LE SCORPION LANGUEDOCIEN — LES PRÉLUDES
En avril, lorsque nous revient l'hirondelle et que sonne la première note du coucou, une révolution se fait dans la bourgade de l'enclos, jusque-là si paisible. Divers, la nuit venue, quittent leur abri, s'en vont péleriner, ne rentrent plus chez eux. Chose plus grave : sous la même pierre, bien des fois, deux Scorpions se trouvent, l'un dévorant l'autre. Est-ce affaire de brigandage entre pareils qui, d'humeur vagabonde au début de la belle saison, entrent étourdiment chez les voisins et y trouvent leur perte s'ils ne sont pas les plus forts ? On le dirait presque, tant l'intrus est consommé tranquillement, des journées entières et par petites bouchées, comme le serait l'ordinaire gibier.
Or, voici de quoi donner l'éveil. Les dévorés sont invariablement de taille moyenne. Leur coloration plus blonde, leur ventre moins pansu, attestent des mâles, toujours des mâles. Les autres, plus gros, plus bedonnants et quelque peu rembrunis, ne finissent pas de cette façon misérable. Alors probablement ce ne sont pas ici des rixes entre voisins, qui, jaloux de leur solitude, mettraient à mal tout visiteur et le mangeraient après, moyen radical de couper court à de nouvelles indiscrétions ; ce sont plutôt des rites nuptiaux, tragiquement accomplis par la matrone après la pariade. Reconnaître ce qu'il y a de fondé dans ce soupçon ne m'est pas possible jusqu'à l'année suivante ; je suis encore trop mal outillé.
Le printemps revient. A l'avance, j'ai préparé la vaste cage vitrée, peuplée de vingt-cinq habitants, chacun avec sa tuile. Dès le milieu d'avril, tous les soirs, à la nuit close, entre sept et neuf heures, l'animation se fait grande dans le palais de verre. Ce qui, de jour, semblait désert devient scène réjouissante. A peine le souper fini, toute la maisonnée y accourt. Une lanterne appendue devant le vitrage nous permet de suivre les événements.
C'est notre distraction après les tracas de la journée ; c'est notre spectacle. En ce théâtre de naïfs, les représentations sont de tel intérêt que, dès l'allumage de la lanterne, petits et grands nous venons tous prendre place au parterre ; tous, même Tom, le chien de la maison. Indifférent aux choses du Scorpion, en vrai philosophe qu'il est, Tom, il est vrai, se couche à nos pieds et sommeille, mais rien que d'un oeil, l'autre toujours ouvert sur ses amis, les enfants.
Essayons de donner au lecteur une idée de ce qui se passe. A proximité du vitrage, dans la zone discrètement éclairée par la lanterne, bientôt se forme nombreuse assemblée. Partout ailleurs, de-ci, de-là, se promènent des isolés qui, attirés par la lumière, quittent l'ombre et accourent aux réjouissances de l'illumination. Les papillons nocturnes ne viennent pas mieux aux clartés de nos lampes. Les nouveaux venus se mêlent à la foule, tandis que d'autres, lassés des ébats, se retirent dans l'ombre, quelques instant s'y reposent, puis, fougueux, rentrent en scène.
C'est une sarabande non dépourvue d'attraits que celle de ces horreurs affolées de liesse. Les uns arrivent de loin ; avec gravité, ils émergent de l'ombre ; soudain, d'un élan rapide et doux, pareil à une glissade, ils vont à la foule, dans la lumière. Leur agilité fait songer à des souris trottant menu. On se recherche ; on se fuit précipitamment aussitôt touchés du bout des doigts, comme s'ils s'étaient mutuellement échaudés. D'autres, s'étant un peu roulés avec les camarades, à la hâte détalent, éperdus ; ils se rassurent dans l'ombre et reviennent.
Par moments, vif tumulte : confus amas de pattes qui grouillent, de pinces qui happent, de queues qui se recourbent et choquent, menaçantes ou caressantes, on ne sait au juste. Dans la mêlée, sous une incidence favorable, des paires de points s'allument et brillent comme des escarboucles. On les prendrait pour des yeux lançant des éclairs ; en réalité, ce sont deux facettes qui, polies en réflecteurs, occupent l'avant de la tête. Tous prennent part à la bagarre, les gros et les petits ; on dirait une bataille à mort, un massacre général, et c'est jeu folâtre. Ainsi se pelotent les jeunes chats. Bientôt le groupe se disloque ; chacun déguerpit un peu de partout sans blessure aucune, sans entorse.
Voici les fuyards de nouveau rassemblés devant la lanterne. Ils passent et repassent, ils s'en vont et reviennent, souvent se rencontrent front contre front. Le plus pressé marche sur le dos de l'autre, qui laisse faire sans autre protestation qu'un mouvement de croupe. L'heure n'est pas aux bourrades ; tout au plus, entre rencontrés s'échange une taloche, c'est-à-dire un coup de la crosse caudale. En leur société, ce choc bénin, où la pointe du dard n'intervient pas, est une manière de coup de poing de fréquent usage.
Il y a mieux que des pattes emmêlées et des queues brandies ; il y a parfois des poses d'une haute originalité. Front contre front et les pinces ramenées, deux lutteurs font l'arbre droit, c'est-à-dire qu'appuyés sur l'avant seul, ils redressent tout l'arrière du corps, si bien que la poitrine montre à découvert les huit pochettes blanches de la respiration. Alors les queues tendues en ligne droite et verticalement dressées échangent de mutuelles frictions, glissent l'une sur l'autre, tandis que leurs extrémités font croc et doucement, à multiples reprises, se nouent et se dénouent. Brusquement l'amicale pyramide s'écroule, et chacun détale à la hâte, sans autre cérémonie.
Que se voulaient les deux lutteurs en leur originale posture ? Était-ce prise de corps entre deux rivaux ? Il semble bien que non, tant la rencontre est pacifique. La suite des observations devait m'apprendre que ce sont là des agaceries de fiançailles. Pour déclarer sa flamme, le Scorpion fait l'arbre droit.
Continuer comme je viens de commencer, et présenter en un tableau d'ensemble les mille petites données cueillies au jour le jour, aurait des avantages ; le récit y gagnerait en rapidité, mais alors, privé de détails, très variables d'une séance à l'autre et difficiles à grouper, il y perdrait en intérêt. Rien ne doit être négligé dans l'exposé de moeurs si étranges et encore si peu connues. Au risque de se répéter un peu, il est préférable de suivre l'ordre chronologique et de raconter par fragments, à mesure que l'observation livre des faits nouveaux. De ce désordre, l'ordre se fera, chaque soirée, parmi les remarquables, fournissant un trait qui corrobore et complète les précédents. Je poursuis donc sous forme d'éphéméride.
25 avril 1904. — Holà ! qu'est donc ceci, non encore vu ! ma surveillance, toujours au guet, pour la première fois assiste à l'affaire. Deux Scorpions sont en face l'un de l'autre, les pinces fondues et les doigts saisis. Ce sont d'amicales poignées de main, et non des préludes de bataille, car les deux associés se comportent de la façon la plus pacifique à l'égard l'un de l'autre. Il y a là les deux sexes. L'un est pansu et rembruni, c'est la femelle ; l'autre est relativement fluet et de teinte pâle, c'est le mâle, la queue joliment spiralée, le couple, à pas mesurés, déambule le long du vitrage. Le mâle est en tête et marche à reculons, sans secousses, sans résistance vaincue. La femelle suit obéissante, saisie par le bout des doigts et face à face avec son entraîneur.
La promenade a des haltes qui ne changent rien au mode de liaison ; elle a des reprises, tantôt par ici et tantôt par là, d'un bout à l'autre de l'enceinte. Rien n'indique vers quel but tendent les promeneurs. Ils flânent, ils musent, échangent à coup sûr des oeillades. Ainsi dans mon village, le dimanche, après vêpres, la jeunesse se promène le long des haies, chacun avec sa chacune.
Souvent ils virent de bord. C'est toujours le mâle qui décide de la nouvelle direction à prendre. Sans lâcher prise des mains, il fait gracieusement demi-tour et se range flanc contre flanc avec sa compagne. Alors, un moment, de sa queue couchée à plat, il lui caresse l'échine. L'autre ne bouge, impassible.
Une grosse heure je ne me lasse de ces interminables allées et venues. Une partie de la maisonnée me prête le concours de ses yeux devant l'étrange spectacle que nul au monde n'a encore vu, du moins avec des regards capables d'observer. Malgré l'heure tardive, pénible pour nos habitudes, notre attention se concerte, et rien d'essentiel ne nous échappe.
Enfin, vers les dix heures un dénouement se fait. Le mâle est parvenu sur un tesson dont l'abri paraît lui convenir. Il lâche sa compagne d'une main, d'une seule, et, tenant toujours bon de l'autre, il gratte des pattes, il balaye de la queue. Une grotte s'ouvre. Il y pénètre, et petit à petit, sans violence, il y entraîne la patiente Scorpionne. Bientôt tout a disparu. Un bourrelet de sable ferme la demeure. Le couple est chez lui.
Le troubler serait une maladresse ; j'interviendrais trop tôt, en un moment inopportun, si je voulais voir tout de suite ce qui se passe là-dessous. En préliminaires, les choses vont peut-être durer la majeure partie de la nuit, et les longues veillées commencent à peser à mes quatre-vingts ans. Les jarrets fléchissent, du sable me roule dans les yeux. Allons dormir.
Toute la nuit je rêve Scorpions. Ils courent sous mes couvertures, ils me passent sur le visage, et je n'en suis pas autrement ému, tant je vois en imagination de singulières choses. Le lendemain, dès l'aube, je soulève la pierre. La femelle est seule. Du mâle, nulle trace, ni dans le gîte ni dans le voisinage. Première déception, que devaient suivre tant d'autres.
10 mai. — Il est près de sept heures du soir ; le ciel est voilé avec signes d'une prochaine averse. Sous l'un des tessons de la cage vitrée, un couple se trouve immobile, face à face et se tenant les doigts. Avec précaution, j'enlève le tesson et laisse à découvert les occupants, afin de suivre à l'aise les suites du tête-à-tête. L'obscurité de la nuit arrive, et rien, ce me semble, ne troublera le calme de la demeure privée de son toit. Une bonne averse m'oblige à me retirer. Eux, sous le couvercle de la cage, n'ont pas à se garer de la pluie. Que feront-ils, abandonnés tels quels à leurs affaires, mais n'ayant plus de ciel de lit à leur alcôve ?
Une heure après la pluie cesse, et je reviens à mes Scorpions. Ils sont partis. Ils ont élu domicile sous une tuile voisine. Toujours les doigts saisis, la femelle est dehors et le mâle à l'intérieur, préparant le logis. De dix minutes en dix minutes, la maisonnée se relaye pour ne pas laisser échapper le moment précis de la pariade, qui me semble imminente. Soins inutiles ; vers les huit heures, la nuit étant tout à fait close, le couple, non satisfait des lieux, se remet en pèlerinage, les mains dans les mains, et va chercher ailleurs. Le mâle, à reculons, dirige la marche, choisit à sa guise l'habitation ; la femelle suit, docile ; c'est l'exacte répétition de ce que j'ai vu le 25 avril.
Une tuile est enfin trouvée qui leur agrée. Le mâle pénètre d'abord, mais cette fois sans lâcher un instant sa compagne ni d'une main ni de l'autre. En quelques coups de queue, la chambre nuptiale est préparée. Doucement tirée devers lui la Scorpionne pénètre après son guide.
Une paire d'heures plus tard, je les visite, croyant leur avoir donné le temps d'en finir avec les préparatifs. Je relève le tesson. Ils s'y trouvent dans la même posture, face à face et les mains dans les mains. Pour aujourd'hui, je n'en verrai pas davantage.
Le lendemain, rien de nouveau non plus. L'un devant l'autre, méditatifs, sans qu'une patte remue, compère et commère, pris par le bout des doigts, continuent sous la tuile leur interminable tête-à-tête. Le soir, au coucher du soleil, après vingt-quatre heures de liaison, le couple se disjoint. Lui s'en va de la tuile, elle y reste, et les affaires n'ont pas avancé d'un cran.
De cette séance, deux faits sont à retenir. Après la promenade des accordailles, il faut au couple le mystère et la tranquillité d'un abri. Jamais en plein air, parmi la foule remuante, à la vue de tous, ne se déciderait conclusion nuptiale. La toiture du logis enlevée, soit de jour, soit de nuit, avec toute la discrétion possible, les deux conjoints, qui semblent absorbés en des méditations, se mettent en marche, à la recherche d'un autre local. De plus, la station sous le couvert d'une pierre est de longue durée ; nous venons de la voir se prolonger vingt-quatre heures, et encore sans résultat décisif.
12 mai. — Que nous apprendra la séance de ce soir ? Le temps est calme et chaud, propice aux nocturnes ébats. Un couple s'est formé, dont j'ignore les débuts. Cette fois, le mâle est de beaucoup inférieur pour la taille à sa commère ventrue. Le gringalet néanmoins remplit vaillamment son office. A reculons, comme de règle, et la queue roulée en trompette, il promène la grosse Scorpionne autour des remparts de verre. Après un circuit, un autre encore, tantôt dans le même sens, tantôt en sens contraire.
Des arrêts sont fréquents. Alors les deux fronts se touchent, s'inclinent un peu de droite et de gauche, comme s'il y avait des chuchotements échangés à l'oreille. Les petites pattes d'avant se trémoussent en fébriles caresses. Que se disent-ils ? Comment traduire en paroles leur épithalame silencieux ?
Toute la maisonnée vient voir le curieux attelage, que nôtre présence ne trouble en rien. On le trouve gracieux, et l'expression n'est pas exagérée. Demi-translucides et luisants à la clarté de la lanterne, ils semblent sculptés dans un morceau d'ambre jaune. Les bras tendus, les queues roulées en gentilles volutes, d'un mouvement doux, à pas comptés, ils pérégrinent.
Rien ne les dérange. Si quelque vagabond, prenant le frais du soir, est rencontré en chemin, longeant comme eux la muraille, celui-ci, au courant de ces délicates affaires, se range de côté et laisse le passage libre. Finalement, l'abri d'un tesson reçoit les promeneurs, le mâle le premier et à reculons, cela va de soi. Il est neuf heures.
A l'idylle de la soirée succède, dans la nuit, l'atroce tragédie. Le lendemain matin, la Scorpionne est retrouvée sous le tesson de la veille. Le petit mâle est à ses côtés, mais occis et quelque peu dévoré. Il lui manque la tête, une pince, une paire de pattes. Je mets le cadavre à découvert, sur le seuil du logis. De toute la journée la recluse n'y touche. Au retour de la nuit, elle sort, et, rencontrant le défunt sur son passage, elle l'emporte au loin pour lui faire d'honorables funérailles, c'est-à-dire pour achever de le manger.
Cet acte de cannibale s'accorde avec ce que m'a montré l'an passé la bourgade à l'air libre. De temps à autre je trouvais alors, sous les pierres, une femelle pansue savourant à son aise, en mets rituel, son compagnon de nuit. Je soupçonnais que le mâle, s'il ne se dégage pas à temps une fois sa fonction remplie, est dévoré en totalité ou en partie, suivant l'appétit de la matrone. J'en ai maintenant sous les yeux la preuve certaine. J'ai vu hier le couple entrer en loge après le préliminaire d'usage, la promenade ; et ce matin, sous la même tuile, au moment de ma visite, la mariée consomme son collaborateur.
Il est à croire, que le malheureux est parvenu à ses fins. Nécessaire à la race, on ne le mangerait pas encore. Le couple actuel a été donc prompt en besogne, tandis que j'en vois d'autres ne pas aboutir après des agaceries et des méditations dépassant en durée deux fois le tour du cadran. Des circonstances impossibles à préciser, l'état de l'atmosphère peut-être, la tension électrique, la température, les ardeurs individuelles accélèrent ou retardent la finale de la pariade dans une large mesure ; et c'est là grave difficulté pour l'observateur désireux de saisir l'instant précis où se dévoilerait le rôle encore incertain des peignes.
14 mai. — Ce n'est certes pas la faim qui, tous les soirs met en émoi mes bêtes. La recherche de la nourriture n'est pour rien dans leurs rondes vespérales. A la foule affairée, je viens de servir butin varié, choisi parmi ce qui paraît agréer le mieux. Il y a là de jeunes Criquets, tendres morceaux ; de petits Locustes, mieux en chair que les Acridiens ; des Phalènes, amputées de leurs ailes. En saison plus avancée, j'y adjoins des Libellules, mets apprécié, m'affirme leur équivalent, le Fourmi-Lion adulte, dont j'ai autrefois trouvé les reliefs, les ailes, dans l'antre du Scorpion.
Ce luxe de gibier leur est indifférent ; nul n'y accorde attention. Dans la mêlée, les Criquets sautillent, les Papillons battent le sol de leurs moignons alaires, les Libellules frissonnent, les passants n'y prennent garde. On les piétine, on les culbute, on les écarte d'un coup de queue ; bref, on n'en veut pas, absolument pas. Il s'agit d'autres affaires.
Presque tous longent la muraille de verre. Des obstinés essayent l'escalade ; ils se hissent sur la queue, glissent, retombent, recommencent ailleurs. De leurs poings tendus, ils choquent le vitrage ; coûte que coûte, ils veulent s'en aller. Le parc est vaste cependant, il y a place pour tous ; les allées s'y prêtent à de longues promenades. N'importe, ils veulent vagabonder au loin. S'ils étaient libres, ils se disperseraient dans toutes les directions. L'an passé, à pareille époque, les colons de l'enclos ont quitté la bourgade, et je ne les ai plus revus.
La pariade, au printemps, leur impose des voyages. Jusqu'ici farouches solitaires, ils abandonnent maintenant leurs cellules, ils accomplissent le pèlerinage des amours ; insoucieux du manger, ils vont en quête de leurs pareils. Parmi les pierres de leur territoire, il doit y avoir des lieux d'élection où se font les rencontres, où se tiennent les assemblées. Si je ne craignais de me casser les jambes, de nuit, parmi les encombrements rocheux de leurs collines, j'aimerais assister à leurs fêtes matrimoniales, dans les délices de la liberté. Que font-ils là-haut, sur leurs pentes pelées ? Rien autre apparemment que dans l'enceinte vitrée. Le choix fait d'une épousée, ils la promènent longtemps à travers les touffes de lavande et les mains dans les mains. S'ils n'y jouissent pas des attraits de mon lumignon, ils ont pour eux la lune, l'incomparable lanterne.
20 mai. — Voir les débuts de l'invitation à la promenade n'est pas un événement sur lequel on puisse compter chaque soir. De dessous leurs pierres, divers sortent déjà liés par couples. En pareil assemblage de doigts saisis, ils y ont passé la journée entière, immobiles, l'un devant l'autre, méditant. La nuit venue, sans se séparer un instant, ils reprennent, autour du vitrage, la promenade commencée la veille, peut-être même avant. On ne sait ni quand ni comment s'est effectuée la jonction. D'autres à l'improviste se rencontrent en des passages reculés, d'inspection difficultueuse. Lorsque je les aperçois, il est trop tard, l'équipage chemine.
Aujourd'hui, la chance me sourit. Sous mes yeux, en pleine clarté de la lanterne, se fait la liaison. Un mâle, tout guilleret, tout pétulant, dans sa course précipitée à travers la foule, se trouve soudain face à face avec une passante qui lui convient. Celle-ci ne dit pas non, et les choses vont vite.
Les fronts se touchent, les pinces besognent ; en larges mouvements, les queues se balancent ; elles se dressent verticales, s'accrochent par le bout et doucement se caressent en lentes frictions. Les deux bêtes font l'arbre droit, de la façon déjà décrite. Bientôt le système s'affaisse ; les doigts se trouvent saisis, et sans plus le couple se met en marche. La pose en pyramide est donc bien le prélude de l'attelage. Cette pose n'est pas rare, il est vrai, entre individus de même sexe se rencontrant, mais elle est moins correcte et surtout moins cérémonieuse. Ce sont alors des gestes d'impatience, et non des agaceries amicales ; les queues se choquent au lieu de se caresser.
Suivons un peu le mâle, qui se hâte à reculons et s'en va tout fier de sa conquête. D'autres femelles sont rencontrées, qui font galerie et regardent curieuses, jalouses peut-être. L'une d'elles se jette sur l'entraînée, l'enlace des pattes et fait effort pour arrêter l'équipage. Contre pareille résistance, le mâle s'exténue ; en vain il secoue, en vain il tire, ça ne marche plus. Non désolé de l'accident, il abandonne la partie. Une voisine est là, tout près. Brusque en pourparlers et sans autre déclaration cette fois, il lui prend les mains et la convie à la promenade. Elle proteste, se dégage, et fuit.
Du groupe des curieuses, une seconde est sollicitée, avec le même sans-façon. Elle accepte, mais rien ne dit qu'en route elle n'échappera pas à son séducteur. Qu'importe au freluquet ! Une manquant, bien d'autres restent. Et que lui faut-il, en somme ? La première venue.
Cette première venue, il l'a trouvée, car le voici qui mène sa conquête, il passe dans la zone éclairée. De toutes ses forces, il tire à lui par secousses si l'autre refuse d'avancer ; il agit en douceur s'il obtient docile obéissance. Des pauses sont fréquentes, parfois assez prolongées.
Alors le mâle se livre à de curieux exercices. Ramenant à lui les pinces, disons mieux, les bras, puis de nouveau les tendant en ligne droite, il contraint la femelle à semblable jeu alternatif. Ils forment à eux d'eux un système de tringles articulées ouvrant et, fermant tour à tour leur quadrilatère. Après ce manège d'assouplissement, la mécanique se contracte, immobile.
Maintenant les fronts sont en contact ; les deux bouches s'appliquent l'une sur l'autre avec de tendres effusions. Pour exprimer ces caresses viennent à l'esprit les termes de baisers et d'embrassements. On n'ose s'en servir ; manquent ici la tête, la face, les lèvres, les joues. Tronqué comme d'un coup de sécateur, l'animal n'a pas même de mufle. Où nous chercherions un visage font paroi de hideuses ganaches.
Et c'est le superlatif du beau pour le Scorpion ! De ses pattes antérieures, plus délicates, plus agiles que les autres, doucement il tapote l'horrible masque, à ses yeux exquise frimousse ; voluptueusement il mordille, il chatouille de ses ganaches la bouche opposée, de hideur pareille. C'est superbe de tendresse et de naïveté. La Colombe a, dit-on, inventé le baiser. Je lui connais un précurseur : c'est le Scorpion.
Dulcinée se laisse faire, toute passive, non sans un secret désir de s'esquiver. Mais comment s'y prendre ? C'est très simple. De sa queue la Scorpionne fait trique et en assène un coup sur les poignets du trop chaleureux compagnon, qui à l'instant lâche prise. C'est la rupture. Demain la bouderie cessera et les affaires se reprendront.
25 mai. — Ce coup de trique nous enseigne que la docile compagne annoncée par les premières observations a ses caprices, ses refus obstinés, ses brusques divorces. Donnons-en un exemple.
De belle prestance l'un et l'autre, ce soir elle et lui sont en cours de promenade. Une tuile est trouvée, qui paraît convenir. Lâchant d'une pince, d'une seule, pour avoir quelque liberté d'action, le mâle travaille des pattes et de la queue à déblayer l'entrée. Il pénètre. Par degrés, à mesure que la demeure s'excave, la femelle suit, bénévole, dirait-on.
Bientôt, le logis et l'heure ne lui convenant peut-être pas, elle reparaît et sort à demi, à reculons. Elle lutte contre son entraîneur, qui, de son côté, tire devers lui sans se montrer encore. La contestation est vive, l'un s'escrimant à l'intérieur de la cabine et l'autre à l'extérieur. Tour à tour on avance, on recule, et le succès est balancé. Enfin, d'un brusque effort, la Scorpionne extrait son compagnon.
L'équipage, non rompu, est à découvert ; la promenade reprend. Pendant une grosse heure, le long du vitrage, ils virent d'un côté, ils revirent de l'autre, puis reviennent à la tuile de tantôt, exactement la même. La voie étant déjà ouverte, le mâle sans retard pénètre et tire éperdument. Au dehors, la Scorpionne résiste. Raidissant les pattes qui labourent le sol, et arc-boutant la queue contre le cintre de la tuile, elle ne veut pas entrer. Cette résistance n'est pas pour me déplaire. Que serait la pariade sans le décor des préludes ?
Sous la pierre cependant le ravisseur insiste et manoeuvre si bien que la rebelle obéit. Elle entre. Dix heures viennent de sonner. Dussé-je veiller le reste de la nuit, j'attendrai le dénouement ; je retournerai le tesson au moment opportun pour voir un peu ce qui se passe là-dessous. Les bonnes, occasions sont rares ; profitons de celle-ci. Que verrai-je ?
Rien du tout. Au bout d'une demi-heure à peine, la récalcitrante se libère, émerge de l'abri et s'enfuit. L'autre accourt à l'instant du fond de la cabine, s'arrête sur le seuil et regarde. La belle lui a échappé. Tout penaud, il rentre chez lui. Il est volé. Je le suis pareillement.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 21.