressé, le tarissement de l'infection ; mais il laisse copieux résidu, inattaquable par les réactifs de sa chimie dissolvante. Ces restes, à leur tour, doivent disparaître. Après le diptère accourent des anatomistes qui reprennent l'aride relique, grignotent peau, tendons, ligaments, et ratissent l'os jusqu'au blanc.

Le mieux expert en ce travail est le Dermeste, passionné rongeur des reliques animales. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il arrivera sur la pièce déjà exploitée par le diptère. Or qu'adviendrait-il si les pupes se trouvaient là ? C'est visible. Amateur d'aliments coriaces, le Dermeste porterait la dent sur les barillets de corne et les mettrait à mal d'une simple morsure. S'il ne touchait pas au contenu, chose vivante qui probablement lui répugne, il dégusterait tout au moins le contenant, matière inerte. La future mouche serait perdue parce que son étui serait troué. De même, dans les magasins des filatures, un Dermeste (Dermestes vulpinus Fab.)perce les cocons pour attaquer la chrysalide à téguments de corne.

L'asticot prévoit le danger et déguerpit avant que l'autre arrive. En quelle mémoire loge-t-il tant de sapience, lui l'indigent, dépourvu de tête, car il faut une certaine extension de langage pour appeler de ce nom de tête l'avant pointu de l'animal ? Comment a-t-il appris que, pour sauvegarder la pupe, il convient de déserter le cadavre, et que, pour sauvegarder la mouche, il convient de ne pas s'enterrer trop profondément ?

Pour émerger de dessous terre après l'éclosion de l'insecte parfait, ma méthode de la Mouche bleue consiste à disloquer la tête en deux moitiés mobiles qui, boursouflées de leur gros oeil rouge, tour à tour s'éloignent et se rapprochent. Dans l'intervalle surgit et disparaît, disparaît et surgit, une volumineuse hernie hyaline. Lorsque les deux moitiés s'écartent, un oeil refoulé vers la droite et l'autre vers la gauche, on dirait que l'insecte se fend la boîte crânienne pour en expulser le contenu. Alors la hernie surgit, obtuse au bout et renflée en grosse tête de clou. Puis le front se referme, la hernie rentre, ne laissant de visible qu'une sorte de vague mufle.

En somme, une poche frontale, à palpitations profondes d'instant en instant renouvelées, est l'outil de délivrance, le pilon à l'aide duquel le diptère nouvellement éclos choque le sable et le fait crouler. A mesure, les pattes refoulent en arrière les éboulis, et l'insecte progresse d'autant vers la surface.

Rude besogne que cette exhumation à coups de tête fendue et palpitante. En outre, l'exténuant effort s'impose au moment de la plus grande faiblesse, lorsque l'insecte sort de sa pupe, coffret protecteur. Il en sort pâle, sans consistance, disgracieux, à peine vêtu des ailes qui, plissées en long et raccourcies par une échancrure sinueuse, couvrent pauvrement le haut de l'échine. Hirsute de cils farouches et coloré de cendré, il a piteux aspect. La grand voilure, apte à l'essor, s'étalera plus tard. Pour le moment elle serait un embarras au niveau des obstacles à traverser. Viendra plus tard aussi le costume correct où la sévérité du noir fait ressortir le bleu chatoyant de l'indigo.

La hernie frontale qui fait crouler le sable sous le choc de ses pulsations est apte à fonctionner quelque temps après la sortie de terre. Saisissons avec des pinces l'une des pattes d'arrière de la Mouche récemment libérée. Aussitôt l'outil céphalique travaille, se gonflant, se dégonflant non moins bien que tantôt, quand il fallait pratiquer une trouée dans le sable. Entravé dans ses mouvements comme il l'était sous la terre, l'insecte lutte de son mieux contre le seul obstacle à lui connu. De sa gibbe pulsatoire, il cogne l'air de même qu'auparavant il cognait la barrière terreuse. En toute circonstance fâcheuse, son unique ressource est de se fendre la tête et d'exhiber sa hernie crânienne qui sort et rentre, rentre et sort. Près de deux heures, entrecoupées d'arrêts dus à la fatigue, la machinette palpitante fonctionne au bout de mes pinces.

Cependant la désespérée se durcit l'épiderme ; elle étale sa voilure et revêt son costume de grand deuil, mélangé de noir et de bleu sombre. Alors les yeux, latéralement déjetés, se rapprochent, prennent la position normale. La fente du front se reforme ; la poche libératrice rentre pour ne se montrer jamais plus. Mais avant une précaution est à prendre. Avec les tarses antérieurs, la gibbe qui va disparaître est soigneusement brossée, crainte de se loger du gravier dans le crâne lorsque les deux moitiés de la tête se rejoindront pour toujours.

L'asticot est au courant des misères qui l'attendent lorsque, devenu mouche, il devra remonter de dessous terre ; il sait par avance combien, avec le faible instrument dont il dispose, l'ascension sera pénible, au point de devenir mortelle pour peu que le trajet s'allonge. Il pressent les dangers futurs et les conjure autant que le permet sa prudence. Doué de deux bâtons ferrés dans le gosier, il peut aisément descendre à telle profondeur qu'il voudra. La tranquillité plus grande et la température moins âpre exigeraient gîte profond autant que possible ; le plus bas sera le meilleur pour le bien-être du ver et de la pupe, à la condition que la descente soit praticable.

Elle l'est à merveille, et voici que, libre d'obéir à son inspiration, le ver s'abstient. Je l'élève dans une terrine profonde, pleine de sable fin et sec, milieu de fouille aisée. L'ensevelissement est toujours médiocre. Un travers de main environ, c'est tout ce que se permet le plongeur le plus avancé. La plupart des ensevelis restent même plus près de la surface. Là, sous une mince couche de sable, la peau du ver durcit et devient un cercueil, un coffret où se dort le sommeil de la transformation. Quelques semaines après, l'inhumé se réveille, transfiguré, mais débile, n'ayant pour se déterrer que la sacoche pulsatoire de son front ouvert.

Ce que l'asticot s'est défendu de faire, il m'est loisible de le réaliser si je tiens à savoir de quelle profondeur peut remonter le diptère. Au fond d'un large tube, fermé d'un bout, je dépose quinze pupes de la Mouche bleue obtenues en hiver. Au-dessus de ces pupes s'élève une colonne verticale de sable fin et sec, dont je fais varier la hauteur d'un appareil à l'autre. Avril venu, les éclosions commencent.

Le tube avec six centimètres de sable, la moindre des colonnes essayées, fournit le meilleur résultat. Des quinze sujets ensevelis à l'état de pupes, quatorze, devenus mouches, parviennent aisément à la surface. Un seul périt, sans même avoir tenté l'ascension. Avec douze centimètres de sable, quatre sorties. Avec vingt centimètres, deux sorties, pas davantage. En chemin, qui plus haut, qui plus bas, les autres mouches sont mortes, harassées de fatigue.

Enfin, avec un dernier tube où la colonne de sable mesurait, soixante centimètres, je n'ai obtenu qu'une seule mouche libérée. Pour monter de telle profondeur, la vaillante a dû rudement s'escrimer, car les quatorze restante ne sont pas même parvenues à faire sauter le couvercle de leur coffret. Je présume que la mobilité du sable et la pression en tout sens qui en résulte, analogue à celle des liquides, n'est pas étrangère aux difficultés de l'exhumation.

Ainsi deux autres tubes sont préparés, mais cette fois garnis de terreau frais qui, légèrement tassé, n'a plus la mobilité du sable et les inconvénients de la pression. Six centimètres de terreau me donnent huit sorties pour quinze pupes ensevelies ; vingt centimètres ne m'en donnent qu'une.

Le succès est moindre qu'avec la colonne sablonneuse. Mon artifice a diminué la pression, mais il a du même coup augmenté l'inerte résistance. Le sable croule tout seul sous les chocs du refouloir frontal ; le terreau, non mobile, exige l'ouverture d'une galerie. Sur le trajet suivi, je constate en effet une cheminée d'ascension qui persiste indéfiniment telle quelle. La mouche l'a forée avec la sacoche temporaire qui lui palpite entre les yeux.

Dans tout milieu, sable, humus combinaison terreuse quelconque, la misère est donc grande quand il faut s'exhumer à l'état de mouche. Aussi l'asticot s'abstient-il des profondeurs qu'un surcroît de sécurité semblerait devoir lui conseiller. Le ver a sa prudence : en prévision des difficultés de l'avenir, il évite les grands plongeons favorables au bien-être du présent. Le futur fait négliger l'actuel.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 17.