UN PARASITE DE L'ASTICOT
Les périls de l'exhumation ne sont pas les seuls ; la Mouche bleue doit en connaître d'autres. Puisque la vie est, en somme, un atelier d'équarrissage où le dévorant d'aujourd'hui est le dévoré de demain, l'exploiteur des morts ne peut manquer à sort tour d'être exploité. Je lui connais un exterminateur ; c'est le Saprin, pêcheur d'andouillettes au bord des mares que forment les déliquescences cadavériques. Là grouillent en commun les vers des Lucilies, de la Mouche grise et de la Mouche bleue. Le Saprin les tire à lui, sur le rivage, et les gruge indistinctement. Ce sont pour lui pièces de même valeur.
Pareille curée n'est observable qu'en pleine campagne, sous les rayons d'un soleil vif. Dans nos habitations Saprins et Lucilies jamais ne pénètrent ; la Mouche grise ne nous visite qu'avec discrétion, elle ne se sent pas chez elle ; seule accourt, empressée, la Mouche bleue, qui, de la sorte, s'affranchit du tribut à payer au consommateur d'andouillettes. Mais dans les champs, où volontiers elle dépose ses oeufs sur tout cadavre rencontré, elle a, tout aussi bien que les autres, sa vermine largement émondée par le Saprin glouton.
En outre, des misères plus graves déciment sa famille si, comme je n'en doute pas, est applicable à la Mouche bleue ce que m'a montré son émule, la Mouche grise. L'occasion m'a jusqu'ici manqué de constater chez la première ce que j'ai à dire de la seconde ; n'importe, je n'hésite pas à répéter au sujet de l'une ce que l'observation m'a appris au sujet de l'autre, tant sont étroites les analogies larvaires entre les deux diptères.
Voici le fait. Dans l'un de mes appareils à vermine, je viens de récolter en abondance des pupes de la Mouche grise. Désireux d'en examiner l'extrémité arrière qui se creuse en cratère et se festonne en diadème, je défonce l'un des tonnelets ; de la pointe du canif, j'en fais sauter les derniers segments. L'outre cornée ne contient pas ce que je m'attendais à trouver ; elle est pleine de petites larves encaquées l'une sur l'autre avec la même économie d'espace que le sont les anchois dans les bocaux du saleur. Sauf la peau, durcie en coque brune, la matière de l'asticot a disparu, changée en une remuante population.
Il y a trente-cinq occupants. Je les remets dans leur coffret. Le reste de ma récolte, où se trouvent, à n'en pas douter, d'autres pupes peuplées de façon pareille, est rangé dans des tubes où les événements seront aisés à suivre. Il importe de savoir à quel genre de parasites se rapportent les vermisseaux inclus. Mais, sans attendre l'éclosion des adultes, il est déjà facile d'en reconnaître la nature d'après la seule manière de vivre.
Ils appartiennent à la tribu des Chalcidiens, minuscules ravageurs d'entrailles en vie. Dans le courant de ce volume, nous avons vu l'un de ces pygmées dévorer, en petite famille, la nymphe du Cione, ce curieux curculionide qui, pour se transformer, s'enclôt dans un globe de baudruche.
Dernièrement, en hiver, je retire d'une chrysalide de Grand-Paon quatre cent quarante neuf parasites du même groupe, toute la substance du futur papillon a disparu, moins l'enveloppe chrysalidaire, intacte et formant une belle sacoche en cuir de Russie. Là, sont amoncelés les vermisseaux, serrés l'un contre l'autre au point de s'agglutiner entre eux. Le pinceau les extrait par paquets et ne les isole qu'avec certaine difficulté. La capacité en est pleine dans toute son étendue ; la matière du papillon disparu ne la comblerait pas mieux. Du mort s'est faite égale masse vivante, mais subdivisée. C'est aux dépens de l'insecte chrysalidé et devenu une sorte de laitage d'organisation indécise, que s'est effectué le développement de cette population. L'énorme mamelle a été tarie à fond.
Le frisson vous vient en songeant à ces chairs naissantes, grignotées miette par miette par quatre à cinq cents attablés ; l'imagination recule d'horreur devant les tortures du misérable supplicié. Mais y a-t-il réellement douleur ? Il est permis d'en douter. La douleur est titre de noblesse ; elle s'affirme d'autant mieux que le patient est d'ordre plus élevé. Dans les rangs inférieurs de l'animalité, elle doit être bien réduite, nulle même peut-être, surtout lorsque la vie en travail d'évolution n'a pas encore acquis équilibre stable. La glaire d'un oeuf est matière vivante, et sans tressaillement aucun elle endure la piqûre d'une aiguille. N'en serait-il pas de même pour la chrysalide du Grand-Paon, disséquée cellule à cellule par des centaines d'infimes anatomistes ? N'en serait-il pas ainsi de la pupe de la Mouche grise, de la nymphe du Cione ? Ce sont là des organismes remis en fusion, revenus à l'état d'oeuf pour une seconde naissance. Il y a donc lieu de croire que la ruine par émiettement leur est clémente.
Vers la fin d'août, le parasite des pupes de la Mouche grise apparaît au dehors avec la forme adulte. C'est bien un Chalcidien, comme je m'y attendais. Il sort du tonnelet par un ou deux petits trous ronds que les reclus ont percés de leur dent patiente. J'en compte une trentaine environ pour chaque pupe. La place manquerait dans l'habitacle si la population était plus nombreuse.
Elégante et svelte créature que ce myrmidon, mais combien petit ! Il mesure à peine deux millimètres. Costume d'un noir bronzé, pattes pâles, abdomen cordiforme, pointu, légèrement pédiculé, sans trace aucune de sonde apte à l'inoculation des oeufs. Tête transversale, plus large que longue.
Le mâle est de moitié moindre que la femelle, il est aussi moins nombreux. Peut-être la pariade est-elle ici, comme cela se voit ailleurs, affaire accessoire dont il est possible de s'abstenir en partie sans nuire à la prospérité de la race. Néanmoins, dans le tube où j'ai logé l'essaim, les rares mâles perdus dans la foule courtisent avec ardeur les passantes. Il y a beaucoup à faire au dehors tant que n'est pas finie la saison de la Mouche grise ; les choses pressent, et le myrmidon se hâte au plus vite de reprendre son rôle d'exterminateur.
Comment se fait l'invasion du parasite dans les pupes de la Mouche grise ? Toujours un peu d'obscur obnubile le vrai. La bonne fortune qui m'a valu les pupes ravagées ne m'a rien appris concernant les manoeuvres du ravageur. Je n'ai jamais vu le Chalcidien explorer le contenu de mes appareils ; mon attention n'était pas là, et rien n'est difficile à voir comme la chose non encore soupçonnée. Mais si l'observation directe fait ici défaut, la logique nous renseigne très approximativement.
Il est clair tout d'abord que l'invasion n'a pu se faire à travers la robuste cuirasse des pupes. C'est trop dur, trop inviolable parles moyens, dont peut disposer le pygmée. Seule la peau fine de l'asticot se prête à l'introduction des germes. Une pondeuse survient donc qui inspecte, à la surface, la mare de sanie où grouillent les vers, choisit la pièce à sa convenance, s'y pose ; puis, de l'extrémité de son ventre pointu d'où émerge momentanément une brève sonde jusque-là tenue secrète, elle opère le patient, lui troue la panse d'une subtile blessure où sont inoculés les germes. La piqûre est probablement multiple, comme semble l'exiger la trentaine de parasites établis.
En somme, la peau de l'asticot est perforée soit en un point, soit plutôt en plusieurs ; et cela se passe quand le ver nage dans les déliquescences des chairs corrompues. Cela dit, une question s'impose, de grave intérêt. Pour la développer est nécessaire une digression qui semble n'avoir aucun rapport avec le sujet traité, et qui cependant s'y rattache de la façon la plus étroite. Faute de certains préliminaires, le reste serait inintelligible. Voyons ces préliminaires.
Je m'occupais alors du venin du Scorpion languedocien et de son action sur les insectes. Diriger le dard vers tel ou tel autre point de la victime, régler en outre l'émission venimeuse, serait absolument impossible et très dangereux aussi tant qu'on laisserait le Scorpion agir à sa guise. Je désirais pouvoir choisir moi-même le point à blesser ; je souhaitais, de plus, varier à mon gré la dose du venin. Comment s'y prendre ? Le Scorpion n'a pas de récipient ampullaire où s'amasse et se tienne en réserve le venin, comme en possèdent, par exemple, la Guêpe et l'Abeille. Le dernier anneau de la queue, façonné en gourde et surmonté du dard, ne contient qu'une vigoureuse masse de muscles où rampent les fins vaisseaux sécréteurs du venin.
Faute de l'ampoule vénénifique que j'aurais isolée pour y puiser après à ma convenance, je détache le dernier anneau, base de l'aiguillon. Il m'est fourni par un Scorpion mort et déjà desséché. Un verre de montre me sert de cuvette. Dans quelques gouttes d'eau, j'y délacère, j'y écrase la pièce, et je laisse macérer pendant vingt-quatre heures. Le résultat est le liquide que je me propose d'inoculer. S'il restait du venin dans la gourde caudale de ma bête, il doit s'en trouver au moins des traces dans l'infusion du verre de montre.
Mon instrument inoculateur est des plus simples. Il consiste en un petit tube de verre, finement effilé d'un bout. Par l'aspiration, je l'amorce du liquide à essayer ; par le souffle, j'en refoule le contenu. Sa pointe, presque capillaire, me permet de graduer la dose au point que je jugerai convenable. Un millimètre cube est la charge habituelle. L'injection doit se faire en des points généralement vêtus de corne. Pour ne pas casser la pointe de mon fragile instrument, je prépare la voie au moyen d'une aiguille avec laquelle je pique la victime à l'endroit requis. Dans l'ouverture faite j'engage l'extrémité de l'injecteur amorcé, et je souffle. A l'instant c'est fait, très proprement et de façon régulière, propice aux recherches de quelque précision. Je suis enchanté de mon humble appareil.
Je ne le suis pas moins des résultats. Le Scorpion lui-même, blessant de son dard, où le venin n'est pas atténué comme celui de mon verre de montre, ne produirait pas des effets pareils à ceux de mes piqûres. C'est ici plus brutal, plus fécond en convulsions du patient. Le virus de mon artifice dépasse celui du Scorpion.
A nombreuses reprises l'épreuve se répète, toujours avec la même mixture qui, desséchée par l'évaporation spontanée, puis remise en service au moyen de quelques gouttes d'eau, de nouveau tarie et de nouveau humectée, me sert indéfiniment. Loin de s'affaiblir, la virulence gagne. De plus, les cadavres des insectes opérés s'altèrent d'une façon étrange, inconnue dans mes observations antérieures. Alors le soupçon me vient que le réel venin du Scorpion est ici hors de cause. Ce que j'obtiens avec l'article terminal de la queue, avec l'ampoule base de l'aiguillon, je dois l'obtenir avec toute autre partie de l'animal.
Un article de la queue pris dans la région antérieure, loin de l'ampoule venimeuse, est écrasé dans quelques gouttes d'eau. Après macération durant vingt-quatre heures, j'obtiens un liquide dont les effets sont absolument les mêmes que les précédents, lorsque je me servais de l'article porteur du dard.
Je recommence avec les pinces du Scorpion, pinces dont le contenu consiste uniquement en masse musculaire. Les résultats ne changent pas. Le corps entier de la bête, n'importe le fragment soumis à la macération, donne donc le virus qui tant excite ma curiosité.
Toutes les parties de la Cantharide, à l'extérieur comme à l'intérieur, sont imprégnées du principe vésicant ; mais rien d'analogue n'est attribuable au Scorpion, qui localise son venin dans l'ampoule caudale et s'en trouve dépourvu partout ailleurs. La cause des effets que j'observe se rattache par conséquent à des propriétés générales que je dois retrouver dans tout insecte, serait-il des plus inoffensifs.
Je consulte à cet égard le pacifique Rhinocéros, l'Orycte nasicorne. Afin de préciser la nature des matériaux, au lieu de faire usage de l'insecte pulvérisé en bloc dans un mortier, j'emploie uniquement le tissu musculaire que j'obtiens en raclant en l'intérieur le corselet de l'Orycte desséché. Ou bien encore, j'extrais le contenu sec des cuisses. J'en fais autant avec les cadavres desséchés du Hanneton des pins, du Capricorne, de la Cétoine. Chacune de mes récoltes, additionnée d'un peu d'eau, se ramollit dans un verre de montre pendant une paire de jours et cède au liquide ce que peuvent en extraire l'écrasement et la solubilité.
Cette fois, un grand pas est fait. Toutes mes préparations sont indistinctement d'une virulence atroce. Qu'on en juge. Je choisis comme premier patient le Scarabée sacré, qui, par sa taille et sa robusticité, se prête on ne peut mieux à pareille épreuve. J'en opère une douzaine, au corselet, à la poitrine, au ventre, et de préférence à l'une des cuisses arrière, loin des centres nerveux si impressionnables. N'importe le point atteint par mon injecteur, l'effet produit est, de peu s'en faut, le même.
L'insecte tombe comme foudroyé. Il gît sur le dos et remue en désordre les pattes, surtout les antérieures. Si je le remets sur pieds, c'est une sorte de danse de Saint-Guy. Le Scarabée baisse la tête, fait le gros dos, se guinde sur les pattes convulsées. Il piétine sur place, avance un peu, recule d'autant, penche à droite, penche à gauche dans un fol désordre, incapable d'équilibre et de progression. Et cela se fait par brusques secousses, avec une vigueur non inférieure à celle de l'animal en parfaite santé. C'est un détraquement profond, une tourmente qui bouleverse la coordination des forces musculaires.
En mon métier d'interrogateur des bêtes et par conséquent de tortionnaire, rarement j'ai vu telles misères. Je m'en ferais un cas de conscience si je n'entrevoyais que le grain de sable remué aujourd'hui peut un jour nous venir en aide en prenant place dans l'édifice du savoir. La vie est partout la même, dans le corps du bousier comme dans celui de l'homme. L'interroger chez l'insecte, c'est l'interroger chez nous, c'est s'acheminer vers des aperçus non négligeables. Tel espoir m'absout de mes cruelles études, en apparence puériles, en réalité dignes de sérieuse considération.
De mes suppliciés, au nombre d'une douzaine, les uns rapidement succombent, les autres persistent quelques heures. Du jour au lendemain, tous sont morts. Je laisse les cadavres sur la table, à l'air libre. Au lieu de se dessécher en devenant rigides, comme le feraient les insectes asphyxiés et destinés à nos collections, mes opérés se ramollissent au contraire, deviennent flasques aux articulations, malgré l'aridité de l'air ambiant ; ils se désarticulent, se disloquent en pièces mouvantes aisément séparables.
Mêmes résultats avec le Capricorne, le Hanneton des pins, le Procuste, le Carabe. Chez tous détraquement soudain, mort prompte, relâchement des articulations et pourriture à marche rapide. Sur une victime non vêtue de corne, l'altération hâtive des chairs est encore plus frappante. Une larve de Cétoine, qui résisterait, nous l'avons vu, à la piqûre du Scorpion, même répétée plusieurs fois, périt à bref délai si je lui injecte en un point quelconque une gouttelette de mon terrible liquide. De plus, elle brunit fortement et devient en une paire de jours putrilage noir.
Le Grand Paon, le gros papillon peu sensible au venin du Scorpion, ne résiste pas mieux à mon inoculation que ne le font le Scarabée sacré et les autres. J'en pique deux au ventre, un mâle et une femelle. Tout d'abord ils semblent supporter l'opération sans trouble. Il s'agrippent au treillis de la cloche et plus ne bougent, comme impassibles. Mais bientôt le mal les travaille. Ce n'est plus ici la tumultueuse fin du Scarabée ; c'est la calme invasion de la mort. Avec un mol tremblement d'ailes, doucement ils trépassent et se laissent choir du treillage. Le lendemain, les deux cadavres sont d'une remarquable flaccidité, les segments du ventre se disjoignent et bâillent au moindre tiraillement. Epilée, la peau, qui était blanche, a bruni et tourne au noir. La pourriture achève rapidement son oeuvre.
L'occasion serait belle de parler ici microbes et bouillons de culture. Je n'en ferais rien. Sur les confins brumeux de l'invisible et du visible, le microscope m'inspire méfiance. Aisément il remplace l'oculaire du réel par celui de l'imaginaire ; complaisamment il montre aux théories ce qu'elles désirent voir. D'ailleurs le microbe étant trouvé, s'il y a lieu, la question serait déplacée, mais non résolue. Au problème de l'écroulement de l'organisation par le fait d'une piqûre, en serait substitué un autre non moins obscur. De quelle façon ledit microbe amène-t-il cet écroulement ? Comment agit-il ? En quoi réside sa puissance ?
Quelle explication donnerai-je alors des faits que je viens d'exposer ? Mais aucune, absolument aucune, parce que je n'en connais pas. Ne pouvant faire mieux, je me bornerai à une paire de comparaisons ou images, propres à reposer un peu l'esprit sur les noires vagues de l'inconnu.
Chacun de nous, en son enfance, a pris plaisir au jeu des capucins de cartes. Suivant leur longueur, des cartes, nombreuses autant que possible, sont courbées en demi-cylindre. On les dresse sur une table, l'une derrière l'autre en série sinueuse dont les intervalles sont convenablement réglés. L'édifice plaît au regard par ses inflexions et son correct arrangement. Il y a là de l'ordre condition de toute matière animée.
On choque tant soit peu la première carte. Elle tombe et fait choir la seconde, qui provoque de même la culbute de la troisième ; ainsi de suite jusqu'à l'autre bout de la série. En un rien de temps, l'onde culbutante se propage, et le bel édifice est ruiné. A l'ordre a succédé le désordre, j'oserai presque dire la mort. Qu'a-t-il fallu pour renverser ainsi la procession de capucins ? Un tout petit ébranlement initial, hors de proportion avec la masse culbutée.
Soit encore, dans un ballon de verre, une dissolution d'alun sursaturée à chaud. Pendant l'ébullition, on ferme avec un bouchon de liège puis on laisse refroidir. Indéfiniment le contenu se conserve fluide et limpide. Comme mobilité, il y a là vague simulacre de vie. Enlevons le bouchon et introduisons une parcelle solide d'alun, si minime soit-elle. Soudain le liquide se prend en un bloc solide et dégage de la chaleur. Qu'est-il advenu ? Voici. Au contact de la parcelle d'alun, centre d'attraction, la cristallisation à débuté ; puis elle a gagné de proche en proche, chaque parcelle solidifiée provoquant la solidification du voisinage. La mise en branle vient d'un atome, la masse ébranlée est indéfinie. Le très petit a révolutionné l'énorme.
On ne doit voir, cela va de soi, dans le rapprochement de ces deux exemples et des effets de mes injections qu'une façon de parler qui, n'expliquant rien, essaye de faire entrevoir. La longue procession de capucins de cartes est terrassée par le simple attouchement du petit doigt sur la première pièce ; la volumineuse dissolution d'alun se solidifie brusquement, influencée par une invisible parcelle. De même mes opérés succombent, convulsionnés par une gouttelette de volume insignifiant et d'apparence inoffensive.
Qu'y a-t-il donc dans ce terrible liquide ? Il y a d'abord de l'eau, inactive par elle-même et simple véhicule de l'agent actif. S'il fallait une preuve de son innocuité, la voici. Dans la cuisse de l'une quelconque des six pattes du Scarabée, j'introduis avec mon injecteur une gouttelette d'eau pure, gouttelette supérieure en volume à celle des inoculations mortelles. Aussitôt libéré, l'insecte décampe et trottine avec l'habituelle prestesse, bien ferme sur ses pattes. Remis en présence de sa pilule il la roule avec la même ardeur qu'avant l'épreuve. Ma piqûre à l'eau lui est indifférente.
Qu'y a-t-il encore dans la mixture de mes verres de montre ? Il y a des détritus cadavériques, en particulier des ruines de muscles desséchés. Ces matériaux cèdent-ils à l'eau certains principes solubles ? Sont-ils simplement réduits en fine poussière par l'écrasement ? Je ne déciderai pas, et peu importe au fond. Toujours est-il que la virulence provient de là, exclusivement de là. La matière animale qui a cessé de vivre est donc un agent de démolition dans l'organisme. La cellule morte tue la cellule vivante ; pour la statique si délicate de la vie, elle est le grain de sable qui, refusant son appui, entraîne l'écroulement de tout l'édifice.
A ce sujet, rappelons un accident redoutable connu des médecins sous le nom de piqûre anatomique. Par maladresse, un étudiant en anatomie se pique de son scalpel au cours de son travail, ou bien encore, par inadvertance, il porte sur la main une égratignure insignifiante. La blessure à laquelle on accorderait à peine attention, provenant de la pointe d'un canif, l'égratignure dont on ne tiendrait nul compte, faite par une épine de buisson ou autrement, ils sont alors plaies mortelles si de puissants antiseptiques n'y portent remède à bref délai. Le scalpel est souillé par son contact avec les chairs du cadavre, les mains le sont pareillement. Il n'en faut pas davantage. Le virus de la corruption, est introduit, et s'il n'est secouru à temps, le piqué succombe. Le mort a tué le vif. Cela rappelle aussi les mouches dites charbonneuses, dont la lancette buccale, contaminée de sanie cadavérique, provoque de si redoutables accidents.
Mes agissements sur les insectes ne sont en somme que des piqûres anatomiques et des piqûres de mouches charbonneuses.
Outre la gangrène qui, rapidement altère et brunit les chairs, j'obtiens des convulsions pareilles à celles que provoque la piqûre du Scorpion. Par ses effets convulsifs, l'humeur venimeuse que le dard instille a ressemblance étroite avec l'infusion musculaire dont je charge mon injecteur. On est en droit alors de se demander si les venins, de façon générale, ne seraient pas, eux aussi, des produits de démolition, des plâtras de l'organisme en perpétuelle rénovation, enfin des ruines qui, au lieu d'être expulsées à mesure, seraient mises en réserve pour l'attaque et pour la défense. L'animal s'armerait de ses décombres de même que parfois il se bâtit un habitacle avec les scories de l'intestin. Rien ne se perd ; les détritus de la vie sont utilisés pour la défense.
Tout bien considéré, mes préparations sont des extraits de viande. En remplaçant la chair d'insecte par une autre, celle du boeuf par exemple, obtiendrai-je les mêmes résultats ? La logique dit oui, et la logique a raison. Je délaye dans quelques gouttes d'eau un peu d'extrait Liebig, précieuse ressource des cuisines. J'opère avec ce liquide six Cétoines, quatre à l'état de larve, deux à l'état parfait. D'abord les opérées se meuvent comme à l'ordinaire. Le lendemain les deux Cétoines sont mortes. Les larves résistent davantage et ne périssent que le surlendemain. De part et d'autre relâchement des articulations et brunissement des chairs, signe de pourriture. Il est alors probable qu'injecté dans nos veines le même liquide serait pareillement mortel. L'excellent dans les voies digestives serait redoutable dans les voies de la circulation. Poison par ici, nourriture par là.
Extrait Liebig d'un autre genre, la purée de viande où barbote l'asticot liquéfacteur est d'une virulence égale, sinon supérieure, à celle de mes produits. Tous les opérés, Capricornes, Scarabées, Carabes, périssent convulsionnés.
Après un long détour, nous voici ramenés à notre point de départ, l'asticot de la Mouche grise. Le ver, constamment plongé dans la sanie cadavérique, serait-il, lui aussi, compromis par l'inoculation de ce qui le fait grassement vivre ? Je n'oserais compter sur des épreuves que je dirigerais moi-même ; mon grossier outillage et ma main hésitante me feraient craindre, sur des sujets si petits et si délicats, des blessures profondes qui, à elles seules, donneraient la mort.
Heureusement, j'ai un collaborateur d'incomparable adresse ; c'est le Chalcidien parasite. Adressons-nous à lui. Pour introduire ses germes, il a troué la panse de l'asticot, même à plusieurs reprises. Les pertuis sont d'extrême finesse, mais le virus environnant est d'excessive subtilité, et de la sorte a pu, dans certains cas, pénétrer. Or, qu'est-il arrivé ?
Les pupes, toutes provenant du même appareil, sont nombreuses. D'après les résultats fournis, elles se classent en trois parts non bien inégales. Les unes me donnent la Mouche grise adulte, d'autres le parasite. Le restant, près d'un tiers, ne me donne rien, ni cette année ni la suivante.
Dans les deux premiers cas, les choses se sont passées de façon normale ; le ver s'est développé en mouche, ou bien le parasite a dévoré le ver.
Dans le troisième cas, un accident est survenu. J'ouvre les pupes stériles. A l'intérieur elles sont badigeonnées d'un enduit noirâtre, résidu de l'asticot mort, et converti en pourriture noire. Le ver a donc subi l'inoculation du virus à travers les fines ouvertures, ouvrage du Chalcidien. La peau a eu le temps de se durcir en coque ; mais c'était trop tard, les chairs étant déjà infectées.
On le voit : dans son brouet de pourriture, le ver est exposé à de graves périls. Or, il faut des asticots au monde, très nombreux, très voraces, afin d'expurger au plus vite le sol des immondices de la mort. Linné nous dit : Tres muscoe consumunt cadaver equi oeque cito ac leo, trois mouches consomment le cadavre d'un cheval aussi vite que le ferait un lion.
L'affirmation n'a rien d'exagéré. Oui, certes, ils sont expéditifs en besogne, les fils de la Mouche grise et de la Mouche bleue. Ils grouillent amoncelés, toujours cherchant, toujours humant de leur bouche pointue. Dans ces foules tumultueuses des éraflures mutuelles seraient inévitables si les vers, à l'exemple des autres carnassiers, possédaient mandibules, mâchoires, cisailles propres à découper, dilacérer, tailler, et ces éraflures intoxiquées par la redoutable purée environnante, seraient toutes fatales.
Comment les vers sont-ils sauvegardés dans leur horrible atelier ? Ils ne mangent pas, ils s'abreuvent ; au moyen d'une pepsine dégorgée, ils convertissent d'abord leurs aliments en bouillon, ils pratiquent un art de consommation étrange, exceptionnel, où sont inutiles les dangereux outils de dépècement, les scalpels à piqûres anatomiques. Là se termine, pour aujourd'hui, le peu que je sais ou que je soupçonne concernant l'asticot, officier de santé au service de l'hygiène générale.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 18.