LE SCORPION LANGUEDOCIEN
LA PARIADE
Juin commence. Crainte d'un trouble que l'illumination trop vive pourrait amener, j'ai tenu jusqu'ici la lanterne appendue au dehors, à quelque distance du vitrage. La clarté insuffisante ne me permet pas de voir certains détails sur le mode d'attelage du couple en promenade. Sont-ils actifs l'un et l'autre dans le système des mains liées ? forment-ils de leurs doigts un engrenage alterne ? ou bien un seul agit-il, et lequel ? Informons-nous exactement, la chose a son importance.
Je place la lanterne à l'intérieur, au centre de la cage. De partout bon éclairage. Loin d'en être effrayés, les Scorpions y gagnent en allégresse. Ils accourent autour du fanal ; d'aucuns même en tentent l'escalade pour mieux se rapprocher du foyer lumineux. A la faveur des cadres cernant les carreaux, ils y parviennent. Ils s'agrippent aux bords de la lame en fer-blanc, et tenaces, insoucieux des glissades, ils finissent par atteindre le haut. Là, immobiles, plaqués en partie contre le verre, en partie sur l'appui de l'armature métallique, toute la soirée ils regardent, fascinés par la gloire du lumignon. Ils me rappellent les Grands-Paons d'autrefois, en extase sous le réflecteur de ma lampe.
Au pied du fanal, en pleine clarté, un couple ne tarde guère à faire l'arbre droit. Gracieusement on s'escrime de la queue, puis on se met en marche. Le mâle seul agit. Des deux doigts de chaque pince, il a saisi en un paquet, chez la Scorpionne, les deux doigts de la pince correspondante. Lui seul fait effort et serre ; lui seul est libre de rompre l'attelage quand il voudra, il lui suffit d'ouvrir ses tenailles. La femelle ne le peut ; elle est captive, son ravisseur lui a mis les poucettes.
En des cas assez rares, on peut voir mieux encore. J'ai surpris le Scorpion entraînant sa belle par les deux avant-bras ; je l'ai vu la tirant par une patte et par la queue. Elle avait résisté aux avances de la main tendue, et le butor, oublieux de toute réserve, l'avait renversée sur le flanc et harponnée au hasard. La chose est tirée au clair, c'est ici véritable rapt, enlèvement par violence. Tels les gens de Romulus enlevant les Sabines.
Le brutal ravisseur met à ses prouesses un entêtement bien singulier, si l'on songe que les affaires se terminent tôt ou tard de tragique façon. Les rites veulent qu'après les noces il soit mangé. Quel étrange monde, où la victime entraîne de force le victimaire à l'autel !
D'une soirée à l'autre, je reconnais que les femelles les plus corpulentes de ma ménagerie ne prennent guère part aux ébats de l'équipage à deux ; c'est presque toujours aux jeunes, peu chargées de panse, que s'adressent les passionnés de promenade. Il leur faut des tendrons. Avec les autres, ils ont bien, par moments, des entrevues, des passes de queue, des essais d'attelage ; mais ce sont là de brèves démonstrations, sans grande faveur. A peine saisie par les doigts, la grosse invitée rappelle à l'ordre, d'un coup de queue, les familiarités inopportunes. Sans plus insister, le refusé abandonne la partie. Chacun s'en va de son côté.
Les puissantes ventrues sont donc de vieilles matrones, indifférentes maintenant aux effusions de la pariade. L'an passé, à pareille époque, peut-être même avant, elles ont eu leur bonne saison, et désormais cela leur suffit. La Scorpionne a par conséquent la gestation d'une durée bien extraordinaire, comme on n'en trouverait pas beaucoup de comparables même chez les animaux d'ordre supérieur. Il lui faut un an et davantage pour amener ses germes à maturité.
Revenons au couple que nous venons de voir se former au pied du fanal. Je le visite le lendemain matin à six heures. Il est sous la tuile exactement agencé comme pour la promenade, c'est-à-dire face à face et les doigts saisis. Tandis que je le surveille, un second couple se forme et se met à pérégriner. L'heure matinale de l'expédition me surprend ; je n'avais jamais vu et ne devais revoir que rarement pareil fait en plein jour. C'est à la tombée de la nuit que réglementairement s'entreprennent les promenades à deux. D'où provient telle hâte aujourd'hui ?
Je crois en entrevoir le motif. Le temps est orageux ; le tonnerre ne discontinue, très violent, dans l'après-midi. Saint Médard, dont on célébrait hier la fête, ouvre ses larges écluses ; il pleut à verse toute la nuit. La forte tension électrique et les effluves de l'ozone ont émoustillé les somnolents ermites, qui, les nerfs agacés, viennent la plupart sur le seuil de leurs cellules, tendent au dehors leurs pinces interrogatrices et s'informent de l'état des choses. Plus émotionnés, deux sont sortis, dominés par l'ivresse de la pariade qu'exalte l'ivresse de l'orage ; ils se sont convenus, et les voici en marche solennelle au fracas du tonnerre.
Ils passent devant des cases ouvertes, veulent entrer. Le propriétaire de céans s'y oppose. Il apparaît sur le seuil de la porte, brandit les poings et de son geste semble dire : « Allez-vous-en ailleurs ; ici la place est prise. » Ils s'en vont. Même refus sur d'autres portes, mêmes menaces de l'occupant. Enfin, faute de mieux, ils pénètrent sous la tuile où depuis la veille loge le premier couple.
La cohabitation n'amène pas de noise ; côte à côte, les anciens installés et les nouveaux venus se tiennent bien tranquilles, chacun à ses méditations, dans une complète immobilité, les doigts toujours saisis. Et cela dure la journée entière. Vers les cinq heures du soir, les couples se disjoignent. Désireux apparemment d'assister aux habituelles réjouissances du crépuscule, les mâles quittent l'abri ; les femelles, au contraire, restent sous la tuile. Rien, que je sache, ne s'est passé pendant ce long tête-à-tête, rien malgré les excitations du tonnant festival.
Ce séjour à quatre dans la même loge n'est pas un cas isolé ; des groupes, n'importe le sexe, sont assez fréquents sous les tessons de la cage vitrée. Je l'ai déjà dit : aux lieux d'origine, il ne m'est jamais arrivé de rencontrer deux Scorpions sous la même pierre. N'allons pas en déduire que des moeurs farouches interdisent toute relation entre voisins ; nous ferions erreur, nous enseigne l'enceinte à vitrage. Il y a là des cabines en nombre plus que suffisant ; chacun pourrait y choisir une demeure et l'occuper désormais en jaloux propriétaire. Rien de tel ne se passe. Quand vient l'animation du soir, il n'y a pas de chez soi, respecté d'autrui. Tout est à tous. Sous la première tuile venue se glisse qui veut, sans protestation de l'occupant. On sort, on se promène, on rentre au hasard des cases rencontrées. Les ébats crépusculaires terminés, ainsi se forment des groupes de trois, de quatre, parfois davantage, sans distinction de sexe, qui, l'un contre l'autre dans l'étroit logis, passent ensemble le reste de la nuit et la journée du lendemain. C'est là d'ailleurs un chalet provisoire, échangé pour un autre la soirée d'après, suivant les caprices des promeneurs. La demeure fixe n'est usitée qu'en mauvaise saison. Et cette bohème errante vit parfaitement en paix. Entre eux jamais de noise sérieuse, seraient-ils cinq ou six dans la même chambrée.
Or, cette tolérance ne règne qu'entre adultes, un peu, sans doute, par crainte de représailles. A ce motif de rapports pacifiques s'en adjoint un autre, plus impérieux la concorde est nécessaire aux rencontres où doit se préparer l'avenir. Les caractères s'adoucissent donc, mais non en plein ; il y a toujours des appétits pervers chez les femelles qui prochainement vont entrer en gésine.
Autant elles seront débonnaires au milieu de leurs fils d'éclosion récente, autant elles se montrent haineuses à l'égard, des jeunes, déjà grandelets, mais non encore nubiles. Pour elles comme pour l'ogre de nos contes, l'enfant rencontré en chemin est un tendre morceau, rien de plus.
Le souvenir me vient toujours présent de l'odieux spectacle que voici. Un étourdi, n'ayant guère que le tiers ou le quart des dimensions finales, passe, ne songeant à mal, devant la porte d'une case. La grosse matrone sort, va au pauvret, le cueille du bout des pinces, le jugule d'un coup d'aiguillon, et puis tranquillement le mange.
Jouvenceaux et jouvencelles, qui plus tôt, qui plus tard, périssent de la même façon dans la cage vitrée. Je me fais scrupule de remplacer les occis ; ce serait fournir un nouvel aliment à la tuerie. Ils étaient une douzaine et en peu de jours il ne m'en reste pas un seul. Sans l'excuse de la faim, car les vivres réguliers abondent, les femelles les ont tous dévorés. La jeunesse est certes une belle chose, mais elle a de terribles inconvénients dans la société de ces ogresses.
Volontiers je mettrais ces massacres sur le compte des envies bizarres que la gestation provoque en bien des cas. La prochaine maternité est soupçonneuse, intolérante ; pour elle, tout est l'ennemi dont on se délivre en le mangeant, lorsque les forces le permettent. Et, en effet, la famille née et rapidement émancipée vers le milieu du mois d'août, la paix règne, profonde, dans la ménagerie. Ma surveillance ne peut surprendre un seul cas de ces accès de cannibalisme si fréquents auparavant.
Les mâles, d'ailleurs, insoucieux de la sauvegarde familiale, ignorent ces tragiques frénésies. Ce sont des pacifiques, brusques de manières, mais enfin incapables d'éventrer le prochain. Entre eux jamais de bataille pour la possession de la convoitée. Ce n'est pas en des rixes mortelles et à coups de poignard que deux rivaux se la disputent. Les choses se passent, sinon en douceur, du moins sans horions.
Deux prétendants font rencontre de la même Scorpionne. Qui des deux l'invitera et la mènera faire un tour de promenade ? La vigueur des poignets va décider.
Du bout des doigts d'une seule pince, chacun saisit la belle par la main voisine. L'un à droite, l'autre à gauche, ils tirent de toutes leurs forces, en sens opposés. Les pattes s'arc-boutent en arrière et font levier, les croupes tremblotent, les queues se balancent et donnent élan. Et hardi ! Par secousses, par brusques reculades, ils travaillent la Scorpionne ; on dirait qu'ils se proposent de l'écarteler et d'en emporter chacun un morceau. La déclaration amoureuse est une menace de déchirement.
Entre eux, d'autre part, nulle bourrade échangée directement, pas même une taloche du revers de la queue. Seule la patiente est malmenée, et rudement. A voir ces forcenés s'escrimer de la sorte, on craint que les bras ne soient arrachés. Rien néanmoins ne se disloque.
Lassés d'une lutte sans résultat, les deux concurrents se prennent enfin par les mains encore libres ; ils forment la chaîne à trois et reprennent, plus véhémentes, les secousses d'arrachement. Chacun se trémousse, avance et recule, tiraille de son mieux jusqu'à épuisement. Soudain le plus fatigué abandonne la partie ; il fuit, laissant à son adversaire le tendre objet si passionnément disputé. Aussitôt, de sa pince libre, le vainqueur complète l'équipage, et la promenade commence. Quant au vaincu, n'ayons souci de lui ; il aura bientôt rencontré dans la foule de quoi se dédommager de sa confusion.
Encore un exemple de ces bénignes rencontres entre rivaux. Un couple déambule. Le mâle est de médiocre taille, très ardent au jeu néanmoins. Lorsque sa compagne refuse d'avancer, il tire par secousses qui lui font courir un frémissement le long de l'échine. Survient un second mâle plus fort que le premier. La commère lui convient ; il veut l'avoir. Va-t-il abuser de sa vigueur, se jeter sur le mesquin, le battre, le poignarder peut-être ? En aucune manière. Chez les Scorpions, ces délicates affaires ne se décident point par les armes.
Le puissant gaillard laisse le nain tranquille. Il va droit à la convoitée et la saisit par la queue. Alors, à qui mieux mieux, l'un tiraille de l'avant, l'autre tiraille de l'arrière. Suit une brève contestation qui laisse chacun maître d'une pince. En frénétique véhémence, celui-ci travaille à droite, celui-là travaille à gauche, comme s'ils voulaient démembrer la commère. Enfin le plus petit se reconnaît vaincu ; il lâche prise et s'enfuit. Le gros s'empare de la pince abandonnée, et sans autre incident l'équipage chemine.
Ainsi tous les soirs, pendant quatre mois, de la fin d'avril au commencement de septembre, se répètent, inlassables, les préludes de la pariade. Les torridités caniculaires ne calment pas ces effrénés ; au contraire, elles leur infusent nouvelle ardeur. Au printemps, je surprenais un par un, à de longs intervalles, les équipages de pèlerins ; en juillet, c'est par trois, c'est par quatre à la fois que je les observe dans la même soirée.
J'en profite, sans grand succès, pour m'informer de ce qui se passe sous les tuiles où se réfugient les couples de promeneurs ; mon désir est de voir, du commencement à la fin, les détails du tendre tête-à-tête. La méthode du tesson retourné ne vaut rien, même dans le calme de la nuit. Bien des fois et vainement je l'ai essayée. Privés de leur toiture, les deux conjoints se remettent en pèlerinage et gagnent un autre abri, où recommencent les impossibilités d'une observation prolongée. Il faut des circonstances spéciales, indépendantes de notre intervention, pour réussir dans la délicate entreprise.
Aujourd'hui ces circonstances se présentent. Le 3 juillet, vers les sept heures du matin, un couple attire mon attention, couple que j'ai vu la veille se former, se promener et prendre domicile. Le mâle est sous la tuile, en entier invisible moins le bout des pinces. La cabine s'est trouvée trop étroite pour abriter les deux. Lui est entré ; elle, puissante de bedaine, est restée dehors, retenue des doigts par son compagnon.
La queue courbée en large cintre est paresseusement inclinée de côté, la pointe du dard reposant sur le sol. Les huit pattes, bien campées, sont en pose de recul, signe d'une tendance à l'évasion. Tout le corps est d'une immobilité complète. Vingt fois, dans la journée, je visite la grosse Scorpionne, je ne peux saisir le moindre mouvement de croupe, la moindre modification dans l'attitude, la moindre flexion dans la courbure de la queue. Devenue pierre, la bête ne serait pas plus inerte.
Le mâle, de son côté, ne remue pas davantage. Si je ne le vois pas, j'aperçois du moins les doigts, qui m'avertiraient d'un changement de pose. Et cet état de bêtes pétrifiées, qui a déjà duré la majeure partie de la nuit, persiste toute la journée, jusque vers les huit heures du soir. Qu'éprouvent-ils l'un devant l'autre ? Que font-ils, immobiles et les doigts saisis ? Si l'expression était permise, je dirais qu'ils méditent profondément. C'est le seul terme qui rende à peu près les apparences. Mais nul langage humain ne saurait avoir de vocables propres à dire les béatitudes, les extases des Scorpions unis en couple par le bout des doigts. Restons muets sur ce qu'il nous est impossible de comprendre.
Vers les huit heures, l'animation étant déjà grande hors des cases, la femelle brusquement remue, elle s'agite, fait effort et parvient à se dégager. Elle fuit, l'une des pinces ramenée devers elle, l'autre étendue. Pour rompre la fascinante chaîne, elle a si violemment tiré qu'elle s'est démis une épaule. Elle fuit, sondant la voie de la pince non compromise. Le mâle détale lui aussi. Tout est fini pour ce soir.
Ces tournées à deux, en usage dans la soirée toute une saison, sont évidemment les prolégomènes d'affaires plus sérieuses. Les promeneurs s'interrogent, déploient leurs grâces, font valoir leurs mérites avant d'en venir aux conclusions. Quand donc arrive le moment définitif ? A le guetter ma patience s'épuise ; en vain je prolonge mes veillées, et je retourne des tessons, désireux de connaître enfin le rôle exact des peignes : rien ne répond à mes espérances.
C'est à des heures très avancées de la nuit que s'accomplit la finale des noces ; là-dessus, pour moi, aucun doute. Si j'avais quelque chance d'arriver au bon moment, je lutterais contre le sommeil jusqu'à l'aube ; mes vieilles paupières sont encore capables de le faire lorsqu'il s'agit d'acquérir une idée. Mais combien aléatoire serait ma persévérance !
Je le sais très bien, l'ayant vu et revu à satiété : dans l'immense majorité des cas, on retrouve, le lendemain matin, sous la tuile, le couple en posture d'équipage tel qu'il l'était la veille au soir. Pour réussir, il faudrait bouleverser les habitudes de la vie, faire le guet toutes les nuits des trois et des quatre mois de file. Tel projet est au-dessus de mes forces. J'y renonce.
Une seule fois j'ai entrevu la solution de l'ardu problème. Au moment où je lève la pierre, le mâle se renverse sans lâcher prise des mains ; le ventre en l'air, doucement il se glisse à reculons sous sa compagne. Ainsi procède le Grillon quand ses instances sont enfin écoutées. En cette posture, il suffirait au couple de se stabiliser, probablement avec l'engrenage des peignes, pour en venir à ses fins. Mais, effrayés par la violation de leur domicile, les deux superposés à l'instant se disjoignent. D'après le peu que j'ai vu, il est donc à croire que les Scorpions terminent la pariade dans une pose semblable à celle des Grillons. Ils ont de plus les mains saisies et les peignes enchevêtrés.
Je suis mieux renseigné sur la suite des événements en loge. Marquons les tuiles où, le soir, les couples prennent refuge après la promenade. Qu'y trouvons-nous le lendemain ? Habituellement juste l'équipage de la veille, face à face et les doigts unis.
Parfois la femelle est seule. Le mâle, ses affaires terminées, a trouvé le moyen de se dégager et de s'en aller. Il avait de graves motifs de couper court aux ivresses de l'alcôve. En mai surtout, époque des plus chaleureux ébats, il m'arrive souvent en effet de trouver la femelle grignotant et savourant le camarade occis.
Qui a perpétré le meurtre ? La Scorpionne évidemment. Ce sont ici les atroces moeurs de la Mante religieuse ; l'amant est poignardé et puis mangé, s'il ne se retire à temps. Avec de la prestesse et de la décision, il le peut quelquefois, non toujours. Il lui est facultatif de libérer les mains, car ce sont les siennes qui serrent ; en levant le pouce, il met fin à la contrainte. Mais il reste la diabolique machinette des peignes, appareils de volupté, maintenant traquenard. D'un côté comme de l'autre, les longues dentelures de l'engrenage, étroitement agencées et peut-être convulsées, se refusent à la prompte dissociation. Le malheureux est perdu.
Pourvu d'un stylet venimeux pareil à celui qui le menace, peut-il, sait-il se défendre ? On dirait bien que non, car il est toujours la victime. Il est possible que la position renversée sur l'échine le gêne dans la manoeuvre de la queue, laquelle, fonctionnant, doit se convoluter vers le dos. Peut-être encore un invincible instinct lui défend de passer par les armes la future mère. Il se laisse larder par la terrible épousée ; il périt sans défense.
Incontinent la veuve se met à le manger. C'est dans les rites comme chez les Araignées, qui, dépourvues de l'engin fatal au Scorpion, laissent du moins aux mâles le temps de s'enfuir s'ils ont la décision assez prompte.
Le repas funéraire, quoique fréquent, n'est pas de rigueur ; la consommation dépend un peu de l'état de l'estomac. J'en ai vu qui, dédaigneuses du nuptial morceau, dégustaient sobrement la tête du mort, puis charriaient le cadavre à la voirie, sans autrement y toucher. J'ai vu de ces Furies porter le trépassé à bras tendus, le trimbaler toute la matinée, à la vue de tous, ainsi qu'un trophée, puis, sans plus de cérémonies, le laisser choir intact et l'abandonner aux fourmis, empressées charcutières.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 22.